Bernard-Louis Beaulieu, prêtre de la Société des missions étrangères, mort pour la foi en Corée le 8 mars 1866 : vie et correspondances (2e édition, revue et augmentée) / par l'abbé P.-G. Deydou,... (2024)

Rappel de votre demande:

Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 690 sur 690

Nombre de pages: 690

Notice complète:

Titre : Bernard-Louis Beaulieu, prêtre de la Société des missions étrangères, mort pour la foi en Corée le 8 mars 1866 : vie et correspondances (2e édition, revue et augmentée) / par l'abbé P.-G. Deydou,...

Auteur : Deydou, Pierre Gabriel (1837-1909). Auteur du texte

Éditeur : Féret (Bordeaux)

Date d'édition : 1894

Sujet : Beaulieu, Louis (1840-1866)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb303392080

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (XIII-646 p.) : portr. ; in-18

Format : Nombre total de vues : 690

Description : Collection numérique : Fonds régional : Aquitaine

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6350216v

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-23908 (BIS)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/11/2012

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.

BERNARD-LOUIS BEAULIEU Prêtre de la "ocièté des Missions Étrangères )RT POUR LA FOI

En Corée, le 8 Mars 1866

VJE ET CORRESPONDANCES

DEUXIÈME EDITION, revue et augmentée 1' A U

L'abbé P.-G. DEYDOU. curé de Saint Nicolas de Graves CHANOINE HONORAIRE DE BORDEAUX ET D'AGEN

« -Vos 4ulti llraple, Christu,,,. »

(1- Cor. IV. 10J ( Aimons Dieu "OJllIILe >1 s fou*:. »

(LeUrede BEAULIEti.)

Prix : 4 fr. 50

EN VENTE A BORDEAUX

Citez M.VT. KEHET, LdÍ[PlIr", 'uW'5 r- L- l'Intendance. 15.

A I'OEI VRK DY.S Hoss LIVKES Rue C mihoc, 11.

1S94

BERNARD-LOUIS BEAULIEU Prêtre de la Société des Missions Étrangères

MORT POUR LA FOI

En Corée, le's Mars 1866.

VIE ET CORRESPONDANCES

BERNARD-LOUIS BEAULIEU

Prêtre de la Société des Missions Étrangères

MORT POUR LA FOI

Y ;; n Corée, le 8 Mars 1866 i1 VJJ^ ET CORRESPONDANCES

DEUXIÈME ÉDITION, revue et augmentée PAR

L'abbé P.-G. DEYDOU, curé de Saint-Nicolas de Graves CHANOINE HONORAIRE DE BORDEAUX ET D'AGEN

« Nos stulti propter Christum. »

(1* Cor. IV. 10.) « Aimons Dieu comme des fous. »

(Lettre de BEAUI.IEU )

Prix : 4 fr. 50

EN VENTE A BORDEAUX

Chez MM. FERET, Éditeurs Cours de l'Intendance, 15.

A I'QEUVRE DES BONS LIVRES Rue Canihae, 11.

1.884

(ê)

PRÉFACE

La Vie de Louis Beaulieu, publiée peu après les fêtes qui célébrèrent sa glorieuse mort, est depuis longtemps épuisée, et les générations nouvelles ne connaissent guère de ce jeune héros que son nom et le fait de son martyre.

D'autre part, plusieurs des personnages avec qui notre vénéré compatriote fut en rapport, ou bien ont quitté ce monde, ou bien ne tiennent plus au secret sur des relations dont le souvenir leur est cher, et certaines délicatesses qui imposaient au narrateur, il y a vingt-cinq ans, tantôt de simples allusions, faciles à saisir, tantôt même des réticences, n'ont plus leur raison d'être.

Une seconde édition de cette biographie pouvait et devait donc être à la fois plus explicite et plus complète.

De là ce travail, pour lequel on a largement puisé dans une correspondance, qui mériterait d'être tout entière imprimée, si, très souvent, une même lettre n'était reproduite dans trois ou quatre, adressées à divers amis.

Puisse Dieu avoir pour agréable cet humble livre, destiné à préserver de l'oubli une précieuse mémoire !

Merci, une fois de plus, à ceux qui jadis nous aidèrent de leurs communications plus ou moins confidentielles (*). Merci aux proches du martyr, qui nous ont ouvert tout grand leur trésor de reliques.

Merci aux copistes d'autrefois, qui transcrivirent pour notre usage les documents mis à notre disposition par MM. les Directeurs et les Membres de la Société des Missions Étrangères, correspondants préférés de l'aspirant et du prêtre. Ces scribes, à la plume alerte (**), sont devenus eux-mêmes des apôtres zélés. L'un, M. Henri Joiret, de Langon, qui, à Paris, occupa, trois ans, la cellule de Beaulieu, a usé sa santé dans les missions

(*) M. Rousseille, des Missions Étrangères, et M. Faure, aujourd'hui curé de Pauillac, nous adressèrent chacun un précieux mémoire, dont nous avons fait grand usage.

(**) Ps. XLIV, 2.

de l'Hindoustan. Il en utilise les restes à la procure de Marseille. L'autre, M. Louis Déjean, de La Bastide, travaille fructueusement au Thibet; il y reçut naguère la visite d'un touriste princier, Mgr Henri d'Orléans.

Quant aux Pontifes augustes, qui ont daigné nous écrire, au sujet de cette publication, ils peuvent compter sur la gratitude de notre héros. La nôtre, hélas! est peu de chose, pour payer un suffrage, qui vient de si haut, et qui s'exprime avec une si gracieuse cordialité.

Inutile d'ajouter qu'en employant les expressions : saint, martyr, miracle, etc., nous n'avons nullement la pensée de prévenir le jugement de la sainte Eglise romaine, dont nous sommes et voulons rester toujours le fils très humblement et très respectueusement dévoué et soumis.

P.-G. DEYDOU, Prêtre.

Bordeaux, Saiul-.Yicoias df Graves, 29 Jui,t 1894.

Lettre de SON ÉMINENCE LE CARDINAL LECOT, Archevêque de Bordeaux, à l'auteur de la Vie de L.!Beaulieu.

Bordeaux, le 18 juin 1894.

, CHER MONSIEUR LE CURÉ,

C'est avec le plus vif plaisir que j'ai lu votre VIE DE L'ABBE BEAULIEU.

J'y ai trouvé, avec les qualités particulières qui font aimer, dans toutes vos œuvres, l'écrivain pur, distingué, sobre et abondant tout à la fois, l'immense intérêt qui s'attache aux détails de la vie et de la mort d'un martyr, enfant de ce pays.

Vous avez voulu ne rien négliger de ce qui peut servir à faire connaître à fond l'âme du généreux missionnaire, votre compatriote et votre ami.

Vous avez reproduit, sans aridité et sans longueurs, tous les traits qui composent cette physionomie si douce, si pieuse, si sympathique; vous nous avez montré ce caractère énergique, se faisant jour, à travers toutes les qualités aimables, et préparant, par des degrés successifs, dans la marche

régulière d'une vocation toujours acceptée et toujours suivie, la mort courageuse, qui fit de BEAULIEU un des très glorieux témoins de la foi catholique.

Je vous sais bon gré, cher Monsieur le Curé, d'avoir profité de toutes les occasions qui s'offraient à vous, dans cette Biographie, si riche en détails édifiants, pour nous fai re connaître les hommes et les choses du temps, le Séminaire, ses professeurs justement estimés, les camarades eux-mêmes, qui devaient devenir plus tard la vie et la gloire de ce diocèse, les pays parcourus par le jeune étudiant d'abord, puis par le missionnaire et par le martyr.

J'ose espérer avec vous, cher Monsieur le Curé, que le dernier chapitre reste incomplet, et qu'il nous sera permis, un jour, de nous occuper du voyage que feront les reliques du généreux confesseur de la foi, pour nous revenir, comme le legs sacré fait par son cœur à son pays natal.

En attendant cet heureux triomphe, je fais des vœux ardents, cher Monsieur le Curé, pour que votre Biographie de l'illustre martyr soit dans toutes les mains et porte partout l'édification que peut produire une telle vie, si pieusement retracée par vos mains d'admirateur et d'ami.

Croyez, cher Monsieur le Curé, à mes sentiments de vive affection.

F VICTOR-LUCIEN, CARD. LECOT, Arch. de Bordeaux.

ÉVÊCHÉ TfAGEN

TOURNON-D'AGENAIS, en visite pastorale.

Dimanche 4 mars 1894, jour.de la pose de la première pierre des agrandissements de votre église de Saint-Nicolas.

« MON CHER CHANOINE,

» J'attendais avec impatience la publication de votre Vie de Louis Beaulieu, seconde édition, revue et augmentée.

» Augmentée, elle l'est de beaucoup, et je vous félicite d'avoir su largement puiser dans cette correspondance du Martyr, où se montre à découvert sa belle âme.

» Les amabilités de son enfance s'étaient progressivement transformées en vertus généreuses, sans rien perdre de leur charme natif, par cet épanouissement presque soudain.

» Je retrouve mon cher petit compagnon de jeux et d'études, tel qu'il était, à ce beau soir de M. Lacombe, notre matin printanier, à nous, derniers nés d'une paternité si féconde.

» Je retrouve mon très édifiant condisciple du Grand Séminaire, dissimulant par l'agrément habituel de son commerce et sous la constante sérénité

de son charmant visage, les peines d'un cœir éprouvé cruellement, et les efforts d'une volonté qui se trempait dans des luttes presque ignorées.

» Le reste est plus beau, sans doute, mais peutêtre moins instructif, pour la jeunesse clérieale surtout, qui a besoin de savoir comment .on arrive à se vaincre.

» Ce reste, c'est l'apostolat, c'est le témoignage par le labeur, la sueur, l'effusion du sang; c'est le couronnement, prématuré, à l'œil de l'homme, qui voit peu ; mais le couronnement survenant à son heure, de par une Providence qui connaît la somme des mérites acquis et seule juge si la carrière a été complètement parcourue. -

» En vous lisant, cher ami, je refaisais, à loisir, le rapprochement que vous indiquiez, il y a quelques années, dans ma chaire de Saint-Caprais, entre l'Étienne des jours anciens et cet Étienne des temps nouveaux; du dernier, comme du premier, on peut dire, avec toutes les atténuations et aussi avec toutes les plénitudes de sens que vous donnâtes à ce texte : » Plenus gratiâ et fortitudine Ç).

» Merci donc et bénédiction.

» Votre livre fera du bien à la génération présente. Il constitue, pour l'avenir, un document

(*) Plein de grâce et de force (Act. ap. vi 8.) Saint Étienne est le patron du diocèse d'Agen. L'auteur en a prêché le Panégyrique, en 1889.

qui fera le fond de toutes les biographies futures, à commencer par celle que Rome élabore, lorsqu'elle entame un procès de béatification.

» Vous jugez si mon suffrage est acquis aux démarches que tentera bientôt la Société des Missions Etrangères, pour l'introduction de la cause des martyrs de Corée, à la suite de celle des martyrs de Chine, de Cochinchine et du Tonkin!

» A vous en N. S.

» t CHARLES, évêque dAgen. »,

VIE

DE

BERNARD-LOUIS BEAULIEU Prêtre de la Société des Missions Étrangères MORT POUR LA FOI En Corée, le 8 Mars 1866

CHAPITRE PREMIER LANGON. - PREMIÈRE ENFANCE. - ENTREE

AU PETIT SÉMINAIRE.

(1840-1849)

Sur la rive gauche de la Garonne, à douze lieues environ au dessus de Bordeaux, est une petite ville de 4,700 âmes, appelée Langon.

C'est, depuis le commencement de ce siècle, un chef-lieu de canton civil et de doyenné ecclésiastique, comprenant : l'un, treize communes, l'autre douze paroisses, plus une annexe et une chapelle de secours (1) (*).

Au temps d'Ausone et de saint Paulin, il y avait là déjà un groupe de population et un port fréquenté, A lingonis portus, presque en

(j Les notes de ce chapitre, et généralement toutes celles dont le caractère est tant soit peu étranger au sujet propre de cet ouvrage, seront renvoyées à la fin du volumci avec les pièces justificatives. -

face du lieu appelé alors Ligena, où devait mourir saint Macaire, l'envoyé de saint Martin de Tours (2).

Quand une première douleur, la mort d'un fils, vint achever la conversion du grand seigneur gallo-romain, conversion préparée sans doute par les exhortations de son épouse, l'Espagnole Thérasie, et par les entretiens de l'évêque de Burdigala, saint Delphin, ordre fut donné par lui à ses intendants d'affranchir les esclaves disséminés dans ses nombreux domaines. Ces domaines, par leur étendue, formaient de véritables royaumes, selon l'expression du vieux poète bazadais, qui en pleurait amèrement le morcellement et la vente (3). L'église d'Alingone fut fondée alors, vraisemblablement, au bord du fleuve, à portée du lieu d'embarquement du maître et des serviteurs, sur l'emplacement peut-être d'une villa rivale de celles de Pauliacum et d'Hebromagus (4). Agrandi ensuite, sinon reconstruit en entier par les soins de Delphin, le nouveau temple fut mis sous le vocable des saints martyrs Gervais et Protais, dont saint Ambroise venait de retrouver miraculeusement les corps à Milan. De sa retraite de

Campanie, Paulin suivait avec un vif intérêt le détail de ces travaux de restauration ou de reconstruction. Le Pontife qui lui avait conféré le baptême le tenait au courant des progrès du jeune édifice, des colères que soulevait l'œuvre entreprise, et lui annonçait qu'enfin il en avait célébré ou en allait célébrer la dédicace solennelle. Cet événement s'accomplit en l'an 400.

Amand, le prêtre fidèle qui devait bientôt succéder à Delphin, dut assister celui-ci dans cette cérémonie. Il y a là pour Langon plus qu'une date mémorable, c'est le souvenir d'une glorieuse origine et la certitude de patronages puissants (5).

Au moyen âge, Langon appartint à la célèbre maison de Foix-Grailly qui bâtit, au sein des forêts de la rive opposée, le sanctuaire de Verdelais (6). Un membre de cette famille, Jean de Foix, archevêque de Bordeaux, beaufrère de Ladislas VI, roi de Hongrie, fut enseveli à Langon, dans l'église d'un monastère de Carmes, dû probablement à la munificence de ses ancêtres (7).

Langon possédait encore un prieuré bénédictin, dépendant de l'abbaye de la Grande Sauve, avec un hospice pour les pèlerins de

Saint-Jacques, et une église, dédiée à la Vierge, sous le titre de Notre-Darne du Bourg (8).

Les Capucins, à la demande de Mgr Listolphi Maroni, évêque de Bazas, s'y établirent dans la banlieue, en 1635 (9).

Enfin les Ursulines y furent appelées, en 1678, pour donner l'instruction aux jeunes filles (10).

L'heureuse situation de Langon, sur le bord du fleuve et de tous les grands chemins du Midi, au bas des collines du Bazadais, presque au seuil des Landes, à proximité des vignoblesde Sauternes et autres crus renommés, faisait de l'antique Alingo, avant l'établissement des voies ferrées, un centre commercial très animé, d'où s'expédiaient les vins et les bois du voisinage, et un lieu de passage obligé pour la plupart des voyageurs qui, de Paris à Bordeaux, se rendaient ou en Espagne ou aux Pyrénées.

Ce contact et ces rapports habituels avec les étrangers n'a pas peu contribué, sans doute, à donner aux Langonnais cette vivacité de caractère et d'allures, que tout le monde remarque en eux et qui s'allie d'ordinaire avec une intelligence pénétrante, une imagination vive et une grande générosité de cœur. Ajoutons, pour être juste, quelques ombres à ce

portrait. Oui, là comme ailleurs, au souffle des vents du siècle, la vivacité dégénère en pétulance et dissipation excessive; l'absence de tête dirigeante a pour résultat, chez l'ensemble, l'indiscipline de jugement et de volonté, plus, le manque de suite dans les projets et les décisions; l'esprit naturel, qui ne dédaigne pas d'agrémenter ses explosions et ses répliques d'une pointe' de gasconnisme, langage et sel, s'évapore en saillies frivoles ; le cœur généreux devient prodigue de lui-même et se dépense mal à propos.

Sous l'ancien régime, grâce aux chrétiennes influences d'un clergé séculier édifiant et des représentants des divers ordres monastiques énumérés plus haut, Langon avait donné au diocèse deBazas, dont il faisait partie, plusieurs prêtres distingués (11). Lorsqu'éclatal'orage de la Révolution, tous ceux qui vivaient, sauf un seul, furent fidèles au devoir. Le plus élevé en dignité, Joseph Lafon, chanoine et archidiacre de Mgr Grégoire de Saint-Sauveur, après avoir été curé de sa ville natale, mourut à l'hôpital de Blaye, au moment d'être transporté à la Guyane. Son successeur, Saint-Blancard, natif, lui, de Saint-Pierre de Mons, réfractaire

aux innovations canoniques de la Constituante, fut interné dans son domaine rural, où il mourut, en 1800.

Deux autres, Lafargue et Couture, purent demeurer, sans être inquiétés, le premier, dans sa maison de campagne, voisine de celle de Saint-Blancard, le second, en ville, sous le toit de ses proches. Ils reprirent leur ministère, dans leurs anciennes paroisses, Saint-Pardon et Léogeats, dès que la tourmente fut passée.

Un seul, avons-nous dit, n'imita pas les nobles exemples de ses confrères. Jean Labarrière, vicaire de Saint-Blancard, prêta le serment civique, refusé par celui-ci, et exerça les fonctions de curé constitutionnel. Il est mort, en 1848, dans sa propriété de la Carrelasse, réconcilié avec l'Église.

M. Molinié, envoyé en 1801, par Mgr d'Aviau, pour rétablir le culte, affronta les premières difficultés, qui ne furent pas petites, et prépara le terrain à M. La Roche. Celui-ci, pendant trente ans, suffit à la tâche, administrant, à peu près seul, Langon et Toulenne, suscitant les vocations pour le sacerdoce et pour le cloître, ranimant et entretenant le feu sacré, par sa haute piété, ses prédications apostoli-

ques, la résurrection des confréries du passé, savoir, celles du Très Saint Sacrement, du Mont-Carmel, et de Sainte Catherine, patronne des mariniers.

On constata bientôt que la sève sacerdotale n'était pas tarie, dans cette terre jadis féconde, et, en effet, depuis le Concordat, Langon a fourni au sanctuaire quarante prêtres, dont plus delà moitié vivent et travaillent à l'œuvre de Dieu (12).

Le vingt-deuxième inscrit dans les rôles de cette modeste phalange en est aujourd'hui le plus illustre. Le ciel l'a reçu dans la gloire, la terre a fêté sa mort. Son nom est gravé, en carac- tères de sang, au livre d'or de la noblesse chrétienne. Il s'appelait Bernard-Louis Beaulieu.

Faisons d'abord connaissance avec ses parents.

Nous trouvons, d'un côté, les Beaulieu, représentés, à l'heure où ce récit commence, par l'aïeul, boulanger honnête, un fils et deux filles (*) ; de l'autre, les Payotte, famille pyrénéenne, transplantée depuis peu sur le sol langonnais.

(*) L'une avait épousé un boulanger nommé Faurey l'autre, un horloger, Mathieu Blaize,

Le transport des marchandises, entre Langon, Mont-de-Marsan et Bayonne, s'effectuant alors par le roulage, celui des personnes par les diligences et les calèches louées, les rapports étaient fréquents entre le point de départ et les localités où l'on relayait. Ainsi s'expliquent certaines migrations, certaines alliances contractées, à cette époque, dans la catégorie des loueurs de voitures, maîtres de postes, et postillons.

Le 10 février 1839, Louis, fils de Bernard Béaulieu, avait épousé Marie-Désirée Payotte, dont le père était natif de Garlin, près de Pau (13).

C'était, au dire de tous ceux qui les ont connus, un couple parfaitement assorti : de part et d'autre, toutes les grâces de la jeunesse. « A eux deux ils font juste quarante et un ans », dit, le jour de la cérémonie nuptiale, la mère de l'un des époux, au vénérable curé La Roche, au moment où il présentait la plume aux témoins pour signer au registre. Joignez à tous les agréments de la physionomie un ensemble de qualités qui les rendaient éminemment aimables. Ils habitaient une maison ayant façade sur la

rue du Port, aujourd'hui rue de YRôiel-deVille, et sur la rue Ronde, avec remises, écuries, magasins et greniers vis-à-vis, dans cette dernière, et faisaient avec assez de bonheur un petit commerce de grains, fourrages et autres fournitures pour les voituriers et rouliers.

Le 18 mai 1840, en la fête de l'Ascension, Louis Beaulieu mourait presque subitement.

Quatre mois après, au milieu des larmes et des regrets du veuvage, sa jeune femme mettait au monde un frêle enfant, que baptisa le même jour l'abbé Dausset, vicaire.

C'était le 8 octobre, fête de sainte Brigitte, veuve.

- Le nouveau-né eut pour parrain son grandpère paternel, et, pour marraine, sa grandmère maternelle, Anne Mansencaut. Il reçut ¡ les noms de Bernard-Louis (14).

l Jusqu'à l'âge de cinq ans, il porta les livrées de la Très Sainte Vierge, et les blanches cou- leurs de l'orphelin contrastaient d'une manière touchante avec les vêtements noirs de la veuve.

Plus d'une fois, en son bas âge, il fut porté par sa mère aux pieds de la miraculeuse image de Notre-Dame de Verdelais, car Désirée était pieuse, d'une piété bien entendue, pénitente

assidue de son pasteur, et la force dont elle avait besoin pour agir et souffrir, elle la demandait aux pensées et aux pratiques de la foi.

Pourtant, après trois années de deuil, elle se crut insuffisante à la tâche qui lui allait incomber, à l'œuvre qu'il lui fallait entreprendre. Ses parents à elle étaient morts. Continuer son négoce et élever son fils lui parurent deux choses incompatibles. Elle était obligée de s'absenter au moins trois jours de la semaine, pour aller faire ses achats et ses placements aux marchés de villes assez éloignées : Bazas, Grignols, Villandraut. Pendant tout ce temps, que deviendrait l'enfant, qu'on ne pouvait encore envoyer en classe, ni laisser plus longtemps en nourrice ? Elle se décida donc à contracter un nouveau mariage, et épousa un huissier nommé Désir Dufour, veuf lui-même et habitant une maison située en face de celle desPayotte. Dufour étaitpère d'une fille, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère. Comme le fils de Désirée, Alice, c'était le nom de cette enfant, était vouée au blanc; et beaucoup, dès lors, les fiancèrent en esprit. Les grandsparents de cette dernière, les époux Labat, ne consentaient point à s'en séparer, ce qui

n'empêcha pas Alice d'appeler Louis, son frère, et Louis d'appeler Alice, sa sœur.

A l'âge de six ans, Louis fut conduit à l'école la plus voisine. C'était l'école communale. Il y entrait,- bien entendu, dans la catégorie des payants. L'instituteur, M. Firmin Champetié, homme des plus respectables, n'enseignait que le nécessaire, en fait de grammaire, histoire, géographie, arithmétique, mais on sortait de chez lui vraiment formé à l'orthographe et au calcul. De plus, on vivait alors sous le régime inauguré par M. Guizot, c'est dire que la prière était faite religieusement avant et après le travail. Le samedi soir, celle de la fin était précédée de la lecture à haute voix de l'Evangile du lendemain et suivie du cantique : Je vous salue, auguste et sainte Reine, Dont la beauté ravit les immortels.

Le Maître conduisait les élèves à la messe et aux vêpres, les dimanches et jours fériés, et les y surveillait scrupuleusement, tout en suivant les saints offices dans son gros Paroissien romain. Les livres de lecture couranté étaient, pour les commençants, le

Catéchisme historique, de Fleury, au style si coulant, si limpide; pour les plus avancés, la Bible de Royaumont, dont chaque chapitre, expliquant une figure placée au dessus du titre, se termine par une brève leçon morale.

Les garçons des diverses écoles (elles étaient au nombre de trois) se rencontraient au catéchisme et fusionnaient à la sacristie. Chacune, èn effet, fournissait son contingent d'enfants de chœur, et, en 1847, Louis le devint. On célébrait alors le culte, à cause de la reconstruction partielle de l'église, dans la chapelle très exiguë des Ursulines, et les jeunes cérémoniaires manœuvraient, bien en évidence, sous la direction d'un zélé vicaire, l'abbé Bernard (*). Louis Beaulieu, très sémillant et très sage, était un de ses préférés. Au reste, sa gentillesse, son air maladif, les douloureuses circonstances qui avaient entouré son entrée en la vie, le sentiment d'irrésistible sympathie que faisait naître le seul aspect de sa mère, si vaillante et si douce, attirait partout l'attention et les regards sur celui qu'on appelait le petit Louis.

(*) Mort en 1886, après avoir été, vingt ans, curé de Vire] ad e: seize ans, curé de Barsac.

Les premières années de l'existence sont presque toujours décisives pour l'avenir, et les impressions qu'on y reçoit ne s'effacent guère.

Pour notre ami, ces impressions furent bonnes. Tout était chrétien autour de lui, ou du moins, pour le moment, suffisamment probe et honnête. La main d'une mère est ordinairement un peu molle, quand il s'agit de diriger une éducation ; mais cette main est encore assez ferme, si l'enfant est naturellement docile et la mère solidement pieuse et de bon sens.

C'était le cas, et voilà pourquoi, malgré quelques gâteries innocentes, Louis, enfant chéri et choyé, ne fut pas un enfant gâté. Ses petits caprices étaient presque raisonnables, ses espiègleries n'accusaient pas un mauvais fonds.

Un jour (il avait alors neuf ans), le vicaire de la paroisse, M. Bernard, faisait le catéchisme dans une chapelle latérale de l'église, le dos tourné à l'autel. Louis, poussé par le malin, et qui probablement avait suivi jusqu'au jardin du presbytère quelque camarade plus âgé, s'introduit furtivement dans le sanctuaire principal et paraît tout à coup à la balustrade.

Là, n'étant pas vu du catéchiste, il se met à gambader et à provoquer par des grimaces les

rires d'une engeance facile à distraire. Le prêtre, s'apercevant de la dissipation, n'a qu'à suivre la direction des regards pour en surprendre la cause, et, appelant le jeune espiègle, il le fait asseoir à ses pieds, où l'enfant se tient fort tranquille.

Nous ne devons pas omettre, dans l'indication des divers agents qui ont influé sur cette nature, le voisinage et la fréquentation d'un cousin des Payotte, l'abbé Grilhon, intelligence d'élite et cœur d'or, « fleur du parterre » langonnais, flos agri lengonensis », disait son épitaphe, sur le tableau commémoratif des clercs ensevelis dans le cimetière du Grand Séminaire, à la maison de campagne de cet établissement. Car cet excellent jeune homme mourut sous-diacre, le 1er août 1849, à l'âge de vingt-deux ans. Pendant les vacances, avant d'aller demeurer à Bordeaux, où il fut pris de la maladie qui l'emporta, Némorin recevait la visite de quelques-uns de ses condisciples, et le gentil cousin leur était présenté.

Parmi ces visiteurs, nous mentionnerons Louis Faurie, plus tard évêque in partibus d'Apollonie, si cher à sa génération, et dont le zèle a reproduit, dans son vicariat apostolique du

ltouey-Tcheou, les prodiges de conversion de saint François-Xavier (*). Notre Louis, on le verra, se souvint de la rencontre dans une circonstance solennelle.

Enfin, pour terminer cette énumération d'éducateurs indirects et inconscients, nommons un neveu de Dufour, Théophile Dondeau, qui poursuivait ses études classiques au Petit Séminaire, en compagnie de Paul Champetié, Henri Gervais, Achille Termos, Paulin Castaing.

A chaque automne, cette aimable pléiade menait joyeuse et édifiante vie. On se réunissait, soir et matin, au jardin curial, situé au chevet de l'église, secus decursus aquarum(**), et c'était là que se décidaient les courses du jour ou du lendemain. Le successeur du vénéré M. Jean La Roche, Emmanuel Antoran, noble victime des agitations de la péninsule espagnole, sous des dehors un peu austères, que des douleurs aiguës accentuaient parfois jusqu'à la rudesse, cachait une

(*) Mort en 1871, au retour du Concile du Vatican. Voir son Histoire, par l'abbé Castaing, un vol. in-8°, 1884, V. Lecoffre, Paris.

(**) Au bord des eaux courantes (Ps. 1. 3.)

âme affectueuse. Il avait fait l'accueil le plus compatissant, puis procuré le poste d'aumônier de l'hospice civil à une autre épave d'un naufrage semblable à celui dont lui-même avait été victime, le Franciscain don Gregorio Martinez délia Harduya. M. Grégoire, c'est sous ce nom qu'il fut connu, d'humeur plus accommodante que son protecteur, et nullement valétudinaire, tout en restant excellent Espagnol, s'était fait Gascon jusqu'aux jovialités du patois local. Sécularisé désormais, il fraternisait largement avec la jeunesse cléricale, qui lui prêtait un concours empressé pour l'exécution des chœurs de musique, car on lui avait confié la direction du chant, qu'il accompagnait sur Vharmonium, en attendant les grandes orgues.

Les prêtres langonnais foisonnaient dans le rayon. Les deux plus distingués, Vidal et Boyé, malades, après de brillants débuts, vivaient retirés, l'un, au collège de Toulenne, tout à côté de son ami Dupuy, curé de cette humble, mais charmante paroisse; l'autre, à Langon même, chez les siens. Ils s'adressaient en vers de spirituelles épîtres, que l'on retrouverait dans les limbes des journaux du temps ; le premier rédigeait les livraisons d'un récit

de pèlerinage en Terre Sainte, accompli par lui peu auparavant; le second lui servait d'Aristarque : Larroque, à Bieujeac, puis à Béguey; Giresse, à Léogeats; Pourrat, à Savignac-d'Auros; Besançon, à Sainte-Gemme, quels buts de promenade ! Quelles occasions de parties bruyantes, chasse, pêche, vendanges de raisins noirs, de raisins blancs ! Les vacances du Grand Séminaire ne s'ouvrant alors que le troisième mardi de juillet, ne prenaient fin que le troisième mardi d'octobre.

Gramidon, vicaire à Preignac; Cazenave, à Saint-Paul de Bordeaux; Pujervie, à Queyrac, avaient encore leurs parents et faisaient de fréquentes apparitions. On plaisantait agréablement sur les travers de celui-ci, sur les prétentions ou les mésaventures de celui-là.

On rappelaitles aînés : le chef de file, comme il se désignait, Laborde, curé de Blanquefort, avec son plain-chant musical et ses vers duriuscules; Carolin Carros, avec ses distractions perpétuelles, au cours desquelles il trouvait moyen de bâtir deux fois l'église de Talence; Pierre Roche, curé d'Eyzines, d'une ténacité de caractère en parfaite harmonie avec ses nom et prénom; Célérier, et ses vivacités épiques;

Cazenave, dit Catteau, passé dans le diocèse d'Angoulême, et que sa mère exhortait, dit-on plaisamment, à se pousser jusqu'à Pape.

Tous ceux-là s'étaient joints au clergé paroissial, le 17 août 1848, pour la consécration de la nouvelle église, comme leurs survivants devaient se réunir, dix-neuf ans plus tard, pour y fêter le martyre de Beaulieu, qui, dans cette solennité de son enfance, tenait modestement ou la navette ou le bougeoir.

On comprend qu'en un tel milieu se produisit un courantportantvers le Séminaire les enfants des familles chrétiennes. Ils se rencontraient quelquefois à la terrasse du presbytère, avec les séminaristes qui s'y donnaient rendez-vous. Les voir et les entendre, c'était penser à la prêtrise et au chemin qui y conduit. Aussi est-ce au Séminaire que Mme Dufour pensa, lorsque son Louis ayant atteint sa dixième année, elle dut songer à favoriser d'heureuses dispositions, que l'école primaire n'eût qu'insuffisamment cultivées.

Certes, nul ne se doutait que l'enfant arriverait un jour au sacerdoce.

Mais avec son exquis jugement et sa foi éclairée, la mère voulait pour son fils une éducation préservatrice et forte.

D'ailleurs, sous les auspices d'un de ses fournisseurs du Bazadais, M. Morou, de Beaulac, dont la femme était d'extraction langonnaise, Désirée était entrée en relations avec un ecclésiastique, natif de Bernos, commune à laquelle appartient le village de Beaulac, appelé à briller dans la chaire sacrée. L'abbé Félix Laprie, le panégyriste futur du martyr, prêtre depuis un an, professait la quatrième au Petit Séminaire, et ses instances, et la pensée que Louis aurait pour mentor un ami déjà connu, déterminèrent le choix définitif. La Providence conduit toutes choses et ses prédestinations parfois se déclarent par l'ensemble des circonstances qui ont dominé les résolutions les plus libres. Il est aisé de se rendre compte, après coup, et du but qu'elle a visé et de l'appropriation des moyens à la fin.

«Attingit a fine usque ad finem fortiter et' » disponit omnia suaviterê Elle atteint d'une > extrémité à l'autre avec force, et dispose » tout avec douceur. » (Sap. VIII. 1.) (15).

ANCIENNE ÉGLISE DE LANGON

CHAPITRE II

PETIT SÉMINAIRE. — PREMIÈRE COMMUNION.

(1849-1853)

Nous sommes en 1849. En ces temps reculés, dans les collèges, comme dans les Séminaires, la distribution des prix n'avait lieu qu'à la fin d'août, et, dans le département de la Gironde, où les vendanges et la chasse donnent tant d'agrément à la première moitié de l'automne, larentrée des classes s'opérait après la Toussai nt.

Les ravages du choléra, cette année, obligèrent les directeurs du Petit Séminaire à anticiper la sortie, et, par suite aussi, la rentrée. On partit le 17 août au matin ; on dut rentrer le soir du 24 octobre. A l'approche de ce jour impatiemment désiré, Louis était hors de lui. Cette date vibrait joyeusement sur ses

lèvres, la semaine précédente, lorsqu'il rencontrait dans la rue un camarade futur. Hélas !

ce n'était plus pour Langon l'heure des -nombreuses recrues de séminaristes. Les derniers étaient au Grand Séminaire, se préparant laborieusement aux ordres sacrés. Du Petit, un seul demeurait, lequel ne paraissait pas s'orienter vers la prêtrise; il tenait cependant à terminer honorablement ses études dans l'établissement où il les avait commencées (*). Trois jeunes Langonnais allaient combler les vides faits par de récentes désertions. C'étaient, avec notre Louis, qui avait neuf ans à peine, Gustave Fourcassies, dont les parents cherchaient pour leur fils la direction de maîtres chrétiens, et enfin, l'auteur de ces lignes, qui venait de faire sa première communion, mais dont le départ pour Bordeaux, tardivement décidé, était différé de quelques jours.

Le dimanche qui précéda la rentrée, M. l'abbé Laprie vint passer quelques heures à Langon.

Louis ne le quitta pas d'une minute. Il était heureux de l'accompagner aux offices et dans ses visites d'adieu, heureux de lui présenter

(*) M. Amédee Courneau.

son ami d'enfance, celui qui devait partir un peu après lui. Le jeune professeur nous prodiguait caresses, encouragements, aimables exhortations. Il ne votilutpas d'autre compagnie que la nôtre, pendant qu'il attendait le bateau à vapeur, à proximité de l'embarcadère.

Le surlendemain, Louis partait à son tour, rejoignant, à l'arrière de l'Éclair (*), les anciens et les nouveaux de La Réole, Barie, Castets, Saint-Macaire, avec lesquels il avait hâte de lier connaissance, puis, par ceux-là, avec ceux qui montaient aux escales suivantes : Preignac, Barsac, Cadillac, Cérons, Langoiran, Portets. Tel était ce voyage, en ces jours d'antan, alors que les voies ferrées ne sillonnaient pas encore notre province. On cheminait parfois dans la brume, aux tintements intermittents de la cloche d'alarme, qui sonnait pour éviter un abordage. Les conversations allaient leur train et l'on n'était pas au port que toutes les aventures des vacances étaient sues par le menu. Chacun avait raconté les siennes et écouté celles des autres, ample sujet de commentaires dans un très prochain

O Les Garonne et les Éclair, bateaux à vapeur de l'époque.

avenir, matière quelquefois à satire pour la verve caustique de quelque poète en herbe, futur chanteur du carnaval.

Beaulieu, comme tous les élèves, reçut, à l'arrivée, les paternels embrassements du supérieur, M. Lacombe, et fut conduit par le préfet des études à la place qu'il devait occuper à la chapelle, en classe, au réfectoire, au dortoir. Le compatriote retardataire, en arrivant, la semaine suivante, le trouva tout acclimaté. Louis, qui l'attendait, le pilota et lui montra tout, fier de paraître ainsi le guide et tuteur d'un nouveau venu, plus âgé que lui de trois ans.

Disons ce qu'était alors le Petit Séminaire.

C'est, Dieu merci, dire, à peu de chose près, ce qu'il est encore à l'heure présente.

On sait qu'il est regardé par le clergé girondin comme une patrie et un foyer familial.

Ses adversités sont, à chaque membre de ce clergé, une épreuve personnelle, ses succès et sa prospérité une joie des plus vives. Ses annales sont une histoire que l'on sait par cœur.

C'est que la maison (nous ne parlons pas des murailles, est essentiellement autochtone.

Sous le premier Empire, Napoléon avait fait

construire, au bord du cours Saint-Jean, à côté de l'asile des aliénées, certains bâtiments grandioses, pour un Dépôt de nzendicité. Par une disposition heureuse, que les architectes profanes ont tort de ne pas adopter plus souvent, dans les édifices de ce genre, toutes les parties convergeaient vers une chapelle à coupole, située au centre, tout au fond de la cour d'honneur, qu'entourait un cloître, de style massif, bordé de tilleuls et de platanes.

La Restauration survint, sans que les pauvres eussent été installés dans ce palais con.fortable, et les Jésuites, quittant le nom de Pères de foi, sous lequel ils s'étaient dissimulés tout d'abord, après leur rétablissement par Pie VII, devinrent locataires do l'établissement, qui était une propriété départementale.

A la demande de Mgr d'Aviau, archevêque de Bordeaux, ils y établirent un Séminaire-Collège. Par suite d'un entraînement facile à comprendre, le Collège ne tarda pas à absorber le Séminaire. Avant même que les tristes Ordonnances de 1828 eussent contraint les Directeurs à se retirer, les sujets qui sortaient de là, décidés à revêtir l'habit clérical, étaient faciles à compter, et un pensionnat laïque de

la rue des Menuts, le pensionnat de M. Estebenet (*), en fournissait peut-être autant.

Heureusement, dès 1816, un prêtre bordelais, l'abbé Jean Lacombe, issu d'une famille de commerçants et élevé à Saint-Sulpice, professeur ensuite à Paris, chez l'abbé Liautard, avait conçu l'idée de fonder une vraie pépinière de vocations sacerdotales.

Un bon curé de Cadillac, M. Goumin, préludait de son côté à cette œuvre, en s'efforçant de préparer quelques enfants aux études classiques et théologiques. La famille Lacombe venait souvent près de là, à Rions, dans sa propriété de Jourdane. Ces deux bonnes volontés se rencontrèrent et s'unirent. Le curé cédait à l'abbé ses jeunes latinistes et lui prêtait la salle haute où il avait coutume de les réunir : « Le Petit Séminaire, a dit le » panégyriste de M. Lacombe, eut sa crèche » et ses langes, et ses premiers disciples, » ramassés sur les bords d'un fleuve (**). » Un local plus vaste fut nécessaire. On se le procura.

(*) M. Estebcnet mourut jésuite. Il avait élevé MM. Gignoux, Martial, Rigagnon, etc.

(**) Gaussens. Éloges.

Le fondateur n'était pas précisément un homme de talent remarquable, mais il s'imposait par la noblesse de son port, la dignité de ses manières, la sérénité et le sérieux d'un très beau visage; bref, par tout un ensemble d'avantages extérieurs, qu'on a défini, pour le dépeindre : « Une majesté souriante. » Il se distinguait d'ailleurs par une piété pleine d'onction et une vertu des plus solides. Son jugement était droit, son coup d'œil exceptionnellement sûr pour pénétrer des natures enfantines, l'à-propos de ses paroles et de ses actes quasi infaillible. Son bon sens avait deviné.

qu'au sein d'une société composée d'éléments disparates, désormais irrévocablement confondus, les vocations naltraient moins nombreuses, dans les demeures opulentes d'une bourgeoisie sceptique et intéressée, que sous l'humble toit de l'artisan et du laboureur. Il avait compris que le mélange d'enfants riches et mondains avec les enfants du pauvre nuirait à ceux-ci sans beaucoup profiter à ceux-là; inspirerait aux uns des goûts ou des convoitises sans rapport avec leur situation présente et future, aux autres peut-être un orgueilleux dédain pour leurs pasteurs à venir.

Il recruta un peu au hasard son personnel de collaborateurs, et dut recourir, lui aussi, à ces volontaires d u Rouergue, auxquels son digne archevêque avait fait appel, dans sa pénurie de vicaires et de pasteurs. Mais la bénédiction de Dieu protégea si visiblement l'institution naissante, qu'il fallut, au bout de trois ans, songer à la transplanter dans un abri plus spacieux. L'ancien Séminaire de Bazas était libre. La transplantation fut aussitôt un fait accompli. Ce n'était encore qu'un campement momentané. Cette maison cessait de suffire, juste au moment où les libéraux remportant sur Charles X leur première victoire, la Compagnie de Jésus se voyait contrainte à évacuer son Collège-Séminaire.

On y transféra donc nos riverains de la Garonne et nos ruraux de la Benauge et des Landes, et l'on vit affluer aussitôt, avec l'élément purement bordelais, plus sémillant et plus vif, les enfants du Médoc, du Blayais et du Libournais, si bien que, depuis lors, la moyenne des élèves a flotté entre trois cent cinquante et quatre cents. Les meilleurs passaient maîtres, après leur ordination, quelquefois avant; leur ardeur suppléait au manque

- de méthode et d'expérience. On voyait se succéder, dans les chaires, des professeurs d'une formation moins hâtive et d'une instruction plus variée, et, sur les bancs, des disciples d'un esprit plus largement ouvert, ayant reçu déjà un commencement de culture. Le patriciat du voisinage, reculant quelquefois devant la nécessité d'envoyer ses fils hors frontière, à Pasages, à Fribourg, à Brugelette, pour les faire instruire par les Jésuites, n'hésitait pas à les confier à l'ami du comte de Marcellus, du ministre de Peyronnet.

C'était à l'influence de ces hommes politiques que M. Lacombe avait dû l'autorisation légale d'ouvrir une École secondaire ecclésiastique.

Telle était la dénomination officielle. Ce n'étaient plus les riches qui admettaient les indigents auprès d'eux; c'étaient ceux-ci qui prêtaient aux riches et leurs professeurs et leurs classes. Le goût dépurait, le style se dégageait delà phraséologie redondante des lettrés de la première heure. M. Lataste enseignait mieux que M. Firminhac; M. Vidal, avec plus d'éclat que M. Lataste; M. Gaussens faisait école et prenait de bonne heure le caractère d'ancêtre intellectuel, que notre génération lui a reconnu.

Les études étaient si fortes que, au cours des luttes pour la liberté de l'enseignement, l'abbé Dupanloup, supérieur du Petit Séminaire Saint-Nicolas, de Paris, ayant, dans ses Lettres au duc de Broglie, proposé un concours des Séminaires de France avec les Lycées universitaires, M. Lacombe, qui avait été à Saint-Sulpice un des catéchistes du célèbre supérieur, s'empressa de lui adresser son adhésion.

Parlerons-nous de la piété ?

Elle était nourrie par des exhortations chaleureuses et des exemples saints. Le règlement, improvisé pour des adolescents, était celui de Saint-Sulpice, tempéré par les adoucissements nécessaires. Prière matinale, suivie d'une lecture pieuse et d'une glose de quelques minutes, par chaque maître, à tour de rôle ; instruction plus soignée et plus longue, les jours fériés; messe quotidienne, avec chants liturgiques et cantiques au Très Saint Sacrement et à la Sainte Vierge ; lecture spirituelle, le soir.

Les dimanches, solennels offices. Avec cela, d'excellentes habitudes non réglementées : confession libre etcommunions très fréquentes; récitation du petit Office de Marie, les jours de

promenade ; visite au Saint Sacrement, avant le coucher, accompagnée de stations au pied dés divers autels. Les solennités religieuses se préparaient avec soin et se célébraient avec pompe. Du jour où l'on avait essuyé, dans l'antichambre du bon supérieur, ou au seuil du parloir, les dernières larmes causées par l'amertume d'une première séparation, pour aller offrir à Dieu, dans la chapelle, sa première prière de séminariste, on se sentaitsaisi, emporté, par un courant de dévotion simple et franche, comme aussi d'ardeur au travail et d'entrain pour les jeux. Le Séminaire provisoire de Bazas avait eu sa villa des Muses (Mussônville), à Trazits, pays des chênes ; le Séminaire définitif de Bordeaux eut la sienne, de même nom, à Bègles, avec bois touffus, allées ombreuses, eaux courantes, étang poissonneux, plaines sans fin, vieux ifs datant, quelques-uns, du règne des ducs d'Aquitaine, tunnel sous le chemin vicinal, pour mettre en communication le castel antique et les terrains de rapport avec la propriété d'agrément. C'est là que, le mercredi, la communauté venait respirer l'air pur et se livrer, durant de longues heures, à

une gymnastique naturelle, qui valait bien tous leslendits imaginés après coup.

A l'époque où nous venions nous abriter sous sa bienveillante houlette, M. Lacombe relevait d'une fièvre typhoïde, qui l'avait mené aux portes de la mort. Il s'en ressentait etne quittait plus guère son appartement que pourproclamer les Notes, le dimanche, et asssister aux vêpres.

Il faisait parfois aussi une courte apparition dans la cour, quand le soleil brillait, et comme sa haute taille s'était courbée par suite de sa maladie, les petits pouvaient plus facilement se suspendre, en grappe fleurie, à son cou et à ses épaules. Ses grands traits, fortement accentués par des rides profondes, sa couronne de cheveux blancs, débordant de sa large calotte de cuir, tout inspirait pour sa personne une vénération qui ne nuisait en rien aux épanchements d'une familiarité toute filiale.

Auprès de cette magnifique figure de patriarche, M. Lataste, long, sec et maigre, remplissait avec zèle et autorité les fonctions de préfet des études, exercées auparavant par deux futurs évêques : Martial et de Langalerie. Accouru un des premiers au séminaire de Cadillac, l'abbé Jacques Lataste avait suivi l'initiateur dans

ses trois étapes, et il le suppléait de son mieux, en attendant de recueillir sa succession. Au dessous de lui se groupait un personnel absolument remarquable, malgré la diversité des talents et des caractères. C'étaient MM. Charles Marès, le légendaire économe, et son frère Frédéric, sous-préfet des classes ; Gaston de Laborie, gentilhomme périgourdin, chargé de la discipline et rébarbatif comme son emploi ; puis un corps enseignant des plus distingués : en tête, l'abbé Gaussens aîné, dont les Eloges annuels, consacrés à louer un personnage illustre, mort dans l'année, faisaient de la distribution des prix une séance académique des plus appréciées ; Manceau, le Réolais, confident aimé des hirondelles de Mussonville, dont il traduisait les gazouillements en vers délicatement colorés (*) ; Bûche, Dénéchaud, Gaussens jeune, Laprie et Thibaut. Rarement établissement d'éducation eut un tel ensemble de maîtres instruits, dévoués, studieux, attachés aux traditions saines, et toutefois sagement progressifs.

(*) On a do lui plusieurs rccurils (le vers : Les Hirondelles de Mussonville: Le Glaneur de lIfussonville; Le Journal dis Hirondelles; Les Fleurs de Bethléem.

Louis entrait en huitième, sous la férule très douce d'un sous-diacre, M. Aubineau, qui devint prêtre et occupa dignement divers postes dans le diocèse de Bordeaux. Celui-ci comptait encore, parmi ses disciples, Charles Cœuret, que M. Lacombe choisit pour servant de messe et qu'attendaient les honneurs de rÉpiscopat(*). L'année scolaire s'ouvrit selon la coutume, par une retraite. Le prédicateur était Mgr Dupuch, évêque démissionnaire d'Alger, Le pauvre évêque, légendaire de son vivant par son imprévoyante charité, ne montait pas en chaire, parce qu'il était sujet au vertige. Il s'asseyait sur un fauteuil, qu'on lui plaçait au haut du marchepied de l'autel, et, de là, sa voix vibrante exprimait avec un charme incomparable et un coloris tout oriental les émotions et les sentiments d'un cœur toujours jeune et chaud. Louis avait son confesseur tout choisi, M. Laprie, et il se proposait de lui amener d'autres pénitents, si un malheur imprévu n'eût rappelé celui-ci à Bernos. Il avait eu le temps de juger celui dont il a dit plus tard :

(*) Aujourd'hui évêque d'Agen.

-< D'autres peut-être montrèrent pour la piété » des dispositions plus précoces, mais une âme » plus franche et plus sincère dans l'aveu de ses * fautes, je ne crois pas qu'il y en ait eu (*). »

Après ces exercices, qui duraient habituellement quatre jours, commençaient de fait les travaux classiques. Une intelligence pénétrante, une mémoire sûre, un jugement précocement sérieux, mirent du premier coup Beaulieu à la tête de sa classe, et, en même temps, son bon caractère le fit aimer de ses professeurs et de ses condisciples. Nul ne travaillait mieux à l'étude; en récréation, nul n'était plus pétulant. Ses contemporains se rappellent avec charme un amusement en vogue, dans la bande microscopique dont il était le chef incontesté.

Le dimanche, jour où l'on changeait de serviette, au réfectoire, on faisait de la serviette sale un long rouleau, qu'on attachait au bas de la veste et qui était censé représenter une queue de soutane, puis, sans s'inquiéter si le sol était sec ou boueux, on chantait la messe au pied d'un arbre, ou l'on se promenait gravement dans la cour, en simulant une proces-

(*) Panég. de Beaulieu, par M. Lapric.

sion. Louis, d'ordinaire, se réservait la fonction de maître de chœur.

Ils n'ont pas oublié non plus un drame larmoyant de Berquin, joué par eux, en septième, devant toute la communauté, un soir de mardi gras. Louis avait le rôle qui donne son nom à la pièce : Le Petit Joueur de violon, et il s'en acquitta avec une grâce parfaite.

M. Lacombe, vieilli, revenait aux goûts de l'enfance; les berquinades de notre sentimental compatriote alternaient sur son bureau avec les contes du chanoine Schmid, et les pastorales du bienfaiteur aimé, le vieux comte de Marcellus. L'ennui ne vint jamais assaillir notre ami, pendant ces rapides années de son éducation enfantine. Pourtant il aimait bien sa mère et l'horizon de ses premiers regards; mais il en parlait aux autres, et cela le dédommageait de l'éloignement et de l'absence.

Son cher Langon revenait si souvent dans ses conversations, que ses familiers connurent bientôt cette ville presque aussi bien que luimême, et il faisait l'éloge de son pays natal avec tant d'enthousiasme, qu'on l'aurait cru né dans la plus belle ville du département. Il resta toujours très chatouilleux à l'endroit de

sa petite patrie, et il nous souvient l'avoir entendu, chaque fois qu'un visiteur faisait des réserves, au sujet du fond plat du chevet de l'église, faire observer, d'un air détaché, qu'il en était de même à Saint-Seurin de Bordeaux. Un tel exemple, à ses yeux, couvrait cette imperfection architecturale. Les vacances pour lui n'étaient les vacances que parce qu'elles lui rendaient, avec les siens, qu'il chérissait tendrement, son port, ses gabariers au vert langage, et ses frais chemins du bord de l'eau, comme on dit là-bas, et ses sentiers couverts, de la lisière des pins, qu'il arpentait, tantôt juché sur son petit cheval gris, tantôt pédestrement, le filet de chasseur de papillons à la main et suivi de Jopp, son joli petit chien Stuart. Dans une lettre du 25 septembre 1851, la plus ancienne probablement qu'on ait gardée de lui, et que nous tenons du destinataire (*), nous lisons cette bizarre réflexion : « Si Henri V » était un brave homme, il irait en France, » viendrait chez M. Lacombe, et nous ferait » accorder un mois de plus. » On parlait beaucoup de la fusion des deux branches de la maison

(*) M. Barrière jeune, d'Eysines;

des Bourbons et de l'éventualité d'un rétablissement de la monarchie légitime, qui en résulterait, selon toute apparence. L'enfant ne comprenait pas de meilleur usage de la puissance, pour un roi digne du trône, qu'une prolongation obligatoire des vacances, permettant à l'écolier de jouir plus longtemps du chez soi.

L'année de sa sixième, 1851-52, fut mémorable à plusieurs titres.

Le Président de 'la. République, celui qu'on allait appeler bientôt Napoléon III, n'avait pas manqué, pour rassurer les intérêts conservateurs, après son coup d'État, de faire des avances à l'Église. Plusieurs chapeaux cardinalices étaient vacants. Un fut attribué à l'archevêque de Bordeaux, Mgr Donnet. Le garde-noble, qui portait la calotte à l'élu, et l'ablégat, chargé de remettre la barrette au chef du gouvernement, visitèrent l'un et l'autre le Petit Séminaire. Ils furent complimentés en français, en latin et en italien.

Ce n'était que le prélude des fêtes que Bordeaux préparait à son Pontife, au retour de la réception des insignes de sa dignité, fêtes qui se reproduisirent dans toutes les maisons religieuses.

D'abord les deux Séminaires firent partie du cortège immense, qui alla recevoir le nouveau cardinal, à la place du Pont, pour le conduire à la cathédrale. On peut dire que tout le diocèse était là, prêtres et fidèles, car toutes les paroisses y étaient représentées. Sous les voûtes en reconstruction de notre antique Primatiale, retentit un solennel Te DeuJn, pour lequel un musicien consommé, vicaire de La Bastide, M. Boyer, nous avait exercés avec -soin. Beaulieu figurait parmi les soprani.

Quelques semaines s'écoulèrent et ce fut à nous de fêter le nouveau prince de l'Église.

On réédita, pour la circonstance, avec des agréments inédits, une fête moyen âge, organisée l'année précédente, dans le cadre riant de Mussonville, à l'occasion de la bénédiction d'une statue de la Vierge donnée par le futur cardinal.

Les allées et les plaines de la délicieuse villa étaient bordées d'orangers et de lauriers-roses. Des arcs de triomphe de feuillage, dressés de distance en distance, portaient à leur fronton des drapeaux aux couleurs françaises et pontificales. Des inscriptions, d'une latinité élégante, proclamaient les mérites du roi pacifique des âmes, qu'on avait

l'intention d'honorer. La communauté, massée sous les ifs séculaires, reçut Son Eminence, au chant du vivat traditionnel ; après quoi, M. Lacombe, redressant pour un moment sa fière stature, exprima dans un beau langage le bonheur de sa jeune famille et déposa aux pieds du membre du Sacré Collège l'hommage de la vénération de tous. Puis, chasseurs d'insectes et de papillons, pêcheurs en eau claire et en eau trouble, costumés, les uns, en varlets du xve siècle, les autres, en matelots napolitains, défilèrent devantle suzerain, en lui offrant les produits de leur chasse et de leur pêche.

Dans l'après-midi, sur une estrade, érigée devant la Madone du lac, eut lieu un tournoi littéraire, auquel prirent part les meilleurs élèves de rhétorique et d'humanités, célébrant en vers et en prose les vertus du Pontife et expliquant le sens de ses armoiries, la rose et la tour. Les concurrents, déguisés en troubadours, arrivaient et partaient en nacelle sur les eaux du vivier ou du fossé courant (*). Entre temps, de gentils pages distribuaient des fleurs aux invités notables. Beaulieu était du nombre

(*) On nomme ainsi à Mussonville le ruisseau qui traverse la propriété et qui s'appelle plus haut l'Eau Bourde,

de ces gracieux distributeurs, et il n'oublia pas la révérence obligée devant le clerc novice qui représentait le prieur des Bénédictins.

ïïélas ! les jours de fête se changèrent vite en jours de deuil. Nous étions en mai, saison d'épanouissement et de floraison, et le 9 juin, M. Lacombe expirait, après une courte recrudescence du mal qui le rongeait depuis quelques années, et contre lequel son courage avait réagi.

Ce fut donc au milieu d'une profonde tristesse que l'on fit la retraite de première communion. Notre Louis en était, et le 21 juin 1852, en la solennité de saint Louis de Gonzague, patron du Petit Séminaire, il recevait son Dieu pour la première fois. Celui des communiants qui lut à haute voix les actes préparatoires à la Sainte Communion, Étienne Estor, il nous en souvient, éclata en sanglots, en prononçant, dans l'acte d'offrande, le nom du père bien-aimé, qui n'était plus, et dont le corps reposait sous les dalles du sanctuaire.

Toute l'assistance fit écho à cette lamentation filiale; mais une première communion est toujours une cause de joie, et, ce tribut de regrets payé à une mémoire bénie, le cœur des heureux favoris de Jésus fut tout entier à l'allé-

gresse. « Je vis Louis, le matin de ce grand » jour, nous écrivait un de ses anciens condis» ciples. Il venait de recevoir l'absolution et se » rendait à la chapelle. Son visage, inondé de » larmes, est resté gravé dans mon souvenir. »

« La première communion, disait, le même » jour, son confesseur, M. Laprie, a éveillé » en lui la sensibilité, qui, jusqu'à présent, » ne s'était pas manifestée. », Le lendemain, le professeur de sixième, M. Boisson, voulant honorer particulièrement les sept élèves de sa classe qui venaient de s'unir pour la première fois à leur Dieu, avait réservé pour eux sept places à part, marquées chacune par un écusson, portant, en brillants caractères, le nom d'un des sept dons du SaintEsprit. D'une commune voix, l'écusson du don de sagesse fut adjugé à Louis.

Quelques jours après, à la campagne, Louis, s'amusant au bord d'un fossé, trouva, dans l'herbe du fond ramenée à la surface, un scorpion, qu'il prit dans sa main et s'empressa d'aller montrer au surveillant des jeux. Ces animaux sont-ils toujours venimeux? Non, assurément ; mais ils ont des pinces dont ils font souvent un cruel usage. Elles semblèrent

respecter la main de l'enfant, et le professeur ne put s'empêcher de s'écrier, en souriant : « 0 Louis, tu fais déjà des miracles ! Que » sera-ce donc un jour ? Serpentes tollent, et » non eis nocebit. Ils prendront des serpents » et n'en éprouveront aucun mal. »

On nous pardonnera de nous être étendu sur ces détails et d'avoir multiplié ces traits. Ils nous paraissent touchants, et les inquiétudes qu'inspira l'adolescence de notre ami seront mieux comprises, si l'on se rend bien compte des espérances qu'il avait fait concevoir.

Une première communion sainte n'est pas une garantie absolument certaine de persévérance et de progrès chrétien ; c'en est du moins un gage sérieux, dans un Séminaire surtout.

Au bout d'un an, Louis était encore l'angélique enfant dont tout le monde admirait la candeur. Sans avoir une piété tendre et expansive, il repoussait avec horreur l'idée seule du mal, et, ayant appris, un jour de promenade, que des séminaristes de son âge venaient de commettre une faute grave, il s'écria : « Mon Dieu! comment pourront-ils aller » dormir, avec ce péché sur la conscience ? »

Il avait eu, dès lors, plusieurs de ses condisci-

ples l'attestent, le pressentiment confus de sa vocation, et probablement, sans bien calculer la portée de ses paroles, quand on s'entretenait de projets d'avenir, lui, répétait avec assurance : « Moi, je serai missionnaire. » Il est vrai qu'à la même époque, sa famille avait sur lui d'autres desseins, desseins qu'il connaissait, dont il caressait lui-même la pensée avec une complaisance enfantine.

Il s'agissait de nouer d'un nœud définitif deux destinées, semblables à leur point de départ, en le mariant, lorsqu'il aurait fini ses études, avec la fille de son beau-père, Désir Dufour. A Langon, où l'on est un peu romanesque, on trouvait cela naturel. Un autre projet de mariage avait aussi été conçu. Mais l'homme propose et Dieu dispose. L'éclair parti du ciel devait briller entre deux nuages, à la suite d'une tempête, et toutes ces contradictions d'un cœur qui s'ignore et d'un esprit qui n'est pas encore maître de lui, devaient disparaître à l'heure connue de Dieu seul.

CHAPITRE III

PETIT SÉMINAIRE (suite). — ÉTUDES. - CRISE ET LUTTE. — TRAVAIL DE DIEU. — VICTOIRE DÉFINITIVE.

VOCATION SACERDOTALE ET APOSTOLIQUE.

(1852-57)

Pour le romancier ou le dramaturge, une crise, dans la vie d'un personnage mis en scène, est un indispensable élément d'intérêt.

Pour nous qui, Dieu merci ! sommes tout simplement véridique témoin et narrateur fidèle, nous raconterons avec franchise et ce que nous avons ouï dire et ce que nous avons vu de nos yeux. Nos lecteurs, connaissant d'avance le dénoûment de cette histoire, ne nous accuseront pas d'en avoir voulu faire un drame, et la jeunesse cléricale, que nous avons spécialement en vue, trouvera dans ce récit de juvéniles défaillances et de mesquines luttes contre des grains de sable, une leçon dont, en conscience, nous ne pouvions pas la priver.

Ceux que Dieu appelle à de grandes choses ne sont pas saints du premier jour : rarement on arrive, d'un bond, à l'héroïsme de la vertu.

« Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il (*) ? > dit l'Ecriture, insinuant par ce mode d'interrogation une réponse facile à deviner. Il ne connaît pas Dieu; il ne se connaît pas luimême, et Dieu qui, pour son œuvre, a besoin d'ouvriers experts, ménage aux objets de son choix, dès leurs premiers pas dans la vie, des occasions d'acquérir l'expérience de sa miséricorde et de leur infirmité.

Qu'on n'aille pas, sur ce début, supposer que le futur missionnaire tomba dans quelque abîme de corruption, d'où il ne sortit qu'à grand'peine et comme par miracle. Son âme fut, il est vrai, le théâtre de conflits violents, mais, bien qu'il ait eu plusieurs fois besoin d'indulgence, jamais elle ne s'ensevelit dans un de ces bourbiers où tant d'âmes, perverses.

avant l'heure, viennent trouver la mort, de quatorze à vingt ans.

Par une de ces harmonies qu'on remarque souvent entre le physique et le moral du même

(*) Ecclésiastique, xxxiv, 9.

homme, la constitution physique et morale de Louis était essentiellement délicate et maladive. On eût dit que ce corps et cette âme manquaient de sève. Sa santé inspira longtemps de cruelles inquiétudes ; la période dite de croissance avait commencé pour lui de bonne heure et se prolongea avec de telles phases d'affaiblissement corporel, que, tous les ans, il était obligé d'interrompre ses études, pour aller prendre du repos. De même, son âme semblait dépourvue d'énergie, et si l'admirable justesse de son jugement fut rarement faussée par les mirages de l'imagination, chez lui à peu près nulle, ce sens droit n'était pas servi par une volonté de fer.

L'esprit mondain souffla sur lui, et la tenue extérieure de l'adolescent fut mondaine. Des amitiés frivoles et dangereuses sollicitèrent son cœur, et son cœur y céda. D'abord, il s'y livra tout entier, avec l'abandon ordinaire du jeune âge. Bientôt une réserve peinée, des intermittences plus ou moins longues dans les rapports incriminés, des railleries piquantes contre ceux qui souffraient des mêmes maladies, annoncèrent la lutte, le remords de ne pas faire assez pour Dieu, la honte de se laisser

aller à des petitesses puériles, et c'est alors surtout que son visage prit cet air de langueur et de mélancolie qui rendait Louis intéressant, par ceux-là mêmes que ses faiblesses attristaient.

Ses travaux classiques souffrirent peu, il faut l'avouer, de cette guerre intime. Il s'en acquittait consciencieusement, stimulé qu'il était par des émules, survenus au Séminaire un peu après lui, et dont l'un même, M. Hazera, le supplanta pour le prix d'excellence. M. Lataste d'ailleurs, qui avait pris en main le gouvernail du Séminaire, donnait une forte impulsion aux études et ne négligeait rien pour entretenir chez les élèves l'ardeur pour les nobles labeurs de l'intelligence. C'est ainsi qu'il institua des examens d'honneur, auxquels prenaient part ceux-là seuls qui avaient préparé, sans guide et à temps perdu, de longs passages d'auteurs grecs et latins, non inscrits au programme officiel. C'est ainsi encore, qu'à deux reprises, il sollicita et obtint du troubadour languedocien des séances pleines d'intérêt. Jasmin, sur une modeste estrade, dans le réfectoire de Mussonville, nous dit, avec sa verve de Méridional et de poète, ses plus exquises compositions : Mous Soubenis, l'Abuglo de

Caste Icuillê, Maltro VInoucento, lous DusFrays Bessous, Ma Bigno, la Semano d'un Fil,, dans le genre gracieux et tendre ; Bilo et Campagno, Sent Bincent de Pol (*), dans le genre sérieux et moral; il répondit par de joyeux impromptus à l'invitation que lui chanta un rhétoricien et qu'avait rimée un humaniste gasconnant, déjà érudit, pour qui nos patois n'avaienf pas de secrets, Hippolyte Caudéran : Poète, prén ta lyre; Tout t'atten, té désire, Tout burle, es én délire, D'aouzi tous airs hurous (**).

Il répliqua, sur un mode plus élevé, à un compliment de M. Laprie, où l'éloge se tempérait de graves leçons, puisqu'il commençait par ces mots : « Dieu seul est grand,

Jasmin ! » L'enthousiasme des auditeurs n'eut pas de bornes; les applaudissements, dont le

(j Mes Souvenirs, l'Aveugle de Castelcuillé, Marthe la Folle, les Deux Frères Jumeaux, Ma Vigne, la Semaine d'un Fils, Ville et Campagne, Saint Vincent de Paul.

(U) PoJ-te prends ta lyre : Tout t'attend, te désire, Tout brûle, est en délire, D'ouïr tes airs heureux.

barde agenais déclarait avoir faim et soif, lui furent prodigués; Louis, alors en quatrième, tout réfractaire qu'il fût encore aux charmes des pastorales et des fictions épiques, se laissa prendre, comme les autres, et acheta l'édition populaire des Papillôtos (*). Il est vrai, qu'à cette époque, il donnait dans le sentimentalisme vaporeux et prenait un certain plaisir à lire les Premières Méditations de Lamartine, qui lui étaient tombées sous la main, pendant les vacances.

Une étrange illusion, bien différente, certes, de ses préoccupations ordinaires, acheva de jeter son esprit loin des voies où Dieu l'appelait.

La guerre d'Orient avait éclaté, et les bruits du champ de bataille retentissaient jusque dans la pacifique enceinte du Séminaire.

Il n'était pas un écolier qui n'eût un proche ou un ami sous les drapeaux. Langon avait fourni à la flotte son contingent de marins.

Les rues du Port et de la Marine étaient dépouillées de leur printemps de matelots gais et gouailleurs. On recueillait donc, de ci, de là, quelques lambeaux de nouvelles; les noms

(*) Titre général des œuvres de Jasmin.

magiques d'Hamelin, Saint-Arnaud, Canrobert, Mac-Mahon, Bosquet, Pélissier, éveillaient des échos sympathiques, où résonnaient aussi les noms de leurs victoires : Alma, Traktir, Inkermann, Malakoff, Sébastopol. Les magnifiques théories du comte de Maistre, sur la régénération des peuples par les hécatombes sanglantes, avaient repris faveur. Louis Yeuillot les explanait, en style superbe, dans son livre : La Guerre et VHomme de guerre. On entendait proclamer, avec une certaine confiance, que la jeune France, la génération de l'avenir, se trempait dans la rude école des camps, et les commentaires allaient leur train, et les imaginations s'enflammaient. La tête de Louis se monta; un instant, il se crut fait pour la carrière des armes; il ne parlait que d'entrer dans une École militaire et de donner son sang pour la patrie. Il devait entrer, en effet, dans une école où l'on apprend à combattre; il devait répandre son sang pour une patrie, plus belle que la France ; la lumière était cachée au sein de ces brouillards fantastiques; il appartenait à Dieu de la faire resplendir.

Cette même année fut marquée par un événe-

ment religieux d'une portée immense : la défi nition dogmatique de l'Immaculée Conception. Bordeaux eut ses fêtes splendides, auxquelles les Séminaires furent invités. A cette occasion, 4. Lataste, dont les dehors froids et austères cachaient un cœur de feu et une piété d'enfant, inaugura ces solennités exceptionnelles, que sa maison ne connaissait pas et dont elle ne sait plus se passer : illumination des arceaux du cloître et des allées - de la grande cour, chants enthousiastes, procession et salut d'un incomparable éclat. Au pied d'un reposoir érigé devant la chapelle, on s'arrêta pour écouter son allocution. Cette âme de supérieur, d'ordinaire si contenue, déborda en accents d'une éloquence dont on ne l'aurait pas supposée capable. Nous étions transportés.

Les vocations se multipliaient, depuis que le pays, sous un gouvernement régulier, jouissait d'un calme absolu. Le nombre des élèves approchait du chiffre de quatre cents, et le digne prêtre, faisant allusion à l'exiguïté, non des dortoirs et des classes, mais du saint lieu, exiguïté qu'un amphithéâtre de bancs et de stalles ne suffisait plus à conjurer, s'écriait : « Où les » mettrons-nous, ces chers enfants, que vous

» Knous envoyez, ô Marie ? » Puis nous révélant de plus en plus sa paternité, d'abord un peu méconnue, il nous racontait que naguère, voyant deux de ses enfants sur le point de mourir d'une maladie extrêmement dangereuse, il s'était transporté devant l'autel de la Très Sainte Vierge, avait sommé Celle que l'Église appelle Santé des malades, de les guérir, promettant, en retour de cette faveur, qu'il agrandirait la chapelle et la placerait sous le vocable de l'Immaculée Conception. Les deux malades avaient recouvré la santé et ils marchaient en tête du cortège, tenant chacun une branche de lis à la main (*). Après le Salut, -confiant à chaque élève des hautes classes deux ou trois des petits, M. Lataste nous conduisit par la ville, pour nous faire admirer les illuminations des édifices publics et des maisons particulières, spectacle inoubliable, dont nous avons eu un équivalent relatif, lors de l'ouverture du Concile du Vatican, et lors de l'élection du pape Léon XIII.

De telles diversions à la monotonie de la vie écolière valaient, on en conviendra, tous les

(1 Ils s'appelaient Philippe et Gesta.

avertissements et tous les reproches, pour remettre les dévoyés dans le droit chemin.

Quel aliment pour les pensées, pour les entretiens, pour l'activité, non seulement de l'esprit, invité à méditer et à raconter ces fêtes, mais aussi des mains, des pieds, des yeux, car les élèves avaient leur rôle effectif dans la grande affaire de l'ornementation du temple et de ses abords ! Ils confectionnaient festons et guirlandes ; ils les appendaient et les enroulaient çà et là, grimpant pour cela aux échelles et plaçant, disposant, en gracieuses figures, transparents, lampions et lanternes multicolores. A la faveur de ces religieuses manifestations, la grâce surnaturelle coulait à flots, et inoculait aux jeunes gens une force qui leur permettait de réagir énergiquement contre eux-mêmes. Nul doute que, chez certains, ces retours imprévus aux saintes pratiques n'aient empêché plus d'une fois la prescription de la tiédeur et peut-être du mal.

Les vacances de cette année, 1855, sous le rapport de la piété, furent donc meilleures que celles de l'année précédente. Le curé de Langon était alors le Langonnais Garros, homme d'esprit cultivé, mais à qui son cerveau,

singulièrement affaibli, ne devait pas permettre d'administrer longtemps sa paroisse natale. Il avait réussi à établir, pour diriger l'école communale, des Frères Maristes (*), et les avait installés provisoirement dans un local situé rue du Baron, loué auparavant aux francsmaçons de la contrée. Ceux-ci, atteints sans doute de marasme, avaient cessé de se réunir, mais leur temple subsistait encore, et nos séminaristes visitèrent avec curiosité cette loge abandonnée, dont les soirées et les bals avaient eu un certain renom, dans les derniers temps du régime de Juillet. Ils parcoururent, outre le temple, la grande salle des banquets, décorée d'inscriptions fastueuses : « A la gloire du grand Architecte de l'Univers! — A la fraternité! - A la tolérance! - A la bienfaisance!

— A l'extinction des préjugés! » Ils s'amusèrent beaucoup dans le cabinet des réflexions, tout de noir tendu, et qu'agrémentait une tête de mort, sur papier huilé, posée sur une table, et dissimulant un vulgaire quinquet. Sur les guéridons ou crédences triangulaires, reposaient

(*) Fondés, au commencement de ce siècle, par l'abbé Champagnat, dans le diocèse de Lyon.

les haches, les compas, les équerres et les beaux tabliers de soie blanche. Dans le sous-sol, gisait honteusement, pêle-mêle avec des débris de toute sorte, un petit escalier de cinq ou six marches, à ressorts et charnières rouillées, celui probablement qu'un mécanisme ingénieux transforme en échelle sans fin, sous les pas de l'aspirant qui le gravit, les yeux bandés, et à qui l'on ordonne de s'élancer dans l'espace, quand il se croit arrivé sur un sommet vertigineux. Beaulieu se lia d'une franche amitié avec le bon frère Flavius, premier directeur de cette école, dont il appréciait le zèle et l'esprit à la fois ferme et conciliant. Au reste, sa compagnie habituelle, pendant ses loisirs périodiques, naturels ou forcés, n'avait jamais cessé d'être le vicaire de la paroisse: M. Lafon, puis M. Bonneau, et l'excellent abbé Grégoire, qui mettait à contribution sa voix sonore et sa connaissance de la musique, et le frère de ce dernier, don Antonio, curé dans la Biscaye, qui venait parfois, en hiver, passer quelques jours à Langon. Les deux mois réglementaires furent partagés, cette année, entre un voyage aux Pyrénées, chez les parents de sa mère, à Garlin et à Luz, et quelques folles courses

avec ses compatriotes et amis d'enfance, les frères Deydou et les frères Castets. Ces deux derniers étaient élevés au collège de Toulenne, sous un laïque de grande foi et d'austérité monacale, M. François Paupardin, avec le concours moral du très pieux et très digne curé de cette paroisse, l'abbé Dupuy.

Le cardinal Donnet, quelques années auparavant, s'était mis à prêcher la vocation ecclésiastique, dans les collèges où on l'invitait à présider la distribution des prix. Cette croisade ne fut pas inféconde. Bazas envoya des sujets au Grand Séminaire; le Lycée même fournit son petit contingent. - Toulenne ne fut pas en retard. — Emile Castets y avait couronné rapidement, par deux ans de grec et de latin, ses brillantes études de français. Il était même devenu helléniste de force rare, fanatique de thèmes grecs, voire de vers latins, au grand désespoir de Beaulieu, qu'il plantait là, au beau milieu d'une partie, pour revenir à son Homère et à son Gradus. — On allait se quitter tout de bon. Emile et Gabriel entraient au Grand Séminaire. Lui allait faire sa seconde ô Il avait deux soucis : l'un, assez léger, l'autre, de nature toute différente. Le premier, c'était

la perspective d'un rôle, dans une tragédie grecque. Le professeur d'alors, M. Gaussens jeune, avait essayé <$e mettre en honneur ces représentations, à l'instar de ce qui se faisait à La Chapelle Saint-Mesmin, sous l'impulsion de l'illustre évêque d'Orléans Msr Dupanloup.

Les avis étaient partagés, même au Séminaire, sur l'opportunité et l'utilité de cet exercice, et les élèves, naturellement, n'embrassaient pas le parti favorable. Nous croyons que Louis échappa, grâce à une de ses indispositions annuelles, à ce qu'il qualifiait, en riant, d'affreux malheur. L'autre souci, plus grave, touchait aux choses de la conscience. M. Laprie renonçait à l'enseignement, et Louis devait choisir un autre confesseur. Il s'adressa, dès la retraite du commencement de l'année, à M. Lataste, et il a toujours dit que les premières paroles de ce nouveau père de son âme l'avaient bouleversé.

Elles durent être simples pourtant, une variante de l'interpellation d'Elie au peuple israélite : « Usquequo claudicatis in duas » partes? Jusques à quand boiterez-vous des » deux côtés (*) ? » Mais elles rendaient le son

F) III Reg., XVIII, W.

d'une âme éminemment sacerdotale et elles éveillèrent un écho dans celle de Louis. A partir de ce moment, il put s'écrier avec le Psalmiste : « Dioci, nunc çoepi. J'ai dit et j'ai y> commencé Ç) », car, pour parler comme un de ses amis les plus intimes, son rival heureux, M. l'abbé Hazera, « il commença » aussitôt son mouve'Jnent de retour. » Le mouvement fut subit, mais la marche assez lente, malgré les coups de fouet reçus, de temps à autre, dans des circonstances analogues à celles que nous avons signalées, notamment l'inauguration du tombeau de M. Lacombe, celle de la chapelle, considérablement agrandie.

L'an d'après, en rhétorique, sous le placide abbé Thibaut, qui enseignait avec infiniment de goût, mais qui s'abstenait d'agir sur ses élèves autrement qu'au point de vue intellectuel, Louis, déterminé à embrasser l'état ecclé.

siastique, revêtu même de la soutane, depuis le jour de Pâques, démarche qui causa une surprise générale, sentait son cœur partagé entre Dieu et la créature. Des amitiés, plus sérieuses que celles où il s'était fourvoyé, lui étaient un

O PS. LXXVI, II.

point d'appui pour lutter, mais n'offraient pas un dérivatif suffisant au trop plein de son cœur.

« Il faut que cela finisse, écrivait-il, pendant » un séjour à Langon, à celui qu'il appelait » son angegardien, Aurélien Virac; aujour» d'hui, je suis bien sage; je le serai encore » plus bientôt ; tu seras là pour me tenir : » c'est la fonction d'un ami. »

En se décidant à revêtir le saint habit clérical, Louis avait senti s'ouvrir son âme à d'autres goûts, à d'autres sentiments. Le zèle de la gloire de Dieu commençait à l'envahir et il cherchait à procurer cette gloire par les moyens à sa portée. C'était en venant chercher, à la maison de campagne du Grand Séminaire, de la mousse et du lierre, pour décorer le monument du jeudi saint, qu'il avait porté à ses amis et compatriotes la nouvelle de sa prise de soutane. Au mois de mai, obligé d'aller à Langon, pour raison de santé, il se mit à la disposition de l'excellent vicaire, M. Bonneau, - chargé seul du poids de la paroisse, les distractions du bon curé Carros s'étant insensiblement transformées en absences et divagations mentales.

Voici un court extrait d'une lettre, datée du 14 jui., dimanche dans l'octave du Très Saint Sacrement :

« La procession de Langon n'est pas sans » attrait pour un enfant de la paroisse. Mais » comme elle pâlit auprès de cette pompe que » l'on déploie à Bordeaux !

» Le temps est magnifique. La procession en » sera peut-être un peu plus belle. Pour moi, je » me propose de m'en donner à cœur joie, puis» que le claquoir m'a été confié. Aujourd'hui, » j'aurai quelque satisfaction; mais c'est un > bien vilain métier que d'exercer les enfants » de Langon.. Ils sont indécrottables. Tu dois » connaître l'esprit général des enfants de.

» choeur. Ici c'est encore pire.

» La première communion a eu lieu, jeudi, » 11 du courant. C'était quelque chose de ravis» sant. Tout se serait très bien passé, si > M. Antoune, missionnaire diocésain, ancien » curé de Mazères-et-Roaillan, n'eût prêché » neuf fois dans la journée, cinq fois à la » messe, quatre fois à vêpres.

» M. Bonneau est épuisé de fatigue. »

Suivent quelques détails humoristiques sur les cadeaux reçus par ce bon prêtre, sur les lubies du pauvre pasteur dément, qui n'a pas même l'idée de se démettre. Puis Louis ajoute :

ans tout cela, c'est la paroisse qui souffre.

» Cependant je crois que jamais Langon n'a » été porté vers le bien autant qu'à présent.

» Le mois de Marie a été suivi, comme jamais » il ne l'avait été. Le jour de la première » communion, M. Bonneau avait consacré » 450 hosties; il en est resté une dizaine. Tu » le vois, la moisson mûrit et les ouvriers » manquent. L'ivraie croît à côté du bon grain ; » il n'y a pas assez de mains pour l'arracher; » que pense donc le maître de la moisson ?

» Il y a ailleurs tant de moissonneurs inutiles ! »

Malgré ces réflexions, qui semblent annoncer une aspiration vive vers le ministère paroissial, la pensée des Missions lui était revenue, non plus confuse, comme aux jours de sa sixième, mais précise et nettement arrêtée. « Cette » pensée, nous écrivait plus tard quelqu'un » qui l'a bien connu, M. Rousseille, directeur

> au Séminaire des Missions Étrangères, » était dans son esprit, depuis l'époque où il » avait résolu de se faire prêtre, car, pour lui, » l'appel de Dieu au sacerdoce avait été, en » même temps, l'appel à la vie apostolique. »

Un petit événement, providentiel, sans nul doute, vint donner du corps à cette vague aspiration et la transformer en idée fixe, en désir caractérisé.

Un prêtre bisontin, missionnaire au SuTchuen, l'abbé Perny, dans un voyage qu'il faisait en France, pour surveiller l'impression d'un Dictionnaire français-chinois, passa par Bordeaux, et reçut l'hospitalité au Petit Séminaire, avec un jeune étudiant chinois, qui l'accompagnait, nommé Simon (*).

Pendant tout leur séjour, le missionnaire et son disciple furent de la part des élèves l'objet d'une attention soutenue. Les plus légers s'amusaient à faire parler et chanter Simon; les plus sérieux interrogeaient et écoutaient M. Perny. A quelque temps de là, Louis était à Langon; sa poitrine fatiguée demandait, pour la seconde fois, depuis quatre mois, l'air natal.

O Martyrisé depuis.

C'était le premier dimanche d'août. Il se rendait, avec un des grands séminaristes langonnais, à Toulenne, pour assister à la fête du Rosaire, que M. Dupuy anticipait, pour avoir ses musiciens et ses enfants de chœur du collège, si merveilleusement costumés et stylés.

En repassant ensemble les souvenirs de l'année, saillies spirituelles de l'abbé Thibaut, boutades et inventions excentriques de ses deux amis et complices en drôleries, Largeteau (Ariste) et Cayx (Benjamin) (*), drame du carnaval ("), chants montagnards, exécutés avec orchestre, etc., etc., les deux amis en vinrent au passage de M. Perny, qui avait visité aussi le Grand Séminaire, aux récits attachants qu'il avait faits de sa vie d'apôtre, de ses épreuves, de la ferveur de ses chrétiens. Louis demanda à son compagnon si, parmi les théologiens et les philosophes, nul ne s'était senti porté vers les missions lointaines. Il ajouta : « Plusieurs de » mes condisciples croient avoir cette vocation.

(*) M. Largeteau est mort Sulpicien, à Bordeaux ; M. Cayx est entré à la Trappe.

(**) Ils avaient joué Charles VI, de Casimir Delavigne, arrangé par leur professeur, grand auteur et adaptateur de drames et comédies.

» '—Et toi ? lui ditson interlocuteur, en souriant » et sans rien soupçonner. — Je t'avoue que je » suis du nombre. » A cette confidence inattendue, faite du ton le plus naturel, le questionneur fut impuissant à réprimer un sentiment de surprise et d'épouvante, et ce cri lui échappa : « Et ta mère? » L'exclamation était justifiée par la situation actuelle de-Mme Dufour. Son mari, pour réaliser plus vite une fortune, avait vendu sa charge d'huissier et s'était lancé dans le commerce, avec un associé malhonnête. Les affaires leur avaient si mal réussi qu'après ruine complète et faillite peu honorable, ils avaient été réduits à s'expatrier. — « Ma mère ! tant » qu'elle vivra, répondit Louis, je crois que je » n'aurai jamais le courage de lui en par» 1er. > A partir de ce moment, la conversation revint souvent sur ce chapitre; mais Louis exigea le secret. Il avait besoin de s'étudier sérieusement lui-même avant que de donner l'alarme aux siens.

La lettre suivante, écrite peu après, des Pyrénées, porterait à croire qu'il ne songeait pas toujours aux Missions, si la suite ne démontrait le contraire. Il est aisé de voir, en la lisant, que les soins donnés à la santé du

corps n'absorbaient pas toute l'attention, toute l'activité de son âme :

« Luz, 31 août 1857.

» Bien cher ami, » C'est ici, plus que partout ailleurs, que l'on » sent l'impérieux besoin de cette autre moitié » de soi-même, comme dit le bon Horace, > que l'on appelle un ami. Ces montagnes, ces > cascades, sont essentiellement mélancoli> ques. Ce qui fait que si on l'est déjà tant soit » peu par nature, il faut nécessairement » apporter remède au mal, en s'adressant à » autre chose qu'à ces pics décharnés et à ces » gaves retentissants : je veux dire, à celui » que l'on aime, non pas d'une de ces amitiés » éphémères, mais d'une affection sincère et » durable, fondée sur la vertu.

» Le récit de mes excursions t'intéresserait » plus ou moins, parce que la description, > faite par la main même la plus habile, reste » toujours bien au dessous de la réalité. Laisse» moi cependant te dire un mot de la dernière » course que j'ai faite au pic du Midi.

» C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.

» Onze heures venaient de sonner au » beffroi de Luz ; une cavalcade partait ; sept » hommes la composaient. La nuit était belle, » mais froide. Cependant, tout en chantant » et courant, par monts et par vaux, nous » arrivons, à trois heures et demie du matin, » à l'hôtellerie qui se trouve au pied du pic.

» Là, nous prenons une tasse de café, contre > le sommeil, et nous continuons l'ascension, » et, à quatre heures trois quarts, nous étions » au sommet, après avoir vu, avec une véri» table admiration, se succéder la nuit aux » noires ailes, l'aurore aux doigts de rose, > et la naissance du plus beau des jours.

» L'Orient était tout en feu. Tout à coup un » cri part : le soleil sortait des ondes ! Je » m'arrête ici.

» Pour avoir une idée de la richesse » et de la splendeur de ce spectacle, il » faut l'avoir vu. Déjà le soleil est monté » dans les cieux. Alors la scène change : » à droite, on voit Toulouse; en face, Tarbes; » à gauche, Bayonne ; derrière, les Pyrénées » espagnoles, la Maladetta, le pic de Vigne» male, le Marboré, le cirque de Gavarnie, etc., » paysage grandiose, que je me propose de

» te décrire, lorsqu'il me sera donné de te » presser sur mon cœur.

» Adieu. Prie pour moi : mes plaies déjà » cicatrisées se sont rouvertes (*). »

Nous avons cité cette lettre, pour prouver que Louis non seulement savait sacrifier aux goûts littéraires de ses correspondants, mais qu'il n'était pas absolument insensible aux grandes beautés de la nature. Nous l'avons citée surtout à cause de la courte phrase qui la termine, et pour montrer qu'à ce moment le combattant résolu n'était pas encore entièrement maître des mouvements de son cœur.

Au retour de ce voyage, pour entrer en rapports avec les Directeurs du Grand Séminaire, il voulut, avant la fin des vacances, leur faire une visite en leur maison de campagne. Les deux grands séminaristes langonnais, clercs tonsurés depuis quelques mois, se chargèrent de le présenter. Ils furent, comme on l'est toujours, en pareil cas, très cordialement accueillis. Après le dîner, Louis proposa à ses

n A son ami, Aurélien Virac.

deux compagnons de pousser jusqu'à Mussonville, distante d'un kilomètre à peine de Saint-Paulin (*). Il parcourut silencieusement toutes les allées, jeta un long regard sur ces ombrages qui avaient abrité ses jeux et quelquefois ses rêveries. Cette promenade éveilla dans son âme des souvenirs et des émotions qu'il garda pour lui seul. Il revint à Langon, pensif, triste, presque bourru. Le vieil homme était allé recevoir le coup de mort sur le champ de bataille où il avait remporté ses premières victoires et subi ses premières défaites. Les témoins de la scène assistèrent à ce dernier duel, sans soupçonner l'âpreté de l'attaque et la victorieuse énergie de la résistance. Ils échangèrent même quelques sourires, se remémorant telle confidence qu'ils avaient reçue, aux jours de la lutte soutenue avec mollesse.

Ils comprirent cependant que l'heure était solennelle et ne tardèrent pas à s'apercevoir que l'homme nouveau avait pris le dessus.

Dès lors, en effet, les yeux, comme les désirs du jeune aspirant à la cléricature, se portèrent

, (*) C'est le. nom de la villa du Grand Séminaire de Bordeaux.

toujours en avant; son âme parut forte, énergique, virile. Depuis longtemps aux prises avec lui-même, il avait fini par se vaincre. —

Dieu, maintenant, va le mener par la aoee l'épreuve, qui est la voie de la vie : « Via vitœ » increpatio disciplinez C) .» Six ans de travaux, de combats et de peines triompheront et des hommes qui le retiennent, et du ciel qui fait parfois acheter sa faveur.

(*) Prov., vi, 23.

CHAPITRE IV

GRAND SÉMINAIRE. — ÉPREUVES. — SOUS-DIACONAT.

(1857-60)

Le Grand Séminaire est une école austère.

Le jeune homme y mûrit promptement. Ne faut-il pas que, au bout de cinq ans, il soit devenu un vieillard, presbyter?

Une retraite de huit jours pleins commence l'œuvre ardue de cette transformation. Trois mois après, une ordination met sous les yeux du nouveau' venu le spectacle qu'il offrira bientôt lui-même et fait retentir à ses oreilles des recommandations, qui lui seront adressées plus tard. Le temps fuit, au milieu d'études captivantes. Un premier appel résonne : c'est Dieu, qui demande une promesse, et qui, en échange, présente une couronne bien douce, la tonsure, emblème de royauté spirituelle, autant que de renoncement; puis un second appel, et

c'est la clef du saint lieu qui est déposée en la main du clerc, avec le livre de la parole inspirée, avec le flambeau symbolique ; puis un troisième appel, plus sérieux que les autres, et l'on s'étend sur le pavé du temple, et l'on voue à Jésus-Chrit un inviolable amour, et l'on contracte avec l'Église d'indissolubles fiançailles ; et puis, l'on va prendre place à la droite du prêtre, à l'autel du sacrifice, et l'on porte avec lui la main sur l'oblation ; et puis enfin, on est prêtre, prêtre pour l'éternité (*) 1 Et si, pendant que l'on chemine sur cette voie aux pentes abruptes, Dieu ajoute des épines à celles qui croissent d'elles-mêmes dans tous les sentiers d'ici-bas; si, pour une âme, choisie entre cent autres, le soleil de la grâce a des rayons plus ardents, ces cinq ans écoulés, il y a du sang à chacune des épines, chaque rayon a consumé une fibre sensible du cœur, et le lévite, désormais sacrificateur et victime, se sent façonné pour les grandes choses, mûri et trempé pour les grands labeurs.

Louis rencontra sur sa route ces épreuves exceptionnelles, et dans son ciel brilla ce

O Ps. cix,

soleil, plus lumineux, mais aussi plus brûlant.

Sa première bonne fortune fut d'obtenir un directeur qui sut le comprendre et le modérer en le stimulant.

M. Larrieu, Bordelais, michaëliste (*) même, ce qui revenait jadis à être Bordelais doublement, n'avait été accordé, dit-on, à la Société de Saint-Sulpice qu'à la condition d'être rendu au Grand Séminaire de Bordeaux, après sa probation. Il y avait organisé, aussi complètement que possible, l'enseignement des sciences physiques, inauguré précédemment par l'aimable abbé de Langalerie, et continué ensuite par un Langonnais, l'abbé Gramidon.

D'ailleurs, bon à tout, en fait de pédagogie, il avait tour à tour professé, avec un égal succès, la philosophie, le dogme, et surtout la théologie morale. Dans ces deux derniers emplois, il avait, le premier peut-être, réagi contre les restes du gallicanisme et du rigorisme janséniste. Ayant suivi, à Paris, les cours du célèbre M. Lehir (**), il enseignait

n Enfant.de Saint-Michel.

(") L'abbé Lehir fut le professeur d'hébreu du trop fameux Renan, qui, dans ses Souvenirs, lui a rendu pleine justice.

l'hébreu, à temps perdu, aux étudiants de bonne volonté, et, les jours de promenade à la campagne, l'archéologie, avec l'histoire du diocèse, et la botanique, avec excursions pour herboriser.

« Il fallait le voir, écrit une plume contempo» raine, il fallait l'entendre, cet homme pétri > d'énergie, d'intelligence et de cœur. Il se » démenait, il courait à son tableau, à ses » instruments, à ses cartes; ses bras s'agi» taient en télégraphe ; ses prunelles noires, » trouant l'air, comme deux vrilles, étince» laient à travers ses lunettes; sa voix mor» dante vous traversait de part en part; ses » formules, découpées à l'emporte-pièce, et » frappées au marteau, arrivaient à une » vigueur de contour et à un relief saisis» sants ; dans ses bons moments, sa verve > était endiablée et n'avait d'égale que sa » distraction (*). »

Entre temps, horticulteur, architecte et sculpteur, il faisait de la cour du vieux cloître un parterre aussi gracieux que le cadre en

(*) Revue Catholique de Bordeaux, 1881, 16 mai, article de M. l'abbé Lacadiie.

était maussade; il préludait à la construction de son élégante chapelle (*) par l'érection et la décoration d'un gracieux monument commémoratifde la définition dogmatique de l'Immaculée Conception. Sous ses ordres et à ses côtés, une équipe d'ouvriers bénévoles, revêtus comme lui d'une longue blouse de lustrine noire, maniaient tantôt le ciseau et tantôt l'ébauchoir, et passaient les jours de congé à tailler la pierre dure du piédestal (**). Son cœur était aussi chaud que son intelligence était pénétrante, son jugement sûr et droit, sa casuistique sagace, large et précise. Aussi, longtemps avant que d'être placé à la tête de la maison, était-il devenu, ce qu'avait été auparavant M. Hamon, l'oracle et le confident du clergé diocésain.

« Ceux qui ont simplement connu M.Larrieu » comme professeur, poursuit l'auteur des » lignes que nous venons de reproduire, ne » l'ont pas connu tout entier. Il faut avoir été > dirigé par lui pour l'apprécier complète» ment. Quelle prestesse de main ! quelle

0 Construite à l'extrémité du jardin, à partir de 1867, lorsqu'il fut supérieur.

(") MM. Biard, Mestivicr, etc.

» sûreté de coup d'œil, en auscultant une » conscience !. En même temps, on sentait en » lui une sollicitude presque maternelle. Des » flots de tendresse -débordaient de son cœur » ému. Qu'il parlât, sa voix trouvait des » accents angéliques; qu'il écrivît, ses lettres » ne pâlissaient pas devant les belles lettres » de direction écrites par Bossuet et par » Fénelon (*).

Quel contraste entre cet Aquitain expansit et les deux autres Sulpiciens qui résumaient alors tout le Séminaire, MM. Chapt, supérieur, et Labbe de Champgrand, professeur d'Écriture sainte et de Liturgie !

Il n'y avait entre ces trois hommes qu'un point de ressemblance, l'amour de la règle et l'esprit de mortification. Nous ne parlons pas de la laideur physique, presque égale chez les deux premiers, mais qu'illuminait, chez M. Larrieu toujours, chez M. Chapt quelquefois, le reflet de la sainteté intérieure. Quant au troisième, gentilhomme de pied en cap, il eût été beau comme un François de Sales, si la souffrance n'eût incliné sa haute taille,

(*) Même article.

émacié tout son corps et altéré ses traits, dont son humilité s'attachait en vain à dissimuler la grâce toute patricienne.

C'est en racontant ce dernier que l'écrivain cité plus haut a tracé des deux autres une si vive pointure. Empruntons-lui encore le portrait suivant : « M. Chapt personnifiait l'autorité. Non que » son extérieur imposât : sa taille était chétive, » son visage désagréable, sa démarche lourde ; » mais quel tempérament de supérieur ! Tou» jours le premier au devoir, il était la règle » vivante, la règle inflexiblement imposée » ensuite. Il faisait tout ce qu'il fallait faire ; » il ne disait que ce qu'il fallait dire. Il arrivait » à la seconde précise. Pas un mouvement de » lui qui ne fut intentionnel; son sourire » même ne venait que par ordre, à la mesure » voulue. Son pas battait le sol avec la régu» larité du mouvement d'une horloge. Volon» tiers nous aurions levé les yeux vers lui, pour » voir le règlement, comme nous regardions » au cadran, pour voir l'heure.,. L'âge, la » fatigue, la passion ne paraissaient pas plus » agir sur sa nature impassible que l'émotion » ne perçait sur sa figure impénétrable de

» sphinx de granit. Ah ! il ne nous traitait pas » mollement, je vous l'assure ! La discipline » de Sparte ne semblait que de la ouate à côté » de la sienne. D'un bout d'année à l'autre, il » nous prêchait la mortification ; c'était tou» jours Carême et jamais Pâques, dans ses » conférences ; toujours aussi c'était l'hiver : » il y faisait clair, il y faisait froid, comme > dans l'atmosphère du pôle. Pourtant, qu'en » un moment de pénible angoisse, on s'adres» sât filialement à son cœur, la glace fondait ; » on trouvait un père. »

Ceux qui ont visité le Grand Séminaire de Bordeaux reconnaîtront qu'une telle physionomie s'harmonisait avec l'aspect peu attrayant de cette maison, dont l'entrée seule, par un jour brumeux, donnait l'idée d'un CalnpoSanto de Norwège. C'est un ancien monastère de Capucins, que M. Hamon exhaussa d'un étage et qu'on avait accommodé tant bien que mal à de nouvelles exigences. Il ouvre juste, par une de ses extrémités, sur un quartier populeux, où foisonnent les ruelles sombres et étroites. Corridors obscurs, murs décrépits, planchers branlants, tout, à peu de chose près, s'y ressent de la pauvreté franciscaine. Du

chœur des religieux, on a fait une Salle des Exercices. Cette salle, voûtée en pierre, n'est éclairée que par une haute fenêtre, qui va chercher la lumière au dessus des constructions environnantes. La chapelle, sans style aucun, avait reçu de M. Hamon quelques embellissements, entre autres, au dessus de l'autel majeur, un baldaquin à colonnes de stuc marbré et un tabernacle de bronze doré, d'un assez beau caractère (*). La piété s'y alimentait par la prière et la majesté correcte des saints offices. L'étude rendait moins longues les heures passées dans la cellule froide et nue, et, en récréation, la gaîté girondine, reprenant ses droits, éclatait en rires sonores, surtout lorsque le soleil dardait ses rayons sur le parterre qui sépare les bâtiments des deux étages de terrasses, élevées au dessus des Douves du vieux Fort-Louis.

Les trois saints personnages que nous avons nommés avaient, en cette année scolaire 1857-58, des collaborateurs de mérite divers, tous conformes au type classique des Olier,

(*) Ce tabernacle a été transporté dans la chapelle de philosophie.

des Tronson et des Emery. C'étaient : MM. Bordès, Jallat, Mallet, Captier, Reynaud, Bonnel; un peu plus tard, MM. Morel, Scholl et Vassoult. Un vieillard, réfractaire au moule commun, amusait les élèves, tout en exerçant la patience des maîtres, par ses originalités de nature et ses excentricités voulues. Il s'appelait M. Leflambe, et, après avoir enseigné la Morale, d'une façon assez fantaisiste, avait été mis d'office à la retraite. Une légende s'est formée autour de son nom. Elle ne lui prêtera aucune singularité plus bizarre que celles dont il avait le monopole.

M. Larrieu, avons-nous dit, fut le directeur choisi par Beaulieu. C'était à celui-là que s'adressaient d'instinct, en quelque sorte, tous les séminaristes qui éprouvaient quelque velléité d'être missionnaires. Il n'avait .pas dirigé Faurie, enfant spirituel de l'excellent abbé Jallat; ni Barreau, qui s'adressait à M. Chapt. Mais Rousseille et Daugaron, plus récents, relevaient de sa paternité spirituelle.

Il dirigea Beaulieu et le marqua de son empreinte. Justement, l'année où celui-ci arrivait en philosophie, l'abbé Larrieu, restant chargé d'un cours d'Histoire ecclésiastique.

pour les théologiens, devenait Supérieur des Philosophes. Cette fonction lui conférait un rôle plus actif, lui donnait une part prépondérante dans la formation des nouveaux venus, tâche difficile, plus aisée à un indigène. Tant sérieux soit-il, en effet, il connaît, comprend l'esprit, le caractère de ses compatriotes; il sait par où les saisir, pour ménager la transi-.

tion entre la vie tout en dehors et en expansion du Petit. Séminaire, véritable enfance de l'âme, et la gravité monacale du Grand, où tout doit tendre à produire la maturité.

La seconde faveur dont notre ami fut l'objet, était d'un genre à part. Quelques jours après la retraite, une poignante attention de la Providence l'amenait auprès d'un lit de mort, bientôt auprès d'un cercueil.

Nous avons parlé plus haut d'amitiés sérieuses et chrétiennes, contractées par lui à l'époque des grandes agitations de son cœur. Le plus accompli de ces amis de la dernière heure, Aurélien Virac, se mourait. Louis eut la permission d'aller le visiter, plusieurs fois, durant son agonie, et voici ce qui se passa entre eux : f « Je le sommai, tandis qu'il était sur son1 » lit de mort, de me donner un gage de sa

» bonne amitié, en demandant à Dieu pour » moi, au jour de son entrée triomphante dans » le ciel, la grâce de mourir missionnaire. > Il écrivait cela, un an après, à un père (*) admirablement chrétien, et, par conséquent, résigné, puis il ajoutait : « Par tout ce que j'ai ressenti, j'ai lieu de > croire que l'heure du triomphe a déjà, depuis » longtemps, sonné pour lui. Je suis sans » crainte pour mon avenir, car j'ai la ferme » confiance que le bon ami Aurplien se char» gera de me dire où est pour moi la route » du ciel. »

Quand le pieux jeune homme eut rendu à Dieu sa belle âme, Louis et ses condisciples escortèrent sa dépouille à l'église et au cimetière ; puis il fut député, avec un autre de ses amis, pour aller faire à la famille du défunt une visite de condoléance. Au sortir de la

maison, Louis, pénétré des graves pensées que toutes ces scènes étaient de nature à inspirer, dit à son compagnon, avec une simplicité

(*) M. Virac père, ancien notaire, puis directeur du Poids public, à Bordeaux, a laissé un livre très documenté : Recherches historiques sur la ville de Saint-Macaire, un vol. in -8°.

effrayante : « Ma mère est le seul lien qui me » retienne ; si Dieu venait à me la prendre, > je verrais dans cette nouvelle mort une » marque divine de ma vocation aux missions > étrangères. » Sa mère! il l'aimait bien pourtant, et certes, ceux qui l'ont connu ne l'accuseront jamais d'avoir été mauvais fils.

Mais la mort menaçait de près cette douce martyre, et les menaces étaient assez évidentes pour qu'il fût permis de prévoir cette cruelle éventualité.

« Des revers de fortune, d'amers chagrins » (nous en avons plus haut indiqué la source), > avaient visité son foyer. Ce foyer même était » passé à des mains étrangères, et la mère de » Louis, résignée à tout, mais atteinte d'un » mal qui ne pardonne pas, commençait à se » traîner péniblement vers la tombe (*) .» Après une douloureuse odyssée, dont nous ne pouvons raconter les détails; après un séjour de quelques mois à Bordeaux, au premier étage d'une maison voisine du Grand Séminaire (**); après une étape assez prolongée

(*) Panég. de L. Beaulieu, par M. Laprie.

(") Rue du Hamel, alors rue Française, nO 43.

au presbytère de l'abbé Dondeau, son neveu, elle revint à Langon, où un beau-frère et une sœur de son premier mari, M. etMme MatthieuBlaize, voulaient lui prodiguer leurs soins et lui épargner l'humiliation de mourir chez des étrangers. Elle acheva de s'éteindre, le 7 novembre 1859 ; son fils lui ferma les yeux.

Sa mort fut la mort d'une sainte, et le prêtre qui l'assista, M. Dubreuilh, ex-vicaire de Langon, alors curé de Fargues, rend son impression en ces termes : « J'ai eu le bonheur » de la voir mourir. »

A son retour au Grand Séminaire, Louis, le1 cœur encore plein de sanglots mal étouffés, dit à ses amis : « Dieu a brisé l'unique lien qui » pût me retenir ; du vivant de ma mère, » j'aurais peut-être manqué de courage;- » maintenant, rien ne m'empêchera de suivre » ma vocation. » Il tint le même langage à M. Boyer, curé d'Arbanats, qui avait cru devoir lui adresser quelques objections amicales.

Quatre ans, toutefois, devaient s'écouler avant son départ pour le Séminaire des Missions Étrangères, et, pour le moment, son cœur seul dut faire le voyage.

Qui donc put le retenir ?

Son directeur d'abord, qui en avait le devoir et le droit. Ne faut-il pas étudier mûrement une âme, pour discerner, sans crainte d'erreur, ce qui est en elle mouvement de l'Esprit de Dieu, de l'inquiétude d'une nature plus ou moins pondérée ? N'est-il pas bon que cette âme passe par l'apprentissage du sacrifice, avant de se vouer à un genre de vie qui demande l'immolation à l'état continu ?

Quand le directeur eut reconnu, dans les désirs et les aspirations de son dirigé, les signes d'une vocation véritable, celui-ci se heurta aux refus de l'autorité supérieure.

-- Cela se conçoit.

En un diocèse comme celui de Bordeaux, où les vides faits par la mort, dans les rangs du clergé, pendant le courant d'une année, sont à peine comblés par les deux ordinations régulières ; quand le zèle dévorant d'un Pontife, digne des temps apostoliques, cherche à procurer à chaque groupe, tant soit peu important, de population, les bienfaits attachés à la présence du prêtre ; quand la piété croissante des peuples demande impérieusement qu'on augmente, dans les paroisses anciennes, le.

nombre des travailleurs ; quand les ressources du pays et les dispositions bienveillantes du pouvoir civil rendent cette multiplication des succursales et des vicariats possible et facile, la perte d'un sujet intelligent et pieux n'est pas peu de chose pour un évêque, On comprend qu'il s'y montre sensible et ne s'y résigne pas tout d'abord. D'ailleurs, n'est-il pas juste qu'une vocation extraordinaire soit par lui directement éprouvée ? Vrai père de famille, le premier pasteur du troupeau diocésain, n'est-il pas en droit d'attendre l'évidence pour reconnaître la volonté divine et consentir au départ d'undeses fils ? C'était le cas, dans ces belles années d'un pontificat glorieux et d'un régime gouvernemental, qui s'était annoncé comme réparateur, et telles étaient les dispositions personnelles du cardinal Donnet.

En 1849, Louis Faurie avait sollicité, sans l'obtenir, la permission de partir pour les Missions Étrangères. Il fallut jouer les grands jeux, pour arracher un oui au prélat récalcitrant. M. Hamon, alors supérieur du Grand Séminaire, pressé d'élaborer un programme de déclarations doctrinales et de réformes disciplinaires, pour un prochain concile provincial,

répondit à l'Archevêque : « Monseigneur, je > consens à m'en occuper, mais accordez-moi > en échange le départ de M. Faurie. — Eh > bien ! qu'il parte ! répliqua l'Archevêque, » et qu'on ne m'en parle plus. » Un peu plus tard, mêmes obsessions, pour obtenir faveur semblable à l'abbé Rousseille. Mêmes fins de non-recevoir. « Vous voulez des Chinois, des > sauvages à convertir, répétait le bon Cardi» nal, nous en avons dans la Gironde. Nous » vous en donnerons, tant qu'il vous plaira, > dans certains coins de notre Benauge et de » nos Landes. » M. de Champgrand, présent à la discussion, se permit d'élever la voix, sur le ton d'une familiarité respectueuse. « Mon» seigneur, dit-il, Votre Éminence a besoin » de prêtres. Eh bien ! qu'elle pratique la » recommandation de l'Évangile : « Date » et dabitur vobis. Donnez et il vous sera » donné (*). » L'autorisation fut accordée.

Puis ce fut le tour de l'abbé Barreau, de Libourne, pour qui on se montra plus condescendant. Raison de plus pour ne pas revenir trop souvent à la charge. Or, voilà qu'en 1855,

(*) Luc, vi, 38.

Gabriel Daugaron, de Berson, formule une demande. Il affronte, pour le même motif, une de ces colères, plus ou moins sincères; dont le Cardinal était coutumier, quand il voulait éviter de prononcer un non catégorique.

Daugaron n'en gagna pas moins sa cause, à force d'insistance et de flegmatique ténacité.

Beaulieu comprit qu'il lui faudrait emporter d'assaut, après un long siège, l'autorisation désirée, et il ouvrit la campagne en 1859, seconde année de sa philosophie. -Sa première demande fut accueillie par un refus sec et formel. Il convient de déclarer qu'une visite de M. Rousseille, revenant de Hong-Kong, après un court séjour à la Procure, et rappelé pour être directeur à Paris, avait fait travailler les têtes, et que trois ou quatre séminaristes adressaient à Monseigneur de pareilles requêtes. Plusieurs se lassèrent, un même finit par rentrer dans le monde, où il a touj ours figuré à l'avant-garde des meilleurs chrétiens. Louis ne se rebuta pas. Il réitéra ses démarches, épiant toutes les circonstances favorables, et employant tous les moyens pour aboutir. Tantôt c'était une lettre, qui arrivait au palais archiépiscopal; tantôt, un jour

d'ordination, à la fin de l'office, une main saisissait la queue du manteau pontifical : cette main, on le devine, c'était la main de Louis Beaulieu. Il s'introduisait ainsi subrepticement dans les appartements du Cardinal, et répétait, de sa voix la plus suppliante, son éternelle prière : « Éminence, voulez-vous me » laisser partir ? » D'autres fois, quand une solennité l'appelait à la Primatiale (il eut quelque temps la charge de maître des cérémonies), il se hasardait de nouveau et essuyait, en pleine Salle Capitulaire, une nouvelle rebuffade. Ces refus le désolaient; mais il savait se maîtriser et ne laissait rien paraître de sa -peine. Il sortait souriant de ces entrevues orageuses. Il se contentait d'épancher son âme devant le tabernacle, puis il prenait sa plume et faisait part de son insuccès à ses amis du 1 Séminaire des Missions Étrangères.

Il y avait des Bordelais dans cette maison : r M. RousseilIe, que nous avons nommé plusieurs fois, et Gabriel Daugaron, aspirant, qu'on devait envoyer bientôt à Tranquebar, dans l'Hindoustan.Ajoutons à leurs noms celui d'un Parisien, Alibert, qui après avoir passé cinq années au Petit Séminaire de Bordeaux et suivi les

cours de philosophie au Séminaire d'Issy, s'était senti pour les Missions un attrait sou- , dain et irrésistible (*). Louis leur écrivait souvent. Grâce aux renseignements qu'il en recevait, il s'orientait à merveille, dans cette maison, qu'il n'avait jamais vue. Il décrivait exactement et le jardin, séparé par un mur de celui du Séminaire des Filles de la Charité, et la salle des Martyrs, et la chapelle. Il savait qu'au bas du grand escalier se trouvait une grosse cloche, sans battant, apportée de Chine; qu'au fond de tel corridor était un petit oratoire, etc., etc. Un jour, que plusieurs missionnaires, partant pour l'Orient, vinrent s'embarquer à Bordeaux et logèrent pendant quinze jours au Grand Séminaire, il les étonna par la singulière précision des détails qu'il donnait sur les hommes, les lieux et les choses.

Il savait l'histoire de la Congrégation des Missions Étrangères et la racontait volontiers : « Fondée en 1663, disait-il, son but spécial » est de former, chez les nations païennes, un

(*) M. Daugaron a été réduit par sa mauvaise santé à rentrer en France, après vingt ans de séjour dans l'Inde. Il administre, dans la Gironde, la petite paroisse de Comps.

M. Alibert est mort en mission, le 8 février 1867.

» clergé indigène, qui puisse continuer l'œuvre » de Dieu, quand la persécution a fait dispa> raître les prêtres européens. »

Rien ne vaut sa correspondance, pour donner une idée exacte des phases diverses par lesquelles il passa.

Voici d'abord la lettre qu'il écrivit au supérieur du Séminaire des Missions Étrangères, M. Albrand, pour poser, en quelque sorte, un premier jalon.

« Grand Séminaire de Bordeaux, 24 mai 1860.

» Monsieur le Supérieur,

» Je viens, avec la permission de mon > directeur, vous demander la grâce d'être » admis comme élève dans votre Séminaire.

> Toujours animé du désir de me consacrer » aux Missions étrangères, j'ai, pendant long» temps, soumis ce désir à plus d'une épreuve.

> Des obstacles presque insurmontables sem» blaient m'en interdire même la pensée. Mais » la divine Providence les ayant balayés

> les uns après les autres, les moments du > Seigneur semblent enfin venus. Ce n'est pas, > Monsieur le Supérieur, que je ne sente toute » mon indignité, à la vue d'une vocation aussi » sublime. Mais j'ose espérer que telle est la » volonté de Dieu, qui choisit ce qu'il y a de » plus faible dans le monde pour en confondre » les puissances, qui donne à ce qui ne parais» sait que néant la force de détruire ce qui » semblait le mieux affermi.

» Il ne m'appartient pas, Monsieur le Supé» rieur, de vous donner moi-même les rensei» gnements que vous pouvez désirer sur mon » compte. M. Rousseille, qui me connaît » depuis longtemps, et MM. les Directeurs du » Grand Séminaire de Bordeaux, seront, je » pense, heureux de vous les fournir.

» Je dois cependant vous dire, Monsieur le » Supérieur, que je n'ai point obtenu de S. E.

» le Cardinal-Archevêque de Bordeaux la per» mission de quitter son diocèse. A trois » demandes différentes que je lui ai adressées, » depuis le commencement de cette année, Elle » a répondu par des lettres foudroyantes. Non » contente de cela, Elle a essayé de me dissua» der et a voulu, mais inutilement, faire jouer

» ce rôle à mon directeur. Enfin, Elle m'a fait » déclarer par un de ses grands-vicaires, que » désormais Elle ne répondrait plus par des » raisons à mes instances, mais qu'Elle ne » voulait, en aucune manière, en entendre » parler.

> Après une semblable déclaration, il me > semble, Monsieur le Supérieur, que je ne » devrais point insister auprès de vous pour » obtenirmon admission. Mais c'est précisément > ce qui m'y engage, car, s'il me faut soutenir » une lutte violente, ce sera pour moi une » grande consolation de penser que j'ai quel» que part aux prières de cette sainte maison » des Missions Étrangères. Ce me sera aussi » un motif de plus d'espérer que Marie et les » vénérés Martyrs de la Congrégation vou» dront bien, par leur intercession, abréger le > temps de mon épreuve.

» Je vous supplie donc, Monsieur le Supé> périeur, de vouloir bien, si vous ne m'en » jugez pas trop indigne, me réserver une » place parmi vos élèves.

» En attendant l'heureux moment où je » pourrai me dire l'un de vos enfants, j'ai I » l'honneur d'être, avec le plus profond respect,

» Monsieur le Supérieur, votre très humble et » très obéissant serviteur.

» L. BEAULIEU, » Élève de théologie. »

Le même jour, il écrivit à M. Rousseille, sur un ton toujours respectueux, mais plus familier :

« Monsieur,

» J'ai à vous apprendre une nouvelle, qui, je » l'espère, ne sera pas pour vous sans intérêt.

» Aujourd'hui même, j'ai écrit à M. Albrand, » pour demander mon admission. Ce n'est pas » que toutes les difficultés soient levées, loin » de là. M. A. (Alibert, sans doute) dut » vous communiquer la lettre dans laquelle je » lui détaillai les démarches faites depuis votre » passage à Bordeaux. Sur de nouvelles ins» tances, M. Dulac (grand vicaire), avait été » chargé par Son Éminence de parler à » M. Larrieu, mais c'était uniquement pour lui » persuader de me détourner de ma résolution.

> La proposition a été reçue comme elle le » méritait, c'est-à-dire avec une sainte indi> gnation. On a répondu que c'était du temps > perdu, que tôt ou tard il faudrait me laisser » partir. Enfin, on a fait avouer à M. le » Grand Vicaire que Son Éminence n'avait » aucune raison à donner, sinon qu'Elle ne » voulait, en aucune manière, entendre parler » de cela. Qu'en ad viendra-t-il ? Dieu le sait.

» S'il .me veut à Paris, il saura bien m'y » conduire envers et contre tous. En atten» dant, j'ai demandé mon admission. Je compte » sur votre bonté dans cette affaire. Vous seul, » par votre position, pouvez plus que tout le » monde ensemble. L'amitié que vous m'avez » témoignée, à votre passage, me fait espérer » que votre appui ne me sera pas refusé. Il est » fort possible que mon épreuve dure eneore » longtemps. Et cependant, ce cher M. Alibert, » avec lequel j'étais en correspondance, depuis '» trois ans, va quitter le Séminaire. -Je ne > doute pas que, lorsque vous étiez dans la » situation où je me trouve, vous n'ayez éprouvé » ce besoin personnel d'avoir quelque rapport » avec cette sainte maison où l'on brûle d'aller.

» Je vous demanderai donc, au nom de ce

» sentiment qui ne vous fut pas étranger, de » vouloir bien me permettre de vous adresser, » de temps en temps, quelques lignes. Ce » serait pour moi une grande consolation et » un grand encouragement.

> Je vous prie, encore une fois, de ne pas » m'oublier dans l'affaire présente, et aussi » dans vos bonnes prières, et de me croire » Votre tout dévoué serviteur,

» L. BEAULIEU. »

Les renseignements furent demandés probablement à Bordeaux. Car voici la lettre que M. Larrieu adressait à M. Albrand, le 4 juin suivant :

« Monsieur le Supérieur

» Je crois en effet qu'il n'est pas nécessaire » d'avertir M. notre Supérieur. Il est déjà au » courant des démarches de M. Beaulieu, » qui lui en a donné lui-même connaissance, » et celui-ci pourra encore, sans le moindre » inconvénient, lui faire connaître votre

» décision. Cette affaire, au reste, ne paraît pas » près de son dénoûment. M. Beaulieu vient » de tenter auprès de Monseigneur lui-même » une démarche qui n'a obtenu qu'un refus » formel et absolu. Son Éminence ne voit que > les besoins du diocèse qu'Elle gouverne, et » comme ils sont très grands, Elle ne peut pas » se résoudre à laisser partir les sujets qu'Elle » croit devoir lui être utiles. Mais ce que Dieu » veut ne saurait manquer d'arriver. Aussi, » si cette vocation est véritable, elle aboutira » tôt ou tard. Pour moi, je tâcherai de faire » ce que la conscience et le zèle demandent » de moi en pareille circonstance. Mais il me » faut de la réserve, car Monseigneur sait que » MM. Rousseille et Daugaron étaient eux » aussi mes pénitents et il se défie un peu de » moi. Je me recommande à vos prières et vous » offre les sentiments respectueux avec les» quels je suis, Monsieur le Supérieur, votre » très humble et très dévoué serviteur, » LARRIEU, p. S. S. »

A partir de ce moment, le titre d'aspirant,

qu'il avait obtenu, vier l'ardeur de

ses désirs et aussi l'accroître. On pourra la trouver parfois un peu impatiente. Nous n'oserions prétendre, en effet, que des retards, bien longs, à son gré, n'excitèrent jamais en lui quelque irritation ; cependant, ses lettres attestent que ce sentiment était passager.

« Bien convaincu, écrivait-il, le 11 septem» bre 1860, que rien n'arrive que par la dis» position de Dieu, mais que, particulièrement, » lorsqu'il s'agit d'une vocation, et surtout » d'une vocation sublime, sa bonté se plaît à » conduire, comme par la main, au travers » des obstacles, celui que son cœur a choisi, » je m'abandonne amoureusement à cette » volonté sainte, et je me jette avec un filial » abandon entre les bras de Marie, que j'ai » chargée de me la manifester. Sans doute, » j'ai bien soin de lui dire que ce serait là le » plus grand bonheur qui me pût arriver, la » plus grande grâce qui pût m'être accordée, » l'unique désir de mon cœur. Mais, quoi que » j'aie pensé, dit ou fait, au pied de l'autel, » en me relevant, je ne sais que répéter : » Fiat voluntas tua. Que votre volonté soit » faite. »

« Que faire ? écrivait-il un peu plus tard,

> après une tentative inutile, ainsi que les » précédentes. Que faire ? — Répéter, comme » avant : Non mea voluntas, sed tua fiat. »

» Et c'est aussi ce que je me propose de faire, » bien convaincu que, mon indignité étant le > principal empêchement à mon départ, je » dois commencer par enlever cet empêche» ment, en faisant saintement mon Séminaire.

» que je considère, devant Notre Seigneur, » comme le lieu de ma probation. » Nobles et chrétiennes paroles, indice d'une âme qui arrive à se vaincre et à se dominer.

r

CHAPITRE Y

GRAND SÉMINAIRE (suite). — PASSAGE DE MISSIONNAIRES.

GUERRE D'ITALIE. — CÉRÉMONIES. — VACANCES.

(1857-60)

Les dispositions qui s'accusent à la fin du précédent chapitre, Beaulieu les apporta toujours dans l'accomplissement de ses devoirs de séminariste, devoirs d'étude, devoirs de piété.

A la vérité, se sentant né pour l'action, au' Grand, comme au Petit Séminaire, il se contentait du suffisant, en matière d'études, et, quand il avait consciencieusement préparé sa classe, il n'eut jamais la pensée d'entreprendre un travail supplémentaire. Des cahiers de lui sont entre nos mains : ils attestent simple-

ment la régularité de son travail, avec les habitudes d'ordre et de propreté, qui le caractérisaient dans les moindres choses.

Nous n'affirmerions pas qu'il se soit passionné pour les questions, si agitées alors, de VEclectisme, du Mennaisianisme et du Kantisme. Il prenait plus d'intérêt aux leçons et aux expériences de physique et de chimie; il espérait tirer parti plus tard, comme le faisait, au Kouey-Tcheou, l'abbé Faurie, des connaissances qu'il aurait acquises en ces matières.

Il goûta mieux la théologie, l'histoire de l'Eglise, l'Ecriture sainte et la liturgie. C'était Dieu même étudié dans sa révélation, son culte, ou sa conduite sur les âmes. Un de nos maîtres les plus aimés, demeuré trop peu de temps à Bordeaux, M. Vassoult, esprit brillant et âme chaude (*), réunissait, de temps à autre, dans son appartement, ceux de ses élèves qui lui paraissaient les plus intelligents; il leur proposait quelque intéressante question de morale ou de dogme à traiter dans leurs moments de loisir, leur indiquant

o Du diocèse d'Aix, aujourd'hui supérieur de Nîmes, après l'avoir été à Metz, tant que les Prussiens y ont souffert des maîtres français.

ou leur prêtant des livres pour approfondir le sujet: Histoire des Variations, deBossuet; Symbolique, de Mœlher ; Histoire du Dogme chrétien dans les trois premiers siècles, de Mgr Ginoúlhiac. Beaulieu se rendait à ces petites conférences, mais quand ses confrères apportaient, qui, une dissertation sur un point de doctrine, qui, la solution liguorienne d'un cas de conscience, qui, l'analyse d'un ouvrage de controverse, qui, même un essai de spiritualité, en style oratoire, lui, payait son tribut par une statistique des Missions, extraite des Annales de la Propagation de la foi, dont il recevait un fascicule pour lui seul et dont il consultait la collection à la bibliothèque.

D'autres fois, il marquait, par des coups de crayon, sur une carte géographique, la place occupée par les différentes corporations religieuses, vouées au ministère de l'apostolat.

« Chose étrange, nous écrivait M. Vassoult, » rien n'est indiqué sur la carte d'Asie, relati» vement à la Corée. Je regrette de ne pas » trouver là quelque signe, quelque indication, » qui eût été comme un pressentiment. »

Louis ne pouvait ignorer que de valeureux champions combattaient sur cette arène tou-

jours sanglante. Voici un petit fait qui le prouve: C'était pendant sa première année de Grand Séminaire. Deux prêtres destinés à la Corée, MM. Joanno et Landre, vinrent s'embarquer à Bordeaux. A cette époque, l'isthme de Suez n'étant pas percé et le gouvernement accordant un passage gratuit sur ses vaisseaux à nos missionnaires, notre port était le point de départ de plusieurs. En attendant d'aller rejoindre le navire dont on opérait le chargement à Pauillac, ces deux messieurs reçurent l'hospitalité au Grand Séminaire. Louis, sachant leurprésence, brûlait de s'entretenir avec eux, mais il ne voulait pas manquer au règlement, en passant, pour les voir, sans permission, dans le quartier de la théologie. Cette permission, il n'osait pas la solliciter. L'heure de la récréation ayant sonné, il montait tout pensif l'escalier qui mène sur la terrasse des philosophes; là seulement il y a pour eux : Vaer purior, le cœlum apertius (*) M. Larrieu avait invité les missionnaires à visiter ses jeunes administrés, et voilà que tout à coup une main s'abat sur l'épaule [de Beaulieu. C'était celle de M. Landre : « Eh bien !

(*) Air plus pur, ciel plus découvert (S. Bernard).

> mon ami, voulez-vous me suivre en Corée ?

» — Bien volontiers. Obtenez-moi seulement > l'autorisation de mon directeur et celle de » Son Éminence. » A la spontanéité de cette réponse, à l'émotion de l'accent avec lequel Louis la profère, M. Landre comprend qu'il y a là du sérieux; il encourage le jeune homme et passe avec lui seul une bonne partie du temps qu'on lui avait demandé pour tous. Beaulieu lui promet des images pour les chrétiens de Corée.

Il en prépare à la hâte un petit paquet, avec cette adresse : « Goreensibus christianis (*). »

Pendant l'étude, il se munit de la permission - nécessaire pour aller saluer les hôtes des théologiens, et, après la classe, il cherche dans sa cellule le petit paquet pour le leur remettre. Recherche vaine; il ne trouve rien, et, ne voulant pas manquer le rendez-vous assigné avant le départ, il se rend auprès de MM. Joanno et Landre, pour s'excuser et pour recevoir leur adieu. Quelques jours après, trop tard, il ouvre le tiroir de sa table; il n'avait pas pensé à cette cachette. Les images sont là, bien empaquetées. Il les garda; elles

(*) Pour les chrétiens de Corée.

lui servirent à lui-même, lorsqu'il fut désigné pour remplacer en Corée MM. Joanno et Landre, morts l'un, d'une maladie de poitrine, l'autre, d'une fièvre épidémique, après deux ans de séjour dans leur mission (*).

On a vu, par divers détails de ce petit épisode, combien Louis était soumis à la règle. Il l'était par principe de piété. La communion quotidienne devint bien vite son besoin et son habitude. Il se plia sans peine au silence de l'oraison, à la pratique des prières et autres exercices religieux, usités dans tout noviciat sacerdotal. Il fut particulièrement un modèle de ce que, en communauté, on appelle le bon esprit.

Les disciples, en général, sont plus que sévères à l'endroit de leurs maîtres, et, à cet égard, l'âge sans pitié, dont se plaignait le fabuliste, se prolonge bien au delà des limites de l'enfance. Beaulieu n'entendait pas à demi le devoir du respect et de l'affection envers ses maîtres : « On trouve que ces messieurs ne sont » pas toujours aimables, disait-il; mais ne » peuvent-ils pas avoir leurs chagrins? et ces

(*) V. Dallet, Histoire de la Corée, t. II, p. 488-489.

» chagrins, ne les causons-nous pas en » partie ? »

Un jour, il aborde un de ses plus familiers amis, et lui fait cette ouverture : « Vous » avez dû remarquer qu'à telle classe, au » lieu d'écouter le professeur, on se permet » des lectures de fantaisie. Le professeur, dit» on, n'est pas intéressant. Cette conduite n'en » est pas moins un désordre, et c'est à nous, » qui sommes plus anciens, qu'il appartient de » le faire cesser. Il faut que tous nous pre» nions ou ayons l'air de prendre des notes, » pendant que le professeur parlera. » Telle fut la consigne, et cette initiative ne fut pas sans résultat.

Chargé, en philosophie, des fonctions de sacristain, et, en théologie, de celle de maître des cérémonies, il s'en acquittait avec amour, comme le Népotien de saint Jérôme. Il mettait tout en œuvre pour procurer l'entier accomplissement des moindres observances, et pour donner aux pompes sacrées tout leur éclat.

Ce zèle et cette exactitude étaient une des formes de son culte reconnaissant pour l'Hôte de nos tabernacles. Aussi n'eut-il garde de négliger, en ce qui le concernait, les traditions

bordelaises, relativement à nos processions de la Fête-Dieu. Son cœur et sa chair tressaillaient pour le Dieu vivant, en ce triomphe périodique, dont les générations qui en furent les témoins porteront à jamais le deuil; sa voix pleine et sonore entonnait allègrement ces versets du Psalmiste : « Cor meum et caro mea. »; « Quemadmodùm desiderat cervus.(*)>>, pendant que fleuristes et thuriféraires évoluaient en cadence, sur nos magnifiques voies, au bruit de son claquoir. Il songeait peut-être à David, rythmant son pas au sonde la harpe et du nebel, lors de la translation de l'arche d'alliance, et tourné vers l'hostie, que le Pontife tenait en ses mains, sous un dais d'une incomparable richesse, il accompagnait d'un élan de foi, d'amour, de supplication éplorée, chacun des mouvements de ces mains enfantines, qui jetaient dans les airs leur odorante jonchée; de ces bras plus nerveux, qui lançaient à la même hauteur la fumée de leur encensoir. Prêtres et fidèles, enfants, soldats, formant la haie, admiraient ce lévite,

(*) « Mon cœur et ma chair ont tressailli pour le Dieu vivant. » (Ps. LXXXI, 3.) « Comme le cerf soupire. »

(Ps. XLI, 1.) Motets familiers au Grand Séminaire.

àla taille élancée, à la physionomie charmante, aux longs cheveux bruns, naturellement bouclés, dont l'œil rayonnait sous les lunettes auxquelles le condamnait sa myopie, et dont le recueillement ne paraissait nullement souffrir de l'attention commandée par les petites manœuvres qu'il dirigeait. Les chants, les fanfares, les majestueuses volées de la cloche municipale, les adorations de la foule, les reposoirs fleuris et illuminés, les navires pavoisés dans la rade, leurs salves de canon, tout l'enivrait, sans le distraire. Il jouissait par tous les pores, par toutes les facultés, et, le soir, rentré dans sa cellule, il remerciait Dieu, qui lui avait fait savourer un avant-goût des joies du ciel.

Nous venons de l'insinuer en passant, il était doué, pour le chant, d'un organe des plus agréables. C'était un baryton, très propre à soutenir et à diriger les masses inexpérimentées. Aussi en avait-on fait un des piliers du chœur, selon l'expression reçue. Dans la distribution des classes de chant, la section des voix fausses lui était échue en partage, et il cultivait ces organes rebelles, avec un zèle d'autant plus méritoire que le succès

l'encourageait moins. Il se tenait au courant des publications relatives à la question du chant ecclésiastique, qu'on s'étudiait à restaurer.

Les écrits de l'abbé Alix, de Danjou, de Coussenzaker, sur cette matière, lui fournissaient des arguments pour démontrer aux profanes la beauté des neumes du plain-chant, et, dans la discussion sur la meilleure manière d'exécuter les mélodies grégoriennes, il prenait parti nettement en faveur de la commission dite de Reims et Cambrai, qui passait alors pour la plus conforme aux principes. Nous croyons sans peine que Dom Pothier l'eût converti à ses vues si ce religieux fût entré plus tôt dans la lice. D'ailleurs, exempt de partiris, quoique très ardent à soutenir ses idées, il avait essayé de noter le chant traditionnel du diocèse de Bordeaux, pour la Passion du dimanche des Rameaux et du Vendredi Saint, et pour les Lamentations de Jérémie. Ce travail manuscrit a dû se trouver et se perdre dans les papiers de M. Grégoire, le jovial organiste de Langon.

D'autres discussions plus graves encore le passionnaient davantage. L'intervention de l'empereur Napoléon III, dans la querelle du

Piémont avec l'Autriche, avait amené ses conséquences prévues, tant pour les diverses souverainetés italiennes que pour la royauté temporelle du Saint-Père. En vain, M. Chapt faisait tous ses efforts pour empêcher les nouvelles du dehors de pénétrer dans nos murs froids et sombres et d'escalader nos terrasses ensoleillées; en vain, aux interrogations qu'il jugeait indiscrètes, sur le cours des événements, répondait-il d'un air naïf : « La guerre!

ah ! c'est un grand fléau ! » on recherchait la société des maîtres plus communicatifs. La bonté facile de M. Captier (*), le métaphysicien subtil; la largeur de vues de l'Économe, le Parisien, M. Scholl (**) ; l'âme bouillonnante de M. Vassoult, étaient là pour nous mettre un peu plus au courant.

Les brochures épiscopales et autres, les oraisons funèbres des martyrs de Castelfidardo, couraient de main en main ; un lecteur de bonne volonté se dévouait Jes jours de promenade, pour lire à un groupe attentif les belles et nobles pages que signaient dans l'Univers, dans le

C) Aujourd'hui procureur de Saint-Sulpice, à Rome. C'est le frère du Dominicain, martyr de la Commune, en 1871.

(.**) Décédé à Bordeaux.

Correspondant, V Union, la Gazette de France, les noms aimés de Louis Veuillot, Montalembert, de Falloux, de Broglie, Pqujoulat, Alfred Nettement. On sait que des hommes, jadis plus ou moins éloignés de nous, Villemain, Cousin, prirent rang dans cette campagne. Autant que ceux de nos glorieux polémistes mitres, Dupanloup, Plantier, Pie, Parisis, leurs écrits, ou l'écho de leurs déclarations, faisaient tort à la théologie de Toulouse et aux savants traités de M. Carrière (*). L'archevêché ne se faisait-il pas notre complice ? Le cardinal Donnet, le jour de Pâques, en 1860, remit au cérémoniaire le texte des discours prononcés au Sénat par lui et par ses vénérés collègues, en faveur de la cause débattue, avec ordre pour M. le Supérieur d'en substituer la lecture à celle du volume de Bérault-Bercastel (**), qu'on lisait au réfectoire pendant le repas : « C'est de l'histoire ecclésiastique », avait dit l'éminent Pontife au diacre qu'il chargeait de la commission ; et, dès lors, l'ardeur juvénile des séminaristes ne connut plus de bornes. Tous se crurent tenus

(*) Alors supérieur général de Saint-Sulpice, auteur de plusieurs ouvrages de Théologie morale.

(**) Auteur d'une Histoire de l'Église.

de faire allusion aux choses du jour dans le Petit mot du samedi soir (*). Certains expièrent cette témérité par un naufrage de mémoire sur le roc qui sert de fondement à l'Église. Les espiègles (où n'y en a-t-il pas ?) oubliaient leurs taquineries habituelles au facétieux M. Leflambe. On alla jusqu'à déléguer un des diacres pour rédiger une adresse qu'on enverrait au Souverain Pontife, à l'insu des directeurs. Beaulieu n'était pas des moins ardents pour ces manifestations un peu désordonnées, bien que son tact lui en fît connaître les inconvénients et mesurer le peu de portée. Il prit en très bonne part les observations publiques de M. le Supérieur, qui avait fini par être informé, et qui, tout en louant beaucoup le sentiment dont les élèves s'inspiraient, blâmait l'initiative irréfléchie d'une jeunesse, qui semblait vouloir donner le ton au clergé tout entier et à l'autorité ecclésiastique ellemême.

Quand revenaient les vacances, il y avait là ample matière à conversation, avec les aimais bles vicaires de cette époque, Dubre.vilh ou

0 Courte allocution pieuse, prononcée par un élève.

Desfossés. On ne se faisait pas faute d'évoquer les souvenirs de ces escapades, qui avaient égayé un moment l'austère enceinte du Séminaire et opéré une diversion heureuse dans la régularité monotone de la vie de communauté. On rappelait ces accès de fou rire, dont la contagion est si rapidement générale, au sein des exercices les plus sérieux, accès qui dénotent un besoin de détente, et qui ont d'ordinaire pour cause un incident des plus futiles, un lapsus, dans une lecture publique; une fausse note, dans l'intonation d'une antienne; une distraction, une maladresse en cérémonie.

Le plus grand bonheur de Beaulieu, en ces jours de repos, était d'assister à ces aimables fêtes de campagne, qui entretiennent ou ravivent la dévotion de tous; qui, du même coup, offrent au lévite l'occasion d'aider ses frères aînés, et de se préparer au ministère en prenant part à leurs labeurs et à leurs joies.

Maintes paroisses d'ordre inférieur, desservies par d'anciens vicaires de Langon, l'ont vu à côté de leurs curés, dans leurs modestes sanctuaires, et au milieu de leurs chantres, devant leur lutrin. Pour une première communion,

à Ruch, où régna quelques années le saint abbé Bonneau, il avait composé, sur un air montagnard, des paroles qui se chantaient à deux voix, et dont nous avons retenu le refrain :

Jésus, viens dans mon âme, Esclave de tes lois, Que ta présence enflamme Pour la première fois.

A Fargues, un dimanche d'août, ne pouvant se résoudre à se passer de Salut du Très Saint Sacrement, les statuts diocésains n'accordant cette faveur qu'à la condition d'une instruction ou d'un catéchisme, il obligea un de ses amis, prêtre depuis huit mois, qui remplaçait le pasteur absent, à improviser-une homélie sur l'Evangile du bon Samaritain. Lui se chargea du motet. Ainsi faisait-il partout où il était invité, à Bommes (*), à Carignan, à SaintMartin de Sescas, à Saint-Émilion, enfin, où l'abbé Desfossés, qui en était natif, mena les trois séminaristes langonnais passer un jour

(*) Chez M. Bousquet, vicaire de Langon, après celui qui avait baptisé Beaulicu, M. Dausset. M. Dubreuilh fut curé de Carignan, en sortant de Fargues.

férié et faire connaissance avec les ruines si curieuses de cette cité archaïque. A plus forte raison ne refusait-il pas son concours en des circonstances plus exceptionnelles, telles que l'installation d'un nouveau curé du lieu natal, M. Coiffard, ou le pèlerinage annuel de la paroisse à Notre-Dame de Yerdelais.

C'était un plaisir pour lui d'exercer soit les enfants de chœur, pour une messe solennelle, soit les écoliers des chers Frères Maristes, pour leurs scènes dialoguées de distribution des prix, et aussi d'apprendre et d'exécuter sa partie de ténor, dans un oratorio de Lambillotte ou un cantique du Père Hermann, à moins qu'il ne chantât en solo l'un de ses morceaux favoris : Écoute ma prière, sur l'air du Fil de la Vierge, ou l'Ave Maria de Cherubini.

Gai, malgré le souci persistant qu'il dissimulait, il était le boute-en-train des courses effrénées aux châteaux gothiques et autres monuments remarquables du voisinage : Fargues, Roquetaillade, Uzeste, Villandraut, Saint-Macaire; aux points de vue pittoresques, tels que le Calvaire de Verdelais, le castel de Sainte-Croix du Mont, ou le port de Castets-en-Dorthe; avec haltes dans les chemins

creux, au bord des ruisselets sans nom, dans les grottes préhistoriques.

Il se plaisait dans la compagnie des ecclésiastiques du voisinage, écoutait complaisamment leurs récits du passé, leurs appréciations du présent, l'expression de leurs appréhensions ou de leurs espérances relativement à l'avenir. Il les étonnait par la maturité de ses jugements, l'élévation et la pureté de ses vues, au sujet de ce qu'on est convenu d'appeler position, poste avantageux, avancement.

Parfois, il se prêtait à une promenade aventureuse avec les petits séminaristes, plus nombreux que jamais, et parmi lesquels il comptait son cousin germain, Paul Faurey.

On allait vaguer par les prés, entre les méandres d'un courant d'eau claire, au pied des coteaux de Péran (*) de Saint-Pey, ou du haut Toulenne. On s'engageait dans des fourrés d'où l'on ne sortait qu'à grand'peine, en laissant aux buissons un lambeau de ceinture ou de veste, à moins qu'on ne se fût enlisé dans quelque bourbe des jeutins (**) , non loin

(*) Coteau voisin de Langon.

(n) Bois de saules qui bordent nos lleuves.

du fleuve ou de ses affluents minuscules, et qu'on n'en sortît fangeux et trempé.

D'autres fois, on empruntait la yole d'un pêcheur et on s'élançait sur les flots de la Garonne ; on remontait à force de rames le courant rapide, pour avoir le plaisir de redescendre à la dérive, et le voyage s'accidentait de quelque malencontre : aviron cassé, échouage sur un banc de gravier sous-marin, roulis et tangage soudain, causés par le passage d'un bateau à vapeur, d'un remorqueur haletant, qui traînait sa queue interminable de lourdes sapines (*), et tel passager, embarqué à contre-cœur, s'effarait, sollicitait un prompt retour, pestait contre les amateurs de sport nautique.

Un jour, on était invité à dîner dans un presbytère hospitalier, par exemple, celui de Mazères ("). On y devait rejoindre M. Larrieu, qui partirait plus tard en voiture, et même arriver avant lui, car on savait un chemin de traverse,qui abrégeait d'un bon tiers le voyage.

C'était Louis qui prenait ces engagements ;

(*) Bateau plat du Tarn ou de la Haute-Garonne.

(n) Chez M. l'abbé Jarris.

mais quoiqu'il se piquât d'avoir du flair, pour reconnaître les sentiers qui coupent droit et court, on s'égarait et il fallait rétrograder pour retrouver la bonne route. Il s'était obstiné à la méconnaître, contre l'avis de ses compagnons, et les mauvais marcheurs de grommeler contre lui, l'accusant de s'exercer, à leurs dépens, aux fatigues du missionnaire.

Tantôt la partie s'improvisait au sortir de la messe : « Allons à Saint-Martin, chez Théo» phile!. — Allons chez l'abbé Pourrat, à » Savignac! » Vite on se mettait en quête d'un véhicule; on achetait quelques provisions, pour ne pas trop exaspérer la ménagère par cette descente inattendue de quatre ou cinq jeunes appétits des plus ouverts, et on allait passer quelques heures dans une bonne intimité, d'où Dieu jamais n'était exclu, car sa demeure avait le premier salut, à l'arrivée, le dernier bonsoir, au départ, et l'on n'omettait pas même la brève adoration avant le repas et au sortir de table.

Tantôt enfin, c'était un séjour plus prolongé, chez des amis de sa famille, et nous n'oublierons jamais ceux que nous faisions avec lui, à Beaulac de Bernos, chez les Morou, dont le

fils nous avait rejoints au Petit Séminaire. La mère et les filles se ruaient d'abord en cuisine, comme le jardinier de La Fontaine, puis s'immobilisaient dans l'attitude contemplative de la sœur de Marthe aux pieds de Jésus, tant elles vénéraient leur jeune ami, dont le grie-Dieu leur était déjà une relique. Le jovial papa, en attendant de pouvoir, au dessert, dégoiser ses farces lanusquettes, vidait son réservoir d'eau courante, pour ajouter un plat de goujons frits à la palombe tuée la veille.

On allait passer l'après-midi au fond des bois, sur les bords de la Goaneyre (*), avec des chasseurs expérimentés. L'on s'arrêtait, le soir, à la maison paternelle de M. Laprie, où Thérèse, la sœur chérie de notre illustre prédicateur, entendait recevoir à son tour l'ancien élève et l'ancien pénitent de son frère. On s'étaitprocuré les exemplaires dujournal V Univers, où étaient mentionnés les triomphes oratoires de notre Lacordaire girondin, alors chapelain de Saint-Louis des Français, à Rome.

A la lueur de la lampe à lui donnée par sa dernière rhétorique, on causait de l'absent, de

(*) Gùa-neyre, vadum nigrum.

son retour probable, après qu'il aurait conquis ses grades et terminé son temps de chapellenie. Au coin de l'âtre, éclairé vaguement par l'humble torche de résine, quelque paysan des environs, arrivé par le pont rustique qui relie les deux bords du Ciron, entrecoupait l'entretien de quelque originale exclamation patoise. Quoiqu'on n'eût guère faim, il fallait s'attabler, sous prétexte de goûter le produit de la chasse. Aux victuailles variées d'un souper pantagruélique, Beaulieu exigeait qu'on joignît un pauvre vieux écureuil sauvage, qu'un coup de fusil avait descendu de sa branche, et une friture de grenouilles, histoire de préluder aux fantastiques menus d'un dlner chinois. On revenait chez les Morou, en pleine nuit, chacun muni de sa lanterne, pour éclairer l'étroite allée qui serpente à travers les pins et les broussailles. On causait à mivoix d'abord; puis on se taisait, pour jouir du vaste silence de la lande, que troublait seul le cri de la chouette et le bruit monotone d'une chute d'eau. Le lendemain, on allait entendre et servir la messe à Bernos. En passant près du moulin, on admirait à loisir et la cascade en miniature, et les berges élevées de la petite

rivière, d'où pendaient jusque dans son lit da gigantesques lianes, et que bordaient de hauts peupliers, réfléchis dans son clair miroir.

L'après-midi, retour à Langon, mais station obligée à Bazas, pour revoir l'élégante cathédrale, faire un tour sur la Brèche (*), présentei ses amitiés aux connaissances du collège, et son respect à M. le curé Dulac, dont le père et le frère avaient eu des rapports commerciaux avec Mme Dufour.

1 Les exercices de piété, nous l'avons dit, ne souffraient pas de ces intermèdes agréables.

Louis n'aurait pas permis qu'une seule pratique fût omise. L'un emportait le Manuel des Vacances, l'autre un livre de piété, tous le Nouveau Testament, et le Petit Office, et tout y passait : méditation, examen particulier, lecture d'Écriture sainte, récitation.des Heures, nocturnes ou diurnes, de la Sainte Vierge, chapelet. La visite au Saint Sacrement avait lieu pendant l'action de grâces du prêtre, si l'on prévoyait qu'il n'y aurait pas possibilité de revenir le soir à l'église.

Au reste, les bons prêtres qui ont connu

(*) Promenade charmante, qui fait le tour de la ville.

Louis, rendent tous hommage à sa parfaite régularité : « Je crois l'entendre encore, dit un de ceux » qu'il fréquentait (*), alors que nous propo» sions une promenade ou toute autre récréa» tion, nous dire : Si nous faisions notre visite » au Saint Sacrement! — Si nous disions » notre office! — Ne serions-nous pas plus » libres ensuite? — Cette sage monition était » faite de telle sorte que nous nous rendions à » son avis, bien qu'il fût le plus jeune. Quel» quefois il m'arrivait tout joyeux. « Je suis en » règle », me disail-il. C'était son expression » favorite. « Je pars. » Et il partait pour delon» gues courses, afin de s'aguerrir pour les » fatigues à venir. »

C'est ainsi que Beaulieu rachetait le temps (**) et mettait à profit la grâce divine. Aussi, quand sonna, pour lui l'heure de l'appel aux Ordres mineurs, se trouva-t-il bien préparé.

Il les reçut, à l'ordination de Noël de l'année 1860. Le même jour, ses deux plus anciens amis, ses compatriotes, Castets, Deydou, étaient

0 M. Dubreuilh, Aquitaine 1867.

DEph., v, 16.

LANGON ACTUEL

CHAPITRE VI

GRAND SÉMINAIRE (suite). — VAINES DÉMARCHES TRISTESSES ET IMPATIENCES. — VOYAGE AUX PYRÉNÉES

(1857-61)

Nous avons interrompu le récit des démarches faites par Beaulieu pour obtenir la permision désirée. Il nous faut le reprendre, en empruntant le texte même des lettres où il en racontait l'insuccès.

Voici quelques échantillons de cette correspondance avec MM. Albrand et Rousseille:

« Monsieur le Supérieur,

» Vous daignâtes m'adresser, à la date du » 3 juin, une lettre dans laquelle vous me fai» siez part de l'heureuse nouvelle de mon admis» sion. J'aurais dû répondre immédiatement » pour vous en remercier, et c'est certainement

» ce que j'aurais fait, si je n'eusse écouté » que les inspirations de mon cœur, si heureux » de cette marque de bonté. Mais comme, dans » ce moment, mes affaires, poussées un peu » vivement, semblaient vouloir prendre un » caractère décisif, j'espérais chaque jour avoii » à vous annoncer quelque bonne nouvelle.

» Hélas ! il m'a fallu attendre bien longtemps, » et maintenant même, je crains bien de voia » déçue l'espérance que vous me donnie » d'arriver à Paris pendant le cours de ce » vacances. J'ai cru cependant qu'il était de » mon devoir de vous informer de l'état de » m es affaires.

» Le jour même où votre lettre quittait Paris, » je faisais une nouvelle démarche auprès de » Son Éminence. Elle fut, du moins en appa» rence, aussi peu fructueuse que possible. Il » me fallut essuyer, coràm publico, une bour» rasque épouvantable, à la suite de laquelle » Monseigneur me fit déclarer par un prêtre » vénérable que son parti était pris, que jamais » il ne me permettrait de m'en aller. Cette » parole n'était l'effet que d'un emportement » passager, car, depuis, le vénérable prélat a » fait appeler mon directeur, lui a avoué qu'il

» m'avait un peu malmené, et l'a prié de me -» dire que ce n'était qu'une épreuve qu'il voulait » me faire subir, et que, si je persistais dans » ma résolution, quand je serais prêtre, il me » laisserait partir.

» J'ai cru devoir écrire à Monseigneur, » d'abord pour prendre acte de cette parole : » « Ce n'est qu'une épreuve », et aussi pour lui » exposer les raisons très particulières que j'ai » de voir mon épreuve abrégée. Cette lettre, » approuvée par mon directeur, a dû lui être » lue et commentée par un de ses secrétaires, » mon compatriote, qui a grand empire sur son » esprit (*). Cette dernière démarche est restée » sans résultat. C'est le parti du silence qui » est en vigueur.

» En face de ces difficultés, quels sont mes » sentiments? Toujours les mêmes, c'est-à» dire confiance entière que c'est bien là la volonté de Dieu, mais en même temps * conviction profonde que je ne suis pas mûr » pour cette sublime vocation, puisque les » obstacles ne tombent pas d'eux-mêmes, et 9 que, lorsque le moment du Seigneur sera

0 M. Gervais.

» venu, rien ne saurait résister. En attendant, » il vous est facile, Monsieur le Supérieur, de » comprendre combien j'ai besoin du secours » des prières de vos généreux aspirants.

» En relisant ma lettre, je suis vraiment » confus de l'abandon et de la liberté qui y > régnent. J'espère cependant, Monsieur le » Supérieur, que vous me pardonnerez aisé» ment, en pensant que celui qui l'a écrite est > un de vos aspirants et le plus indigne de vos » enfants, s'adressant à un père, qu'il n'a pas » encore l'honneur de connaître, mais qu'il » vénère, en attendant l'heureux moment où il » lui sera permis de l'aimer comme un fils bien » dévoué.

» L. BEAULIEU, cl. t. C). »

Nous croyons savoir quelles sont ces raisons très particulières qui le portaient à souhaiter une solution prompte. La mort de sa mère le laissait à la charge de proches, qui le chérissaient et le traitaient comme un fils. Sa délicatesse s'effrayait à la pensée de les voir s'y j

(*) Clerc tonsuré.

accoutumer, ce qui leur rendrait, lorsqu'il lui faudrait les quitter, le sacrifice plus pénible. Outre cela, un départ subit l'eût soustrait aux tracasseries des créanciers du beau-père qui les avait ruinés, sa mère et lui.

N'osait-on pas le rendre responsable de dettes contractées pour tout autre chose que son éducation cléricale! M. Dulac, devenu grandvicaire, avait été sollicité d'intervenir en ce sens. « S'il me restait quelque chose, répondait » Louis, mon devoir ne serait-il pas d'indem» niser d'abord le diocèse des sacrifices qu'il » a pu faire pour moi? Cela, j'y suis prêt; et » puis d'abandonner les débris de mon patri» moine à ceux qui me nourrissent ? »

La lettre suivante, à* M. Rousseille, complétera celle qui précède. Elle commence par quelques détails sur d'autres séminaristes, qui se croyaient appelés aux missions, et dont les importunités contribuaient sans doute à confirmer l'Archevêque dans son attitude de résistance, qui eut raison de leurs velléités : « Pour moi, continue Beaulieu, je suis prêt » à partir au premier signal. Le bon Dieu me » traite vraiment en enfant. Un seul lien me » retenait encore et eût pu me causer quelque

» peine, au moment du départ. Dieu s'est chargé » de le briser lui-même et me voici libre de » toute entrave, n'attendant plus que le moment » de la grâce.

» Monseigneur vient, le 22, à Langon (la » lettre est datée du 10 août), présider un » Comice agricole. Je pense bien avoir avec » lui une entrevue. Veuillez la recommander » à Dieu souvent d'ici là, mais particuliè» rement au saint Sacrifice de ce jour, qui sera » l'Octave de l'Assomption. Puisse Marie me » tirer après elle de cette terre d'exil et me » déposer en passant, tandis qu'elle s'envolera » vers le ciel, dans cette chère maison de » Paris. »

Il termine en annonçant qu'il va passer la journée du lendemain avec un de ces hommes de désirs, auxquels nous avons fait allusion tout à l'heure, et que ces désirs, trop peu agissants, selon toute apparence, tuèrent (*) en tant qu'apôtres lointains. Il exprime son étonnement de n'avoir connu que par les journaux la destination et le départ de l'abbé Alibert, et accepte ce mécompte comme un

(*) Prov. xxi, S.

rifice pour lui-même et au profit de l'ami égligentO.

Monseigneur vint en effet à Langon le t août, mais il fut absolument inabordable, ans tous les sens de ce mot. Il s'affecta, ou irut s'affecter de mille choses différentes.

'orphéon avait préparé la messe en musique, itji lui n'admettait que la messe de Bumont, hantée à pleine voix et à deux chœurs alternatifs. L'autel était dressé sur le champ de foire, [jet, la cérémonie religieuse une fois terminée, on [ Éy adossa le fauteuil présidentiel. Après les discours, dont un du cardinal, sur les Abeilles, 'vint la distribution des récompenses. Quand tout fut fini, la foule se dispersa, au grand -mécontement du pontife, qui voulut se rendre processionnellement à l'église, au chant des psaumes. C'étaient ses vêpres, disait-il, et, dans le lieu saint, un Magnificat, avec encensement de l'autel, et un Salut du Très Saint pgacrement, complétaient la partie religieuse 6e la fête. Impossible de faire chanter comme b le voulait les rares assistants. Nouveau sujet te

1 (*) M. Joseph-Étienne Alibert, missionnaire au Kouanglong, est mort à Singapour, le 8 février 1867.

d'irritation pour Monseigneur. Il repartit sans que Beaulieu, qu'il avait certainement distingué sur l'estrade, eût pu l'approcher.

C'était peut-être le but secret de ces vivacités, qui pouvaient n'être que des spontanéités réfléchies, entremêlées de beaucoup d'impossibilités liturgiques (*).

A la date du 6 mars 1861, nous trouvons cette lettre :

« Monsieur le Supérieur, » M. Rousseille a dû vous rendre compte » de la dernière entrevue que j'ai eue avec » Son Éminence, le jour de la Présentation, » 21 novembre 1860. Monseigneur me réduisit » au silence par des promesses qui regardent > un temps si éloigné, que vraiment on ne » saurait les appeler autrement qu'illusoires.

» Depuis ce jour, je n'ai pas fait de nouvelles » instances et vous en comprenez facilement » les raisons. Si j'écris, on ne me répond pas; » si je m'adresse de vive voix à Monseigneur,

(*) Expressions caractéristiques, employées dans l'oraison funèbre du cardinal Donnet.

> il me renverra certainement aux promesses » dont j'ai parlé. Voilà donc, Monsieur le Supé> rieur, la situation dans laquelle je me trouve.

» Je désire d'autant plus en sortir que le temps » de mon séminaire s'enfuit et que mon direc» teur ne cesse de me répéter que la volonté » de Dieu est que j'aille vous trouver. Que » faire dans cette extrémité ? C'est, Monsieur > le Supérieur, ce que je désirerais apprendre » de vous.

» Priez, priez toujours, me répondrez-vous » sans doute, et c'est ce que je ne cesse de » faire. Mais j'en viens à croire que si je ne » m'aide de quelque moyen extraordinaire, je > ne saurais voir le terme de mon exil. >

Il lui en était passé deux par la tète, selon son expression, et M. Larrieu, à qui il s'en était ouvert, lui avait ordonné de s'en ouvrir pareillement à M. Albrand. Il prévoyait, selon toute probabilité, que ces moyens seraient également écartés.

Le premier n'était ni plus ni moins qu'un recours à Rome, quoi qu'il lui en coûtât, disaitil, « de se plaindre de son archevêque, en qui d'ailleurs il admirait les vertus épiscopales ».

Le second était de partir sans dimissoire, l'Ordinaire n'ayant pas le droit de retenir, après un laps de temps déterminé, un sujet, qui se croit favorisé d'une vocation supérieure.

« Je me jetterais à vos pieds; je vous sup» plierais par les motifs les plus propres à vous » toucher d'avoir pitié de moi et de me rece» voir au nombre de vos aspirants. Mais non, » c'est trop demander; je vous supplierais » seulement de ne pas me mettre à la porte, » lorsque je me présenterais, de m'examiner, » de m'éprouver, comme vous l'entendriez, et, » après cela, si vous ne me jugiez pas trop » indigne, de ne pas me rendre à la première » demande de Monseigneur, car assurément, » il n'en ferait pas deux. Je partirais » ainsi, ou immédiatement, ou à la rentrée » prochaine, sans tambours ni trompettes, et » à mes risques et périls.

» Voilà, Monsieur le Supérieur, ce que vous » appellerez peut-être une folie, mais ce que » j'ai cru cependant devoir vous écrire, pour » m'en rapporter ensuite à votre prudence et à » votre bonté.

» Ne prenez pas, je vous en supplie, cette » lettre pour l'effet d'une imagination exaltée.

» Veuillez croire, au contraire, que celui qui » Fa écrite est d'un caractère aussi froid que » possible, qu'il est bien loin de se dissimuler » sa grande indignité et qu'il examine sa > vocation, depuis quatre ans, avec un direc» teur dont M. Rousseille pourra vous dire » l'expérience.

» Daignez, Monsieur le Supérieur, m'honorer » d'une réponse, que je regarderai comme » l'expression de la volonté de Dieu, et me » croire le plus dévoué, quoique le plus indigne » de vos enfants. »

M. Albrand n'eût consenti, à aucun prix, à e brouiller avec un prince de l'Église. Il dut iépondre, sans repousser directement le second oyen : « Persévérez dans vos importunités, elles finiront par arracher le consentement nécessaire. Propter improbitatem. sur gens, dabit (*). » C'est ce qu'il est facile de conclure es lignes suivantes :

(*) Saint Luc, xi, 8.

« Bordeaux, 21 mars 1861.

» Monsieur le Supérieur, » En lisant la lettre que vous m'avez fait » l'honneur de m'écrire, j'étais vraiment con» fus de voir avec quelle bonté vous aviez » accueilli ma demande, malgré tout ce qu'elle » pouvait avoir d'étrange et même d'indiscret, » Vos paroles m'ont prouvé, une fois de plus, ¡o » que vous compreniez et partagiez la peine, » ou plutôt l'embarras que me causent tantr » d'obstacles. Permettez-moi donc de vous en » remercier. Je vous disais, dans ma lettre, » que je regarderais votre réponse comme » l'expression de la volonté de Dieu. C'est dans » cette disposition que je l'ai reçue et que je » vais me mettre à suivre vos avis. De nouveau » donc, et sur votre ordre, nous allons ouvrir » la brèche, modérément toutefois, et sans » casser les vitres, mais de façon à ennuyer et » obtenir, à force de temps et d'instances, » cette permission tant désirée; je compte » aussi beaucoup sur la promesse que vo » me faites de m'aider de vos bonnes prières » Tout cela réuni, et la grâce de Dieu aidant, » j'espère pouvoir entrer, comme tout le mond

» par la porte, et n'être pas obligé de m'ac» crocher en désespéré à cette dernière planche » que vous voulez bien me tendre, d'une main » si aimable, quoiqu'en détournant la tête de » peur d'être reconnu.

» Quelque éloigné que je sois, Monsieur le » Supérieur, de vouloir faire un coup de tête, je » vous supplie de ne pas me retirer cette ancre » de salut, dont je suis bien disposé à n'user » qu'à la dernière extrémité. Elle ne sera » connue que de moi et je ne me permettrai » d'en parler à personne, pas même à ceux de » mes confrères qui combattent les mêmes » combats que moi.

» Encore une fois, Monsieur le Supérieur, » je vous conjure de vous souvenir, dans vos » prières, du pauvre exilé. Je ne cesserai de » vous le répéter, parce qu'il me semble le » sentir, encore mieux que je ne saurais le » dire, mon indignité est le plus grand de tous » les obstacles. Daignez donc m'aider à le » vaincre et croyez-moi, Monsieur le Supérieur, » dans les sentiments du plus profond respect, » Votre très obéissant fils en Notre» Seigneur, » L. BEAULIEU. »

« Nouvelle démarche, nouvel échec, écrit-il » encore à M. Rousseille. Aujourd'hui, ce » n'était plus, comme autrefois, par la violence » et les reproches, qu'on voulait me dissuader.

» Son Éminence s'est montrée, à mon égard, » d'une bonté vraiment paternelle. Elle m'a »entretenu longtemps avec douceur, m'a » représenté les besoins de son diocèse, promis » de bons postes, si je voulais y demeurer, et » enfin, sur mes vives instances, assuré qu'Elle » ne voudrait à aucun prix s'opposer à la » volonté de Dieu, qu'en conséquence elle » s'engageait à m'accorder la permission, » après un an ou deux de ministère. Non » contente de cela, Elle l'a répété à M. Larrieu, » sans que celui-ci le lui eût demandé. C'est » en vain que j'ai fait valoir, avec toute la » liberté que me permettait de prendre la » bienveillance de Monseigneur, les raisons » les plus fortes, qui devaient me faire obtenir » la permission demandée. Il m'a été répondu » que mon affaire était ainsi réglée, qu'il

» fallait aller dans le ministère.

» Vous dirai-je maintenant les sentiments » qu'a excités en moi cette journée? Dieu » m'avait fait la grâce d'être dans une sainte

» indifférence, en faisant la démarche, et la » mène grâce m'est continuée après. Toute» fois, je ne vous dissimulerai pas que j'ai au » fond du cœur un regret assez vif, quand je » pense que j'aurais pu, dès demain, prendre » le chemin de Paris. »

Et quelques jours après :

« Bordeaux, 28 juin 1861.

» Monsieur et bien cher Directeur,

» Votre aimable lettre du 8 juin n'a fait » qu'accroître mes désirs, en raison de l'accrois» sement des besoins de nos chères missions.

» Pourquoi ne puis-je pas en dire autant de » mes espérances ?

» Depuis cette époque, j'ai eu encore une » nouvelle manifestation de la volonté de Son » Éminence sur moi. Un prêtre, qui m'aime » beaucoup et qui jouit de l'estime de Monsci» gneur, a eu le courage d'aller lui déclarer » franchement qu'il devait me laisser partir; » que, me connaissant très bien, il était con» vaincu que telle était la volonté de Dieu. Je » vous laisse à penser comment cet homme si

» dévoué a été reçu. Monseigneur ne s'est pas » mis en colère, mais c'est tout. Du reste, il » a congédié le postulant, en lui déclarant qu'il » trouvait très étrange une semblable démar» che de sa part, lui défendant de jamais lui » en reparler, et, de plus, lui disant : « J'ai déjà » fait connaître à cet enfant et à ses supé» rieurs mes volontés sur lui. Je tiens extraor'» dinairement à ce qu'il soit vicaire, et il le » sera. »

» Voilà mon arrêt. J'espère que c'est caté» gorique.

» Je ne suis donc pas plus près de Paris » que la dernière fois que je vous écrivis.

» Cependant, par une grâce toute particulière » de la miséricorde de Dieu, je ne suis pas » très impatient de tous ces retards. Sans » doute, mon cœur est à Paris, mais il ne » s'oublie pas trop à Bordeaux, et tâche en ce » moment de se préparer par une bonne » retraite à de bonnes vacances.

» Sous peu de jours, Monseigneur viendra » bénir le magnifique clocher que M. Coiffard » a fait bâtir à Langon. Je me propose de ne pas » manquer l'occasion. Je demanderai à Son Émi» nence la permission d'aller passer seulement

» deux ou trois mois avec vous, m'enga» geant à revenir immédiatement, si on élève » le moindre doute au sujet de ma vocation, > et, en effet, ce sont là mes dispositions véri» tables. Cette demande, si raisonnable, pour » Son Éminence surtout, qui ne parle jamais > que d'épreuve, cette demande, faite devant » nombre de prêtres, pourrait peut-être avoir » quelque effet.

» Puisse Dieu m'aider de toutes les circons> tances les plus favorables, et vous, de vos > prières les plus ferventes. Je suis dans la » dépendance la plus absolue des ordres de » M. le Supérieur, au précieux souvenir » duquel je vous prie de me recommander.

» Tout à sa volonté.

» Une petite phrase de votre lettre m'a fait » éprouver une grande consolation. Vous » espérez faire un voyage à Bordeaux. Oh !

» l'heureuse nouvelle! Dussiez-vous m'y lais» ser une fois encore, votre visite ne me fera

» que du bien.

» Que vous dirai-je encore de MM. Néron et » Théophane Vénard, ces dignes compagnons 1 et élèves de l'illustre et vénéré Mgr Retord?

i (on venait d'apprendre leur martyre). Je ne

» puis que répéter avec vous : Qu'ils sot » heureux ! — Il ne se peut pas que jamais je » sois digne d'une pareille mort! Je ne » demande qu'à me consumer lentement et » péniblement pour le salut de quelques infi» dèles, » Il faut vous laisser, toujours à regret, » mais, cette fois, avec un doux espoir, celui » de vous voir bientôt. Demandez pour moi de » bonnes vacances. »

Nous ne savons si l'entrevue projetée avec le cardinal eut lieu. Ce qui est certain, c'est que l'idée émise par Beaulieu et sa proposition d'aller s'éprouver à Paris n'eurent pas de suite.

Ces bonnes vacances, auxquelles il s'était préparé par une bonne retraite, furent marquées par deux petits événements, essai de professorat et maladie, qui semblaient préparer la réalisation des desseins du cardinal Donnet. f En prévision du retard que subirait sa dernière ordination, à raison de son âge, M. le Supérieur du Petit Séminaire désirait le posséder, au moins l'année qui suivrait celle dit

diaconat. Au mois d'août 1861, un des maîtres étant tombé malade, l'auteur de ces lignes, attaché lui-même à cette maison, depuis la fin de 1860, conseilla et obtint qu'on fit appel, jusqu'à la sortie, au dévouement de Beaulieu.

Il accourut en effet et, tout en s'essayant aux classes et aux présidences d'études, il proposa à ses deux plus intimes confrères, MM. Bareille et Deydou, de leur faire les honneurs des Pyrénées, qu'il connaissait si bien lui-même.

L'hôtel de l'Univers, à Luz, tenu par sa cousine et son cousin, Albine et Honoré Payotte, devait être le quartier général de nos voyageurs (*).

Nous sera-t-il permis de narrer avec quelque détail ce voyage, qui constitue aujourd'hui un des plus chers souvenirs de notre vie?

Partis de grand matin, par le train du Midi, nos voyageurs allèrent d'une traite jusqu'à Tarbes, où s'arrêtait alors la voie ferrée. Là, quelques commissions retiennent Louis, qui nous laisse le soin de procurer une calèche, pour continuer notre course. Marché conclu,

(*) Cet hôtel est tenu aujourd'hui par la veuve d'Honoré Payotte, en face de la maison qu'il occupait alors.

nous partons, sous promesse d'être rendus à Luz dans la soirée. Hélas ! il faut compter avec les forces de notre attelage. Une pluie persistante a rendu le chemin un peu glissant et plus âpre, et d'épaisses vapeurs nous cachent l'aspect des montagnes. La distraction unique, jusqu'à la nuit, est devoir passer, enveloppées de leur capulet, blanc, rouge ou bleu, femmes et filles qui reviennent d'une foire, accompagnant leur acquisition grognante ou bêlante.

Une de nos haridelles s'abat, au dessous d'Argelès, et le conducteur demande pour elle quelques minutes de repos. Ces minutes se prolongent au point de composer des heures.

Le voisinage d'une auberge explique cet oubli de la fuite du temps. L'automédon caquette à table; il boit, il mange, il panse avec de la poussière de charbon le genou pelé de son cheval, pendant que nous poussons sur la route une reconnaissance jusqu'au bord du Gave, aux clartés intermittentes d'une lune noyée dans les nuages. Nous repartons, après avoir feint une colère violente, et nous arrivons à destination, sur le minuit, juste assez tôt pour pouvoir engloutir quelques reliefs de la table d'hôte. Cousine et cousin sont au lit; une

servante seule nous a reçus et a poussé des cris de joie en reconnaissant M. Louis. A l'aube, réveil matinal, embrassades, présentation des amis, messe à l'église fortifiée, bâtie, dit-on, par les Templiers, et remarquable par son enceinte crénelée et par sa nef latérale, jadis réservée aux cagots (*), puis promenade autour de la vallée, si gracieusement encadrée de hauteurs verdoyantes, que couronnent, d'un côté, les restes d'un château féodal, dit de Sainte-Marie; de l'autre, l'oratoire de Solferino, où repose l'ex-solitaire, le P. de Lombez, capucin fameux du siècle dernier ("*). Le pont Napoléon, avec son arche immense, est regardé d'en bas et d'en haut. On parcourt le charmant village de Saint-Sauveur, et l'on s'agenouille dans sa chapelle toute neuve. Il y a si peu de temps qu'on a possédé là l'impératrice Eugénie! Beaulieu connaît toute chose et tout le monde. Il requiert l'excellent guide Serizeau, qui l'a conduit admirablement dans ses excursions antérieures. Avec le cousin Honoré, on

O Lépreux, descendant, croit-on, des Goths et des Sarrasins, qui avaient envahi le midi des Gaules. Cagot veut dire : chien de Goth; can, en gascon.

(**) Écrivain ascétique et prédicateur de mérite.

combine un plan d'opérations, qui, nous éloignant momentanément du centre choisi, nous y ramèneront sans cesse, jusqu'à l'arrivée de Vhomme vertueux ; c'est ainsi que M. Bareille qualifie son ami Dubreuilh, qui s'est proposé de venir nous rej oindre.

Les plaisirs que l'on commence à goûter sont troublés un instant par une subite indisposition dont Louis est atteint, le surlendemain de l'arrivée.

Son tempérament, il avait beau se le dissimuler, était toujours débile, et parfois il payait cher la fatigue des longues courses, qu'il entreprenait pour s'aguerrir. L'année précédente, la fièvre l'avait surpris, à Soulac, où il était allé visiter le sanctuaire de Notre-Dame de la Fin des Terres (*), qu'on était en train de désensabler.

Il avait souffert aussi au Petit Séminaire, pendant les quinze jours qu'il venait d'y passer.

Et voilà qu'au beau milieu d'une excursion

(*) Notre-Dame de Soulac, église d'un ancien prieuré bénédictin, enseveli sous les sables, que poussait le vent de la mer. Elle a été déterrée et déblayée aux trois quarts. Cet édifice remarquable est aujourd'hui rendu au culte. Voir l'intéressant ouvrage du P. Maréchaux.

à Gavarnie, la fièvre le saisit, à l'hôtellerie.

La magnifique route d'à présent n'étant achevée que jusqu'à Gèdre, on était venu à cheval, et, de Gèdre, alors misérable bourgade, on avait suivi le torrent, par un étroit sentier, qui serpentait au milieu des Chaos. Louis nous avait montré en passant l'empreinte du sabot du fameux coursier de Roland, dont la Durandal, comme on sait, fendit en deux le Marboré, et y pratiqua la brèche qui fait communiquer, en cet endroit, la France et l'Espagne.

Il commençait à pleuvoir, et Mgr Mabile, évêque de Versailles, présent dans l'hôtel, se chauffait et séchait sa soutane devant un grand feu de cheminée.

Pendant le déjeuner, Beaulieu fut pris de frissons. Il fallut le mener grelottant au presbytère et l'y confier aux bons soins du curé de la paroisse, pendant que nous allions jusqu'au fond du Cirque, considérer de près la cascade flottante et les ponts de glace.

La course achevée, nous revînmes au presbytère, où le bon curé nous contait que, l'hiver, il lui arrivait de passer plusieurs jours sous la neige, ne pouvant communiquer que par l'intérieur avec son église, vivant des provisions -

de brebis et de porc salé, préparées pendant là saison clémente. A Noël, il n'avait pu avoir que les hommes à la messe de minuit; encore leur venue lui paraissait-elle un acte héroïque.

Ces devis et propos avaient pour but d'attendre une éclaircie, qui nous permît de remonter en selle, car le mauvais temps était survenu, et force nous fut bien de regagner notre gîte, avec la pluie sur le dos, au pas le plus lent de nos montures.

Trois jours de lit, subis plutôt qu'acceptés, et quelques pilules de quinine, avalées avec répugnance, triomphèrent du mal. Mais ces accidents donnaient des armes à ceux qui alléguaient à Louis sa mauvaise santé, comme une marque de non-vocation pour l'apostolat en pays infidèle. C'est ce qui explique ses impatiences et sa morosité, pendant cette courte maladie.

L'abbé Bareille était du nombre des sceptiques.

Beaulieu devinait les causticités goguenardes, dont ce spirituel compagnon lui faisait grâce par charité, et pressentait les objections prochaines de l'abbé Dubreuilh, celui-ci absolument incrédule.

Abandonnés à nous-mêmes, nous gravîmes le" pic Bergons; nous remontâmes aussi le Bas tan,

qui coulait à gauche de notre hôtel; nous gagnâmes les sommets pelés où se perche Barèges.

Pendant ce temps la fièvre céda et nos trois voyageurs purent impunément rayonner en tous sens. Louis revit avec ses amis ces sites gracieux ou grandioses, qu'il avait plusieurs fois contemplés : Bagnères-de-Bigorre, pittoresquement assise au pied des montagnes; Cauterets, avec son lac de Gaube, aux flots d'azur; Saint-Sacin, et son église abbatiale, si curieuse, et sa terrasse, d'où la vue s'étend sur la fraîche vallée d'Argelès. Il nous nommait les pics, les gorges, les cours d'eau, les bourgades, les ruines antiques, les sanctuaires qu'il avait visités, jadis, avec Théophile: Notre-Dame du Héas, et Notre-Dame de Piétat, et Notre-Dame de Poeylaün. Son cœur pourtant était ailleurs. Il nous laissait admirer à notre aise, feuilleter d'une main distraite ces registres où les touristes inscrivent tant de banalités. Ils daigna pourtant écouter au pied du Vignemale, une très belle poésie, signée d'un nom inconnu. La nature y était peinte, comme s'élançant vers Dieu, avec les flots soulevés de l'Océan, avec les hauteurs pyrénéennes, vagues figées au sein de l'espace,

dans l'essor de leur aspiration vers le ciel ; la pièce se terminait par ces deux vers, que nous avons retenus et qui le frappèrent :

Ce sont les vagues de la terre, Dont les sommets touchent aux cieux.

Si nos enthousiasmes de touristes ne réussissaient guère à le gagner, il avait sa revanche par intervalles. Au sein des vastes solitudes, au bruit de ces Gaves, qui ne se taisent ni jour ni nuit (*), sa pensée s'envolait aux déserts de l'Extrême-Orient. Les ponts, formés d'un tronc d'arbre, jeté sur le torrent, lui représentaient les ponts coulants, en corde de bambou, auxquels se suspend le missionnaire, pour traverser les fleuves de la Tartarie ; les sommets couronnés de neige et voilés souvent de brouillards, étaient pour lui les pics escarpés du Thibet ou de l'Himalaya, et, plus d'une fois, pendant que ses deux amis échangeaient entre eux leurs impressions rapides, lui se surprenait improvisant une prédication ;

(*) Bossuet, Oraison funèbre de Condé.

! apostolique, ou entonnant, de sa voix la plus éclatante, un superbe Kyrie eleison.

Au retour d'une de ces courses, ils rencontrèrent le compagnon attendu, l'homme vertueux de l'abbé Bareille, M. Dubreuilh.

Arrivé à Luz, pendant leur absence, il venait au devant d'eux, sur la belle allée de peupliers qui sert d'avenue à la ville. On dit adieu, le lendemain, au cousin Honoré et à la cousine Albine, qui n'acceptèrent de la compagnie aucune rétribution, et l'on décida de ne rentrer à Bordeaux qu'après s'être arrêté à Lourdes et à Bétharram, et avoir vu Pau et Bayonne.

A Lourdes, tout naturellement, nous devions visiter la grotte déjà célèbre. Nous avions lu le récit des apparitions, dans l'Univers, qu'on recevait au presbytère de Langon. Donc, après avoir déjeuné à l'hôtel des Pyrénées, nous nous engageâmes dans la rue qui conduisait à Massabielle. Cette rue se terminait à un arceau, qui a été démoli, et que surmontait un reste de vieille tour. Là où s'ouvre aujourd'hui la longue voie qui descend entre deux files de magasins et d'hôtels, commençait un étroit chemin en pente. Des légions de carriers entaillaient le roc, de droite et de gauche,

pour élargir la route. On entendait de toutes parts le bruit du pic, quelquefois celui de la mine. Nous eûmes de la peine à parvenir jusqu'aux pieds des roches sanctifiées. Le jugement canonique, déclarant certaines et miraculeuses les visions de Bernadette Soubirous, s'élaborait dans le calme d'une conscience d'évêque (*). Les barrières, posées trois ans auparavant, pour mettre obstacle à l'empressement des foules, avaient disparu.

Le torrent coulait à quelques centimètres du rocher, dont l'excavation était pleine de sable et de gravier. Au fond, une petite madone de plâtre recevait les vœux des visiteurs d'alentour, et disparaissait presque sous leurs bouquets de fleurs des montagnes.

Un lampion brûlait, dans un verre suspendu à la voûte par un fil de fer. A gauche, l'eau de la source, captée dans une canalisation gros- sière, coulait par trois pauvres robinets de bois. Rien ne faisait prévoir, certes, les splendeurs futures du pèlerinage. Beaulieu, prosterné avec nous, avec quelques curieux, d'attitude respectueuse, épancha son âme devant

rH fut rendu le 18 janvier 1862.

cette grotte, où devaient bientôt accourir Jes pèlerins par myriades. Il but de l'eau miraculeuse, en baigna ses yeux myopes, et, sans nul doute, recommanda à l'Immaculée du rosier sauvage, sa vocation et ses brûlants désirs.

C'est à Bétharram que nous passâmes la nuit et une partie du jour suivant. Il regarda d'un œil distrait, après la messe entendue et servie et la communion reçue, les objets précieux du trésor. Ces vases sacrés, il les enviait pour les Missions; ces dentelles princières, il eût voulu les transformer en aubes pour les missionnaires. L'ascension du Calvaire couronna ce bref pèlerinage. Il comparait les stations du Chemin de la Croix à celles du ! Calvaire deVerdelais, et son patriotisme hésitait à se prononcer sur la supériorité ou l'infériorité des premières.

Pau, Bayonne, Biarritz, furent explorés en passant. De cette dernière ville, nous poussâmes jusqu'à Saint-Jean de Luz, et, de là jusqu'au delà de la frontière espagnole. Descendus de la diligence à Bèhobie, nous nous voyons accostés par deux jeunes garçons, qui nous saluent en nous nommant. Une famille

catalane ou basque, Verdû, dont le chef était conducteur des travaux sur la ligne des chemins de fer du Midi, avait, pendant un séjour à Bordeaux, confié ses deux fils au Petit Séminaire, et ils étaient là avec leurs père et mère, que la construction de la ligne du Nord-Espagne avait ramenés dans leur pays. On nous introduit triomphalement dans la maison; et, comme Beaulieu, tenant à prouver qu'il avait recouvré ses forces, insiste pour gagner à pied Irun et Fontarabie, on nous fait promettre de nous arrêter, après la promenade, pour prendre au moins le chocolat du soir. Nous traversons donc la Bidassoa, en regardant à peine l'île historique des Faisans ou de la Conférence, dont on revêtait les contours d'un quai solide, pour en soustraire quelque chose aux érosions de la rivière. Après avoir parcouru les rues silencieuses d'Irun, à l'heure de la sieste, prié dans une de ses églises, devant une de ces Vierges douloureuses, queles Espagnols aiment tant et qu'ils habillent à la mode castillane, avec bijoux au cou, aux bras et aux oreilles, mouchoir de mousseline à la main, Beaulieu, revenant à ses prétentions de fin limier pour abréger les distances, imagine de prendre àm

!

rtravers champs, malgré nos représentations indignées. S'il avait dessein de s'essayer :aux courses apostoliques, il dut être content.

Nous sillonnâmes, en tout sens, nous orientant du mieux possible, une vaste plantation de maïs, dont le sol, détrempé par la pluie et coupé de fossés nombreux, ne donnait pas mal l'idée des rizières de la Chine, toujours inondées par les eaux de quelque fleuve jaune ou bleu. Le chocolat des bons Verdû nous refit un peu.On y ajouta une surprise : Madame se mit au piano et entonna une cantilène andalouse, avec force trilles et roulades. Puis subitement la porte s'ouvrit, et deux filles de chambre, s'accompagnant des castagnettes et du tambourin, s'élancèrent dans le salon, et exécutèrent avec un brio et un entrain, d'ailleurs très modestes, le fandango de la Fête-Dieu. La diligence allait passer, nous nous précipitâmes sur la route. Deux places seulement purent y être offertes, et encore sur la banquette. En dépit de sa bravoure, Beaulieu, exténué, en prit une.

Les deux infortunés qui regagnèrent pédesItrement Saint-Jean de Luz dînèrent fort tard.

Mais l'un d'eux, Bareille, se vengea de sa déconvenue, en retardant le coucher- de la

troupe entière, par une savante dissertation sur le rôle de l'illusion en littérature, qu'il entama et poursuivit dans la chambre du plus fatigué de tous. Le lendemain, nous nous dirigions sur Bordeaux.

CHAPITRE VII

GRAND SÉMINAIRE (suite et fin). — ESPOIRS ET DÉCEPTIONS.

(1861-62)

Louis avait à faire encore une année de théologie. Il se remit avec ardeur au travail.

Trouvant dans sa vocation apostolique des [motifs plus pressants de répondre dignement à sa vocation sacerdotale, il mit à profit le temps que le ciel lui donnait pour épurer de plus en plus sa vie, et s'enrichir de vertus.

C'est surtout pendant cette dernière année de séminaire qu'il devint le modèle que nous

avons décrit. Il prit même sur ses condisciples les plus édifiants un ascendant, qui fit de lui le point de mire de toute la communauté. Son

appel au sous-diaconat ne pouvait faire l'objet 'un doute. Il n'en attendit pas moins la visite e M. Chapt dans sa cellule, et la formule

officielle, prononcée par cette voix glaciale : « Je viens vous annoncer que le Conseil vous » appelle aux saints Ordres. Hâtez-vous de » voir votre directeur », pour aviser M. Albrand de cet événement capital. En même temps il réclamait le secours spirituel de ce Père, dont il avait « en estime singulière la prière- « autant que la personne ».

11 écrivit la lettre suivante à M. Rousseille : J

et Grand Séminaire de Bordeaux, 3 décembre 1861, » Fête de saint François-Xavier. -

» C'est sous les auspices de l'illustre et bien» aimé patron de la Congrégation que jeu » viens vous donner de mes nouvelles. La » première et la plus heureuse que j'aie à vous » annoncer est l'approche de mon ordination » du sous-diaconat. C'est vous dire, en un seul » mot, le besoin pressant que j'ai de vos prières.

» Sans doute, c'est bien sans arrière-pensée-et » en vrai missionnaire que je veux faire mon » offrande à Dieu; mais, malgré cela, la » démarche a une importance que vous deve » comprendre, vous qui maintenant avez à

» décider non plus de votre vocation, mais de » celle des autres. Priez donc bien pour » moi ! - Mais, me direz-vous, vous voilà donc » plus sérieusement que jamais du diocèse de » Bordeaux ? - Hélas! il n'est que trop vrai, je ne me vois pas tout à fait sur la route » de Paris. Ce n'est pourtant pas le désir qui » me manque. Que fais-je qui ne se rapporte » à nos chères missions? Quel jour se passe » sans que je pense à cette bénite maison que » vous habitez, et où je pourrais occuper une » place, si. mais, non; je ne veux pas, pour » le moment, vous parler de cela. Mon sous» diaconat doit m'occuper uniquement.

» Veuillez me rappeler au précieux souve» nir de M. le Supérieur et me mettre à ses » pieds, comme le dernier et le plus indigne, » mais le plus dévoué de ses enfants et le plus » désireux de rejoindre la famille. Je m'esti» merais bien heureux, si j'avais l'assurance » que, d'ici au 21, il voudra bien se souvenir » de moi devant le Seigneur. Je vous en con» jure, ne m'oubliez pas, car j'en ai besoin.

» J'attends après l'ordination à vous sou» mettre mon plan de campagne pour l'an» née 1862. »

Ce plan de campagne était digne d'un maître, si nous en jugeons par l'effort diplomatique que nous allons raconter : Un clerc nantais, M. Lenfant, fut obligé par sa santé à descendre vers le Midi, pour y chercher un air plus doux. Il avait passé quelque temps au Séminaire des Missions Étrangères et renonçait, de l'avis de ses supérieurs, à une vie trop rude, qu'il n'aurait pu embrasser impunément. Il portait à Beaulieu la bonne parole de persévérance, de la part de M. Albrand, et l'on va voir quelle espérance l'agrégation de ce nouveau venu au clergé diocésain suscitait dans le cœur de notre Louis.

« 3 février 1862.

» Monsieur le Supérieur, > La divine Providence semble, depuis » quelque temps, vouloir, par des faveurs ines» pérées, me renouveler dans toute la ferveur » de mes desseins. Le passage inattendu et » les encouragements de M. Chamaison (*),

(*) M. Chamaison, direéteur aux Missions Étrangères, avait traversé Bordeaux et vu Beaulieu en passant.

le souvenir précieux et la parole de persévérance que vous avez daigné me transmettre par M. Lenfant, voilà, certes, plus qu'il n'en fallait pour me communiquer un courage tout nouveau. Mais Dieu semble vouloir ne pas se borner là, et, si je ne me fais illusion, peut-être touchons-nous au moment marqué par son infinie miséricorde.

Veuillez, Monsieur le Supérieur, écouter ce qui m'est venu en pensée et fait éprouver à mon cœur une espérance dont je ne saurais me rendre compte.

» J'ai appris que M. Lenfant recevrait prochainement les saints ordres de la main de Monseigneur de Bordeaux, à la condition de demeurer dans son diocèse, si, comme cela est bien à craindre, sa santé ne lui permet pas de retourner aux Missions Étrangères. Or, cela me paraît une occasion excellente, ménagée par la Providence, pour me tirer de la position où je suis, depuis trois ans, à l'égard de l'Archevêché et à laquelle je vois moins que jamais une issue, puisque, il n'y a pas deux mois, on m'a déclaré formellement que c'était un parti pris, et qu'on a voulu même me faire prendre l

» des engagements, comme professeur, poui » l'an prochain.

» Voici sur quoi s'appuie l'espérance que » me fait concevoir l'ordination de M. Lenfant: » Dans un cas tout pareil, le supérieur d'un » de nos couvents de Carmes a obtenu Veœeai » d'un prêtre déjà en fonctions, en disant à » Monseigneur : « Nous vous donnons un » prêtre, donnez-nous un religieux. » Monsei» gneur, qui, jusque-là, avait été pour ce » prêtre, alors vicaire, au moins aussi diffi » cile que pour moi, se rendit à cette obser-1 » vation, et le vicaire entra au noviciat, tandi » que le novice prenait le vicariat, Ceci s'es l » passé, il y a trois ans à peine. j » Veuillez, Monsieur le Supérieur; penser c » ce moyen, afin que si vous jugez à propo!

» de le mettre en œuvre, vous y ayez recours » au moment où M. Lenfant recevra le sou » diaconat.

» Permettez-moi toutefois de vous dir » qu'une pareille demande, faite par moi » n'aboutirait pas, car, outre que l'on ne veu » plus m'écouter, je ne pourrai de longtemp » voir Monseigneur; et si je la faisais pa » écrit, il en serait comme pour tant d'autre

» de mes lettres, auxquelles on n'a pas daigné » répondre.

» Je laisse tout ceci à votre sagesse ; faites » de ce projet le cas qu'il vous paraîtra » mériter. Quelque issue que doive avoir cette » démarche et quelle que doive être votre » façon de penser à ce sujet, aussi bien que » celle de M. Rousseille, veuillez croire, » Monsieur le Supérieur, que vous me trou» verez toujours disposé à faire tout ce que » vous jugerez nécessaire et à être, comme » vous me le disiez, constant jusqu'à l'opiniâ» treté. Pour ce qui est de mes sentiments » envers la Congrégation et envers vous, » croyez-moi, Monsieur le Supérieur, le plus » indigne, mais le plus dévoué de vos aspirants » de province.

» L. BEAULIEU, sous-diacre. »

Un peu plus d'un mois après cette lettre, il écrit à M. Rousseille : « 17 mars 1862.

» Monsieur et bien cher Directeur, » J'ai appris qu'il y avait un départ de mis» sionnaires aux environs de la Saint-Joseph.

» L'un d'eux, si je ne me trompe, est » destiné à la mission de Canton, où est » M. Alibert. Un de nos directeurs de Bor» deaux, grand ami de ce dernier, ayant » appris cela, a eu l'heureuse idée de lui » expédier une lettre. J'ai voulu, moi aussi, » profiter de la même occasion. Ayez la bonté » de la remettre à celui des heureux partants » qui fera voile vers Canton.

» Vous verrez par tout cela que, moins que » jamais, j'oublie les Missions et les mission» naires. M. Lenfant (il était professeur au » Petit Séminaire) vient de temps en temps » entretenir le feu sacré. Il me communique » les nouvelles qu'il a reçues, et jamais la » conversation n'a tari entre nous. C'est bien » quelque chose que cette consolation, ménagée » par la Providence; mais que c'est peu, en » comparaison du bonheur que j'attends, et » dont je suis sans doute trop indigne. Je » pense voir Monseigneur pour les fêtes de » Pâques. Qu'en sortira-t-il? Dieu le sait. Mais » je ne puis me tirer de l'esprit que la fin de » mon séminaire (dans trois mois) marquera » le terme de mon épreuve et que l'année » d'attente que m'impose ma jeunesse sera

» peut-être l'heure bénie de mon noviciat. Mon » Dieu! quel rêve ! — Quel enfant ! direz-vous.

» — Hélas! oui, je le suis toujours, surtout » lorsque je pense aux Missions. Alors sur» tout, comme les enfants, j'ai peine à me » résigner, à attendre ce qu'on m'a promis. Il » est vrai que ces promesses sont du genre de » celles qu'on fait aux enfants pour les faire » taire. Mon Dieu, que votre volonté soit faite, » et non la mienne! Aidez-moi par vos » prières à bien dire ces paroles, en attendant » que le grand jour se fasse. Je me permets » souvent de prier pour vous, pour M. le Supé» rieur, que je vénère sans le connaître; pour » cette chère maison de Paris, que je voudrais » voir nombreuse, encombrée au point qu'il » n'y ait pas un coin pour moi, puisque je » n'en suis pas digne; pour cette bien-aimée » Congrégation des Missions Étrangères à » laquelle j'ai voué toutes mes affections. Ces » prières valent bien peu de chose, mais » n'importe ! Dieu voit les intentions du cœur » qui les dicte, et d'ailleurs, elles font du bien » à celui qui les fait.

» Pourrez-vous déchiffrer tout ce barbouil» lage ? Je n'en sais rien. J'espère que mon

» bon ange vous y aidera un peu. Je pensais ne » vous dire qu'un mot, ne vous demander » qu'un petit service, et mon ardeur m'a » emporté. Je suis toujours bavard, mais » quand j'écris à quelqu'un de cette maison » de Paris, je ne sais pas finir. Excusez un » enfant, un exilé.

» Veuillez me rappeler au précieux souvenir » de M. le Supérieur, et l'assurer que je m'en » tiens aux termes de la dernière lettre qu'il a » eu la bonté de m'écrire. Donnez-moi une » petite place dans vos prières; je tâcherai de » n'être pas ingrat, » Votre indigne aspirant, » L. BEAULIEU, s.-d. »

Il s'agit, dans ces dernières lignes, des recommandations d'attente patiente et prudente, dont M. Albrand ne voulait pas qu'on se départît. Louis s'y conforma, et la preuve de sa patience, c'est qu'il attendit trois mois, avant d'épancher de nouveau son âme dans le sein de cette amitié, qu'il sentait si compatissante. Ce fut le 3 juin seulement, qu'il raconta à M. Rousseille le résultat de l'entrevue qu'il lui avait annoncée, en mars, comme très prochaine.

« Grand Séminaire de Bordeaux, 3 juin 1862.

» Monsieur et bien cher Directeur, » La Trinité sepasse, Malborough ne revient » pas. — Vos craintes n'étaient que trop » fondées, et si je ne vous en ai pas donné avis > plus tôt, c'était pour ne pas toujours vous » chanter la même chanson. Cependant, au » moment même où votre lettre m'est parvenue, » je songeais à vous écrire. Donc Monseigneur » m'a refusé, une fois de plus, cette permission » tant désirée. C'est le jour des Rameaux, à la » cathédrale, (Il y était allé, comme maître des » cérémonies, et aussi pour chanter la Passion.) » Aussitôt que je parus dans la sacristie, il » m'appela, me dit qu'il avait dix-sept vicariats » vacants; que, par conséquent, je devais » songer moins que jamais à le quitter. Je » protestai, bien entendu, mais inutilement.

« C'est une chose réglée, me dit Monseigneur, > vous ne nous quitterez pas. » Et, ce disant, » il partit pour aller dire sa messe. Cependant, » je ne me tins pas pour battu. La messe finie, » je dis à Monseigneur que son refus m'em» barrassait beaucoup, vu que le temps de mon

» séminaire touchant à sa fin, je me trouvais » sans position pour l'année prochaine. On » calcula mon âge, et, voyant que malgré la » meilleure volonté, on ne pourrait m'ordonner » prêtre avec mes condisciples (il n'aurait eu » que vingt et un ans et trois mois), on me fit » de nouvelles propositions pour le professorat.

» Je témoignai une grande répugnance pour » ce genre de vie. Il y avait avec Monseigneur » deux grands-vicaires. Les voyant fort » embarrassés, je suppliai Monseigneur de me » permettre d'aller éprouver ma vocation chez » vous, pendant cette année qui me restait, » ou tout au moins pendant six mois, trois » mois. Refus formel. Puis, comme on n'avait » aucun prétexte passable à alléguer, on com» mença à se fâcher. Son Éminence protesta » que jamais on ne la lasserait à force d'ins» tances, qu'Elle avait des droits que les » évêques n'avaient pas, enfin s'engagea à me » faire une position et me renouvela ses pro» messes de me laisser partir, après que » j'aurais été dans le ministère.

» Tel est le résumé de cette malheureuse l » entrevue, qui se prolongea, depuis la fin du -1 » chant de la Passion jusqu'au Pater de la

> grandymesse, qui se continuait pendant ce » temps. »

Mgr Donnet avait l'habitude, après la bénédiction des palmes et la procession, d'aller dire sa messe à l'autel de Notre-Dame du Mont-Carmel, puis il revenait au chœur, jusqu'à la fin du chant de la Passion.

Il était venu à Louis une autre idée, dont il faisait part à son dévoué correspondant. En., conséquence de vœux émis par les Conciles de la province, de 1850 à 1868, Mgr Pie avait organisé, à Poitiers, une commission d'examens, à laquelle Rome donnait le droit de conférer les deux premiers grades théologiques. Il était question d'y envoyer les plus.

forts élèves des Séminaires subir les épreuves.

du baccalauréat. M. Gignoux, vicaire général, poussait à ce projet ; l'administration diocésaine prenait à sa charge les frais du voyage.

C'était un stimulant pour Beaulieu à étudier.

ses traités avec plus de soin. A Poitiers, on est à moitié chemin de Paris.

« Il m'est venu en pensée », disait-il, « de » pousser jusque-là, si du moins je puis amasser

» assez de fonds pour y arriver. Inutile de vous » dire que ce n'est point la capitale qui m'at» tire, mais uniquement le désir de vous voir, » vous et M. le Supérieur, de consulter ce » dernier sur ma vocation, de prier dans cette » Salle des Martyrs, dont la seule pensée fait » battre mon cœur, de voir de près cette » maison, où je brûle d'entrer, ces frères, que > j'aime, sans les connaître, et mille autres » choses, toutes se rapportant à ma grande, à > mon unique ambition : Être missionnaire, si » le bon Dieu le veut. — Comme je ne vou» drais à aucun prix être indiscret, je vous » prie de me dire bien franchement ce que » vous en pensez, si vous le jugez opportun, de » quelque utilité pour ma vocation, comme > aussi ce qu'en pense M. le Supérieur, » auquel je vous serai reconnaissant d'en dire » un mot, en lui communiquant ma nouvelle » démarche et son peu de succès. En suppo» sant que tous les deux vous ne trouvassiez » pas ce voyage tout à fait inutile, aurait-on la » charité de me donner l'hospitalité au Sémi» naire? Quelque consolation que cela dût » apporter à ma pauvre âme, je vous supplie » de me dire carrément si ce n'est pas une

» grande indiscrétion. Vous savez que tout cer qui vient de vous et de M. le Supérieur sera » toujours reçu comme venant de Dieu même.

> Je lis en ce moment la vie de M. Marchand.

> Je commence à connaître le terrain, car » vous pourriez voir, dans ma bibliothèque, les > vies de MM. Gagelin, James Chopart, Borie, » Mgr Retord, Cornay. Si vous en connaissez o encore quelque autre, indiquez-moi où je > pourrai me la procurer. M. Chamaison, > lorsqu'il passa, me dit qu'il en composait > une. J'en désirerais aussi un exemplaire, aussitôt qu'elle aura paru. Ne vous étonnez f pas de cette ardeur. Il faut bien à l'exilé > quelques souvenirs du pays, et à l'aspirant [ quelques modèles. Mais non; je ne veux pas me plaindre. Je suis entre les bras du bon Dieu. Quand il voudra!. Mes respects les plus humbles à M. le Supérieur, et à vous, bien cher Directeur, l'affection la plus dévouée. » L. BEAULIEU, sous-diacre. »

» L. BEAULIEU, sous-diacre. »

Quelques jours plus tard, il recevait l'Ordre cré du diaconat, et accomplissait en public sa

fonction de maître de cérémonies, dans la procession solennelle de la Fête-Dieu, comme nous l'avons raconté, en anticipant. 4 Le projet relatif au baccalauréat restait en suspens. Heureusement M. Rousseille écrivait qu'il allait venir passer quelques jours dans sa famille. C'était, en quelque sorte, le Séminaire des Missions Étrangères qui se transportait à Bordeaux. A quoi bon maintenant se singulariser, se diriger sur Poitiers, et de là sur la capitale, où il ne trouverait pas celui qui eût pu le présenter et le piloter ? Au reste, on jugera de ses sentiments à cette nouvelle pai les lignes suivantes :

« Langon, 22 juillet 1862.

« Monsieur et bien cher Directeur,

» L'heureuse nouvelle que celle de vot » prochain voyage à Bordeaux ! Quand voui » y serez arrivé et que vous en aurez le loisin » prévenez-moi afin que je puisse vous voir u » peu plus longuement que l'an dernier. S » vous aviez encore la main assez heureus » pour régler enfin quelque chose ! A la volon

de Dieu ! Le jour de la fête du Sacerdoce (*), au Grand Séminaire, j'eus occasion de parler à Monseigneur, à propos des cérémonies.

> Aussitôt qu'il eut répondu à ce que je lui demandais, il ajouta : « Et puis ne me faites plus fâcher, comme vous l'avez fait si souvent.

Je ne comprends pas que vous vouliez aller chez les infidèles, en voyant que la foi s'en va de notre diocèse, etc., etc. Ainsi, c'est une affaire bien réglée : vous resterez avec nous. » Bien entendu, je protestai, mais > toujours en vain.

» Quand vous serez ici, nous causerons » du voyage. Encore des embarras à ce sujet.

» Arrivez donc au plus tôt.

> Veuillez bien remercier 9. le Supérieur de o la manière si indulgente et si favorable dont t) il-a accueilli ma demande, que je me suis, -~ bien des fois depuis, reprochée comme indis» crête. Oh! s'il m'était permis d'aller jouir de la faveur qu'il m'offre et de pouvoir le remerez cier en personne ! Fiat »

(*) Fête sulpicienne, qui se célèbre le 27 juin. Des prêtres remplissent toutes les fonctions des cérémonies et un curé i'ait l'instructiou des vêpres.

On le voit, Beaulieu ne renonçait pas absolument à son projet : seulement l'exécution rencontrait des obstacles. — Lesquels? — Nous l'ignorons. Nous croyons nous souvenir pour tant que l'autorité ne voulut agréer que des prêtres, comme candidats à envoyer devant la commission poitevine. Les vacances se passèrent donc pour lui en séjours plus ou moins longs, à Langon d'abord, puis chez quelques ecclésiasti ques amis. Louis acceptait avec une soumission de plus en plus résignée la volonté divine, qui prolongeait son attente et mortifiait l'impatience de ses désirs. Cette disposition touche le cœui de Dieu : l'heure approchait où les obstacles allaient disparaître. Encore une épreuve à subir; ce sera la dernière, et nous entendrons le cri triomphant du captif délivré de ses liengJ

CHAPITRE VIII

PROFESSORAT. — EPREUVE SUPRÊME. — DÉLIVRANCE.

(1863-63)

Beaulieu avait terminé son cours de théologie. Il lui fallait attendre un an pour qu'on l'ordonnât prêtre, même avec dispense d'âge.

Force lui était donc, puisque partout pour lui rla temporisation était à l'ordre du jour, force lui était d'utiliser cette année, en professant les éléments des lettres, dans quelque établissement diocésain.L'année scolaire 1862-63 le ramena au Petit Séminaire. N'avait-il pas là, dans le corps enseignant, quelques-uns do ses meilleurs mis, plusieurs de ses anciens maîtres, et, Surtout, le vénérable supérieur, M. Lataste, 'auteur après Dieu d'une conversion qui avait té si solide? N'y retrouvait-il pas, dans le Souvenir de ses faiblesses, un stimulant à la

vertu qui répare ? Qui sait même si l'occasion ne lui serait pas offerte d'être, malgré sa jeunesse, le confident de secrets semblables à ceux dont il s'ouvrait jadis à ses chers mentors, Faure et Virac; de glisser un conseil discret, dQ consoler une de ces désolations de la seizième année, si futiles dans leurs causes et néanmoins si bouleversantes ?

Bien que la vie d'enseignement eût peU; d'attrait pour lui, il se donna tout entier a aimables bambins qu'on lui confia. Il avaii commencé ses classes par la huitième; aprè treize ans écoulés, il montait dans cette chair qui lui avait dicté ses premiers thèmes d'écolier. Sa piété, son zèle furent bientôt remar- | qués des professeurs et des élèves. On le voyai communier tous les jours, à la messe de eom munauté, vaquer avec la plus grande exact' tude à ses divers exercices de dévotion : ce qui ne l'empêchait pas d'être pour ses huitil mes l'âme des divertissements récréatifs et d retrouver pour eux, dans les parties de bail la vigueur de ses poignets, dans celles d barres et de cerceau, l'agilité de ses jarrets ei de ses jambes. Il s'imposait même des charga surérogatoires, dans l'espoir d'opérer quelqu

bien. Quatre des classes inférieures avaient pour professeurs des diacres, dont deux étaient ses condisciples, MM. Joseph Deymes et Anatole Largeteau; l'autre était M. Lenfant, dont nous savons les affinités d'aspiration et de goûts avec lui. Il prit vis-à-vis d'eux l'initiative d'une proposition, qu'ils acceptèrent et qui fut facilement agréée des intéressés. Il s'agissait de faire, à leur tour, comme les prêtres de a maison, la méditation aux élèves, le matin, près la prière. Cette méditation consiste en une lecture édifiante, suivie d'une glose parlée, e cinq minutes, avec résolution suggérée et indication d'un bouquet spirituel, que les séminaristes ont coutume de recueillir dans eur mémoire, pour l'inscrire en tête de leur evoir du jour, entre les initiales mystiques : 1. M.J. et A. M. D. G.: Jésus, Marie, Joseph; d majorem Dei gloriam (*). Les dimanches t jours fériés, l'instruction dure un bon uart d'heure, et celle de Beaulieu roula sur etexte : « Hœc est voluntas Dei, sanctifica tio vestra (**). » Il la donna, le deuxième diman-

16 Pour la plus grande gloire de Dieu.

(**) La volonté de Dieu, c'est que vous soyez saints (ta ad css. iv, 3).

che de Carême, jour où ce texte se lit, dans l'épître de la messe, et traita ces deux points d'une façon nette et pratique : Dieu veut que nous soyons des saints; nous serons des sain si nous obéissons à la volonté de Dieu, c'est à-dire en remplissant nos devoirs de situation et d'état. Ce n'était pas neuf; mais peut-on l'être sur un pareil sujet? L'essentiel n'est-il pas d'exposer avec précision, de démontre avec logique et de déduire les applications opportunes? Ce début oratoire, soutenu par un ton naturel et aisé, promettait un prédicateui sérieux et utile.

Toujours dévoué au bel ordre des offices e à la bonne exécution des chants sacrés, i s'offrit de lui-même pour donner aux pl grands des leçons et répétitions supplémen taires de chant grégorien, et, à l'approche de fètes, il se plaisait à leur faire répéter ave ensemble et correction l'office qu'on devar chanter.

Le soir, avant de se retirer dans sa chambra il montait quelquefois chez un de ses confrères M. Callen, qui l'associait à ses lectures litt raires et lui lisait à haute voix quelque bea J passage des auteurs renommés. Un jouj

feuilletant les œuvres de Chateaubriand, ses eux tombent sur certaine énumération des opulations de la France, dans les Natchez, où 'écrivain imite les dénombrements classiques l'Homère, de Virgile et du Tasse. Une phrase e frappe et il en transcrit de sa main la econde.moitié, sur le Cahier de Notes de son nfrère, Le poète y caractérisait brièvement it avec justesse les riverains du fleuve gason : « Là se montrent et Vinfatigable Tous► tain, qui naquit aux plaines de la Beauce, » où les moissons roulent en nappes d'or, et } le prompt Armagnac, qui fut plongé en ► naissant dans ce fleuve, dont les ondes ► inspirent le courage et les saillies (*). »

1 s'y reconnaissait quelque peu, lui et ses oncitoyens de Langon. Peut-être aussi cette mmersion, façon d'Achille, éveillait en son sprit l'idée plus élevée et plus chrétienne d'un utrefieuve, dontM. Vassoult, son maître aimé, evait lui signaler, dans ses adieux, la féconité généreuse : « Buvez ce sang, qui donne , à ceux qui le boivent l'amour qui l'a fait : répandre (**). »

a-) Les Natchez, livre I.

If") Bossuet.

Il lui venait, au cou, au dessous de l'occi< put, une tumeur charnue, qui lui causait des souffrances assez aiguës ; cela ne laissait pas que de l'inquiéter : « Ce ne sera rien, lui disait» on, pour le rassurer. — Si, j'ai le pressenti» ment que ce sera quelque chose de grave.

» — Eh bien ! reprit quelqu'un, ce sera l'ap» prentissage de la cangue. »

Nul doute que Beaulieu n'ait ainsi pris la chose et béni Dieu de cet avant-goût du martyre.

L'expression n'est pas trop forte. On en j ugera.

Au mois de mars, en effet, sonna l'heure de l'épreuve suprême. Ce mal en germe en fut la cause occasionnelle.

Nous laisserons la parole à Louis, nous réservant de compléter un récit où sa modestie a laissé des lacunes.

« Langon, 9 août 1863.

» Mon respectable ami (*),

» Vous désirez que je vous dise moi-même » quelque chose des épreuves par lesquelles » Dieu vient de me faire passer. J'y consens,

(*) A M. Virac père.

» mais à condition que vous m'aiderez à le » remercier; car vous le savez mieux que moi, » pour le chrétien, l'épreuve est un présent » du ciel et le partage de ceux que Dieu veut » ou ramener à lui, ou s'attacher plus étroite» ment. Il a daigné me faire une part bien » petite, il est vrai, mais sans doute propor» tionnée à mes forces.

» Ce fut d'abord, au mois de mars, l'opéra» tion d'une loupe, qui m'était venue sur le » cou. M. Catellan, médecin distingué de » Langon, m'en délivra, avec son habileté » ordinaire; mais ne trouvant pas que ma » force première revint assez vite, je crus » devoir laisser à un autre la place que j'occu» pais au Petit Séminaire. C'est précisément » au retour du voyage que je fis à Bordeaux » pour régler cette affaire, que je fus pris de > la rougeole, maladie peu grave, avec des » soins, mais qui eut pour moi des suites bien > funestes : à la rougeole, succédèrent des » hémorragies abondantes, qui m'affaiblirent » beaucoup. Je commençais pourtant à me » refaire, lorsque m'arriva cette dernière » maladie, une fluxion de poitrine, qui m'a » conduit aux portes de l'éternité. Toutes mes

» dispositions étaient prises; peut-être ai-je » manqué une excellente affaire. A la volonté » de Dieu ! Il m'a prouvé, depuis, qu'il me » voulait encore ici-bas, sans doute à cause » de mon indignité d'entrer là-haut. Après » avoir passé le mois de juin au lit, et consa» cré le mois de juillet à la convalescence, je » me trouve aujourd'hui parfaitement guéri, » et me sens plus fort qu'avant d'être malade.

» Yous voyez qu'il y a bien de quoi remercier » Dieu. Voilà donc l'histoire de mes tribula» tions. Peu de chose, bien peu de chose, » surtout si je ne les ai pas prises avec assez » de résignation, et comme venant de Dieu » même.

» Pour ce qui est de mes impressions, tout » ce que je puis vous dire se résume en deux » mots : D'abord, il y a pour les malades, » dans ces moments extrêmes, des grâces » abondantes, et la pensée de la miséricorde » de Dieu fait plus que contre-poids à celle de » sa redoutable justice. Mais, en second lieu, » on est capable de bien peu de chose. Croi» riez-vous que moi, pécheur, sans doute, » comme et plus que les autres, mais cepen» dant habitué à la confession de tous les

» huit jours, ayant ma tête parfaitement libre, > et n'y éprouvant aucune douleur, j'ai eu » toutes les peines du monde à faire mon » examen de la semaine ? Cela vous donne la » mesure de ce que valent grand nombre de » confessions, faites à Earticle de la mort, et »- cela nous prouve, une fois de plus, la néces» sité d'avoir toujours présente à l'esprit la » parole du Sauveur : « Soyez prêts » ; et »r ailleurs: « Veillez; je le dis pour tous, » veillez. »

Ce que Beaulieu ne dit pas, c'est que l'opération dont il parle fut des plus longues et des plus douloureuses : « On lui tranchait la » chair jusqu'aux os; on lui arrachait des » lambeaux vivants et le sang coulait à » flots (*). »

Il ne dit pas que, pendant une heure entière, le chapelet en main, il souffrit, sans pousser un soupir, et qu'il se contenta de dire, lorsqu'enfin on banda la plaie : « Il était temps » que cela finît. »

Il ne dit pas que son énergie étonna le

-(l M. Laprie, panégyrique.

médecin, homme du monde, qui déclara franchement n'avoir trouvé cette force que chez des personnes sincèrement religieuses. Il ne dit pas qu'au dernier période de cette pleurésie, qui le mena presque aux confins de l'autre monde, lisant la pitié sur tous les visages, et craignant qu'on ne lui dissimulât son état, il murmurait, d'une voix éteinte, à l'oreille d'un ami, l'abbé Camille Manceau, vicaire de Langon : « Au moins, vous, vous m'avertirez », et qu'il rappelait à un autre prêtre, qui l'était venu voir, un mot de son directeur : « Ceux » qui s'en vont sont les plus heureux. » Il ajoutait cependant : « Je ne regrette qu'une » chose, c'est de mourir avant d'être pré» tre. »

« Quand Dieu veut faire voir, dit Bossuet, » qu'un ouvrage est tout entier de sa main, » il commence par tout réduire à Vimpuis» sance et au néant, puis il agit. » Cette parole, tant de fois citée, se réalisa une fois de plus.

Écoutons encore notre convalescent.

Des lettres dejui partent dans toutes les directions, à la date du 4 août, toutes commençant par un cri identique, explosion d'une joie

qui va jusqu'à l'ivresse; à M. Rousseille, d'abord :

« Monsieur et bien cher Directeur,

» Dieu soit loué !

» Laqueus contritus est (*). Dans quelques » jours, je l'espère, je pourrai achever le » verset, en me voyant sur la route de Paris.

» En attendant, j'ai en main mon passeport, » écrit de la main même de Monseigneur, > dans les termes les plus affectueux pour la » Congrégation, dans laquelle il me permet » d'entrer. C'est bien, comme vous me l'avez » dit souvent, au moment où on s'y attend le » moins que la bonne nouvelle arrive. Je vous > assure que pour moi elle est la bien venue.

» Je ne sais plus ni ce que je fais, ni ce que » je dis. Aidez-moi à en remercier le bon » Dieu. Le seul, regret que j'éprouve en ce » moment, c'est de ne pouvoir partir immé» diatement. C'est à peine si je suis remis » d'une maladie qui m'a réduit à la dernière » extrémité.

(j Le filet est rompu. Ps. cxxm, 3.

» Mais, grâces à Dieu, les forces me revien» nent vite et la joie va me les doubler.

» Oh ! si vous saviez tout ce qu'il y a au » fond de mon cœur ! Mais vous l'avez » éprouvé.

» Je vous laisse, parce que je ne suis pas » assez revenu de ma surprise de ce matin.

» Gloire à Dieu et à Marie ! Voilà tout ce que » je sais dire !

» Ne viendrez-vous pas, ces vacances? En » attendant de vous voir, à Paris ou à Bôr» deaux, » A vous de cœur, en Notre-Seigneur.

» L. BEAULIEU, » Diacre. »

Que s'est-il donc passé ?

Comme Louis l'écrivait, par le même courrier, à M. Albrand : « L'oracle de Notre-Sei» gneur : « Pulsate et aperietur », s'est accom» pli (*). » Il a « frappé une dernière fois, » en désespéré, sans le moindre espoir.

» uniquement pour empêcher la prescription, » et ce coup a produit son effet. Le moment

f) Frappez et on vous ouvrira (Luc, xi, 9).

» qui, humainement parlant, était mal > choisi, s'est précisément trouvé lé moment » de Dieu. »

Louis a raconté simplement à Monseigneur les péripéties par lesquelles il vient de passer.

Monseigneur a fait comme les pères, qui, après avoir refusé à leur enfant, pour le garder tout à eux, l'autorisation de suivre une vocation prononcée, finissent par accéder à ses désirs, parce qu'ils craignent que Dieu ne le leur prenne par la mort.

La conviction de Son Éminence est formée; Yeœeat est accordé.

« Que Dieu soit à jamais loué, reprend » l'heureux libéré, et puisse ma reconnais> sance égaler la joie de mon cœur. Daignez, > Monsieur le Supérieur, m'aider à remercier » ce Dieu de miséricorde, si généreux envers » moi.

» J'aurai le bonheur de mettre sous vos » yeux la lettre de Son Éminence, pleine de » respect et d'éloges pour la Congrégation » des Missions Étrangères. Quand sera-ce?

» C'est ce que je ne saurais dire, d'abord, » qu'après votre réponse, et aussi après avoir

» pris l'avis de personnes prudentes, car je » relève d'une longue maladie, qui m'a réduit » à l'extrémité. Dieu merci, mes forces revien» nent vite, et j'espère qu'à la fin des vacances » je serai prêt à partir, sauf votre agrément, » et sur votre ordre exprès.

» Veuillez me croire, en attendant, Monsieur » le Supérieur, votre enfant et serviteur » dévoué.

» L. BEAULlEU, » Diacre. »

Cette allégresse si sincère et si vive, il lui fallait pourtant la dissimuler dans son entourage. Dès qu'elle se fut exprimée dans les lettres qu'on vient de lire, et dans plusieurs autres qu'il écrivit, sans désemparer, aussitôt après réception de la missive libératrice, une véritable angoisse morale étreignit son cœur.

Quand sa mère fut malheureuse, un oncle et une tante de Louis, M. et Mme Blaize, s'étaient souvenus qu'elle avait été leur sœur. Ils l'avaient appelée sous leur toit, lui avaient prodigué leurs soins fraternels, pendant sa longue agonie; ils avaient enfin accordé à sa dépouille mortelle l'hospitalité de la tombe,

dans leur caveau de famille. Pour se payer de tant d'attentions, après la mort de la mère, ils s'emparèrent de l'enfant; leur table fut sa table, leur maison devint sa maison. Et quand la maladie de Louis eut fait éclater de nouveau ce dévouement, qu'il avait pu voir l'œuvre auprès de la chère mourante, quand il eut vu son oncle et sa tante, passer, pendant trois mois, les jours et les nuits à son propre chevet, suivre d'un regard anxieux les progrès du mal, et renaître, pour ainsi dire, avec le fils de leur adoption, il se sentit enlacé dans des liens si doux et si forts, qu'il dut se dire à luimême : « Mon départ brisera leur cœur et »'le mien. » Ses projets, il est vrai, étaient connus de tous ; ses parents savaient, mieux que personne, qu'il écrivait souvent au Séminaire des Missions Étrangères; ils avaient remarqué sur sa table, parmi les livres les plus complaisamment feuilletés, les vies des vénérables Gagelin, Marchand, etc., missionnaires et martyrs. Ils exprimaient souvent leurs inquiétudes aux intimes de leur cher neveu; mais ceux-ci leur affirmaient toujours, convaincus qu'ils en étaient eux-mêmes, que les instances de Louis échoueraient contre les

résistances de l'autorité, résistances qui allaient devenir invincibles, une santé si gravement compromise n'étant pas propre à la vie active des missions.Forts de ces assurances, M. et Mme Blaize avaient fait construire, au centre d'un vignoble qu'ils possédaient, à Toulenne, au lieu nommé Respide, une maison d'habitation, où ils pensaient se retirer, cédant leur fonds de bijouterie et d'horlogerie à leur neveu, Léon Faurey. La bénédiction de cette villa charmante avait été une véritable fête qui avait réuni, autour d'une collation parfaitement servie, les deux clergés de Langon et de Toulenne. Louis avait sa chambre dans la nouvelle construction; il s'était complu à faire admirer l'orientation agréable de ses fenêtres et le charmant peint de vue dont ony jouissait, sur la plaine de la Garonne et sur les coteaux de Verdelais. C'était là qu'il passerait ses vacances, lorsqu'il serait professeur, répétaient ces Messieurs, car il le serait, afin d'avoir deux mois, tous les ans, pour se reposer.

Hélas ! ce n'étaient là que des rêves, et ce n'étaient pas ses rêves, à lui. Il hésita huit jours, avant de porter le coup terrible. Il avait

paru préoccupé toute la semaine, et on supposait bien que certain pli, portant le timbre archiépiscospal, contenait la cause de ses préoccupations. Enfin, un matin, après avoir demandé à Dieu, pendant la sainte messe, la force d'affliger ceux qu'il aimait tant, il prit son courage à deux mains, et, de retour chez lui, au moment où sa tante lui versait son chocolat, il prononça ces mots, d'un ton sérieux et sans lever la tête : « Tu n'as pas longtemps à » me le préparer. » Sa tante comprit, et, toute saisie : « Tu veux nous quitter ? lui dit-elle. —

» Oui, répondit-il, et je pars, le 27, avec » M. Rousseille, qui sera chez sa mère, à » Bordeaux. » Celui-ci, en effet, lui avait écrit pour lui faire cette proposition, qui coupait court à toute incertitude. Les pleurs, on le devine, commencèrent à couler, et ne tarirent pas, depuis cet instant, jusqu'à celui du départ.

« Puisque tu le veux, pars, lui disait son » oncle; tu n'es pas notre fils; nous n'avons » pas le droit de te retenir; mais j'aimerais » autant te voir mort. » ,Qn s'occupa cependant de préparer ses malles, - et les objets qu'on y renferma furent mouillés de larmes amères.

Louis se hâta dès lors d'annoncer la nouvelle à ses amis de Bordeaux. Il vint assister à la distribution des prix, au Petit Séminaire, et là, nous lui demandâmes pourquoi il ne retardait pas son départ d'un mois, puisque, aux Missions Étrangères, comme à Saint-Sulpice, les cours ne s'ouvraient qu'en octobre. Ce retard lui permettrait de consolider sa santé. Il répondit : « Depuis que f ai parlé à ma famille, ce » sont tous les jours des scènes qui me brisent; » il est temps qu'elles prennent fin. Quand je » n'y serai plus, ne négligez pas de voir mes » parents. » Sur ce qui lui restait de son patrimoine réalisé, il paya intégralement les dettes faites par sa mère. Après son martyre, comme on vendait sa photographie, au marché de Langon, une femme s'écria : « Le pauvre ! avant » de partir, il m'a payée! » M. Castets fut chargé par lui de payer un créancier de Preignac. Un ami avait prêté une somme considérable et n'en avait qu'une reconnaissance sans valeur; il fut payé pareillement; on lui offrit même les intérêts, qu'il n'accepta pas, et Louis resta à la tête de quelques cents francs.

Nous n'essaierons pas de raconter les diverses scènes où il déploya toute l'énergie de son

âme et en laissa deviner toutes les tendresses.

Il en est deux pourtant que nous tenons à redire, parce qu'elles se présentent à la mémoire de ceux qui en furent témoins, environnées d'un je ne sais quoi de suave, qui en fait pour eux un souvenir sacré. Jamais, de leur aveu, ils n'avaient senti de si près le surnaturel.

Jamais ils n'avaient mieux compris combien la simplicité est voisine du sublime et se confond avec lui.

C'était la veille du départ, 26 août. En face de Langon, au delà du pont et de la route départementale, à droite du chemin que suit la procession paroissiale, allant à Verdelais, en face du viaduc, qui supporte la voie ferrée, entre d'anciennes carrières et des champs de maïs, à peu de distance d'un vieux castel, dit château Barbot, s'étendait une vaste prairie, où souvent nous allions nous promener, à la vesprée, pendant les vacances, après avoir goûté dans l'ombre les délices d'un bain, sur un gravier chauffé par le soleil tout le jour, et recouvert par les eaux à l'heure du flux. Une carrière, anciennement exploitée, et à moitié comblée depuis, formait une sorte de petit cirque où nous nous assîmes sur le gazon, rangés autour

de Louis. La lune,brillant dans un ciel pur,éclairait en plein le visage de notre ami. Ce visage, pâli par la souffrance, mais toutefois calme et serein, semblait transparent à nos yeux, et, derrière cette surface paisible, une âme d'ange et de saint nous apparaissait. Nous étions là trois prêtres de ses plus intimes amis, Deydou, Castets, Manceau, et plusieurs élèves du Séminaire. Dans ces situations extraordinaires, le cœur sent vivement, mais la bouche ne sait que dire. Lui seul parlait pour tous, à tous: aux deux premiers, d'un voyage à Rome, qu'ils projetaient; aux plus jeunes, de leurs jeux et de leurs prouesses d'écolier ; à personne de lui-même, de son sacrifice et de la vie nouvelle qu'il allait inaugurer (*).

Le lendemain, de bonne heure, nous nous retrouvions à l'église, d'où nous partîmes, silencieux et recueillis, sous le brouilllard du matin, pour l'accompagner à la gare du chemin de fer. Chemin faisant, nous ramassâmes l'abbé Ducourneau, de Saint-Macaire (**).

Il était de ceux qui avaient postulé pour les

(*) Voir note du chapitre vm, à la fin du volume.

(n) Mort depuis, après avoir été cure de Saint-Brice.

missions. Il allait prendre le train et se joignit à nous. Nous arrivons à la gare, et là, Louis faisant signe à ses deux compatriotes, ses plus anciens amis, les sépare du reste du cortège, les introduit dans la salle d'attente des premières classes, où personne encore n'a pénétré, et, s'agenouillant, il leur dit : « Mes amis, avant » de me séparer de vous, fai une faveur à » vous demander : vous êtes prêtres; donnez» moi votre bénédiction. » Et comme ils hésitaient, il leva les yeux, et, voyant des larmes dans les leurs, avec un regard et un ton qu'ils ne pourront jamais oublier : « Allons! reprit» il, ne faites pas les enfants; vous êtes prêtres » pour bénir. »

Il avait écrit à un de ses confidents, M. Faure, vicaire de Bègles : « Mon bien cher ami, » Jeudi 23 courant, à huit heures du matin, » un voyageur, qui vous est bien cher, s'arrê» tera à la gare de Bègles. Le voyageur, ce » sera votre pauvre ami. Vous pensez peut» être, d'après ces quelques mots, qu'il vient » passer avec vous la journée. Malgré tout » son désir, il ne le fera pas, mais il vous

» invite à venir la passer vous-même avec lui, à » Saint-Paulin. Cette journée, mon bien cher » ami, sera, selon toutes les apparences, et » à moins que Dieu n'en ordonne autre» ment, la dernière que nous passerons > ensemble ici-bas, car, dès le lendemain ven» dredi, je serai avec M. Rousseille sur la » route de Paris. Vous savez où je vais. Vous » dire comment les obstacles qui, hier encore, » paraissaient insurmontables, se sont tout à » coup évanouis, je ne l'entreprendrai pas. Ce » qu'il y a de sûr, c'est que je m'en vais avec » une lettre charmante de Monseigneur, que je » vous ferai lire.

» En attendant ce jour, que j'appelle de tous » mes vœux, priez bien pour moi : j'en ai » grand besoin. Vous savez que le sacrilice » n'est pas dans notre nature. Adieu.

» A vous en Jésus et Marie.

» L. BEAULIEU. »

A Saint-Paulin, M. Rousseille l'attendait avec M. Faure et M. Larrieu. La scène de Langon se renouvela. Ce fut sa dernière étape : le 28, au matin, il partait pour Paris.

Le lendemain, c'était la fête de la Décollation de saint Jean-Baptiste. Quand, vers le soir, les deux voyageurs ouvrirent leur bréviaire, pour réciter matines : « Bon augure! »

dit en souriant M. Rousseille à son compagnon. Il prophétisait sans le savoir.

Nul ne peut mieux rendre compte des émotions de cette mémorablejournée que Louis lui-même, et c'est pourquoi, en terminant ce chapitre, nous lui laisserons la parole. Il écrit à son directeur, devenu supérieur du Grand Séminaire :

« Mon bien cher Père en Notre-Seigneur, » Les émotions les plus vives que j'aie res» senties ne sont pas celles du départ. J'avoue » que je me sentis homme, en quittant Langon ; » beaucoup plus encore en disant adieu à mes » bons maîtres; mais là s'arrêtèrent mes émo» tions, car, en vous disant adieu, peut-être » pour toujours, je n'éprouvai que le bonheur » d'obéir et de suivre la voie que vous m'indi» quiez. Ce fut donc inutilement que M. Rous» seille chercha à découvrir sur ma figure des » sentiments de tristesse, qui étaient bien loin » de mon cœur.

» Je ne puis en dire autant de mon arrivée » à Paris.

» Jusqu'à ce moment, j'étais distrait par les » impressions du voyage; mais quand je me » vis dans la capitale, quand je me pris à » penser que, dans quelques instants, j'allais » mettre le pied sur le seuil de ce noviciat » béni, après lequel j'avais tant soupiré, oh!

» vous dire ce que j'éprouvai alors, serait » impossible! Il n'y a que Dieu qui puisse » faire ressentir de telles douceurs ; aussi est-ce » à lui seul que j'en parlai pour le moment.» Nous verrons, au chapitre suivant, ce qu'il en dit aux hommes, dès qu'il eut le loisir de s'épancher.

CHAPITRE IX

SÉMINAIRE DES MISSIONS ÉTRANGÈRES. — LES BOIS DE MEUDON.

LA SALLE DES MARTYRS.

(1863-64)

On raconte qu'une femme illustre, Mme de Staël, exilée de Paris par le despotisme ombrageux de Napoléon, soupirait, en contemplant les beaux lacs de la Suisse, et répétait avec tristesse : « J'aime mieux mon ruisseau de la » rue du Bac. »

Beaulieu, bien qu'il aimât beaucoup sa petite patrie, avait éprouvé souvent, mais pour d'autres raisons que la fille de Necker, le même sentiment, en regardant couler sa chère Garonne. La rue du Bac, le Séminaire des Missions Étrangères, dont l'entrée est dans cette rue, c'était le paradis de ses rêves, le point de départ du seul avenir qu'il convoitait.

1 Au moment d'en franchir le seuil, il l'a déclaré sans détour, son cœur s'attendrit, et

son émotion se trahit par l'expression de son visage.

Accueilli par les directeurs comme un fils, par les quelques aspirants, qui n'étaient pas à la campagne, « comme un frère depuis long» temps attendu », il se sentit dès l'abord en famille, et son cœur était déjà d'avance à l'unisson de leurs cœurs. C'est dire que deux sentiments s'y fixèrent: l'un, qui, depuis des années, en était banni, la joie; l'autre, chez lui toujours vivace, mais, jusqu'à ce jour, grandement comprimé, le zèle chrétien.

Comment n'eût-il pas été joyeux? Depuis quatre ans, il portait le titre, humblement sollicité, d'aspirant : ce nom, désormais, il l'aurait de droit, et non plus par faveur. Cette chère maison, où s'envolaient ses vœux les plus ardents, enfin il en était l'hôte. Ces confesseurs de la foi, ces apôtres émérites, choisis, sur épreuve, pour former d'autres apôtres, il les avait pour pères et pour maîtres. Ces jeunes gens, assemblés par le souffle de Dieu, de tous les points de la France, au foyer du dévoûment apostolique, ils l'appelaient leur ami et leur frère ! Oh ! certes, à ces moments de la séparation, « si crucifiants pour la

» nature » (*), succédaient trop brusquement des heures d'enchantement et d'ivresse, pour que le cantique de la reconnaissance ne montât pas à ses lèvres, et que de sa poitrine oppressée ne s'échappât aussi le cri du grand patron des missionnaires : « Assez, mon Dieu, assez ! »

La joie déborde, dans les premières lettres qu'il écrit. Contenue et voilée, quand elle s'adresse à ses proches, elle éclate, lorsque rien ne l'oblige à la déguiser.

« Mes bien chers parents, écrit-il, dès le » 4 septembre, mon voyage s'est parfaitement » accompli. j'ai trouvé ici autant de frères » que de condisciples. Il n'est pas possible, » lorsqu'on n'est pas de la la maison, de se » faire une idée de la charité et delà gaieté qui y » règnent. Cette vie de famille est une douce » diversion à la peine qu'a causée le départ.

» On se console, en se voyant comme chez » soi, et on a plus de courage pour consoler ,» ceux que l'on a laissés dans les larmes.

» Oui, il me semble que, me sachant ¡» heureux ici, et dans une maison où j'ai » toujours désiré d'être, où rien ne manque

n Lettre du 11 septembre, à l'abbé Manceau.

» pour la santé, vous oublierez plus facilement » le déplaisir que j'ai dû vous causer pour » suivre ma vocation et uniquement pour cela; » car si j'avais agi pour tout autre motif, » j'aurais agi en ingrat et aurais manqué au » premier de mes devoirs envers vous, à celui » de la reconnaissance que je vous dois, pour » toutes les bontés que vous avez eues pour » moi, et surtout pour les soins si intelligents » et si dévoués, que vous m'avez prodigués » pendant ma longue maladie. Dieu m'est » témoin que je ne l'oublie pas, et ne l'oublierai »jamais, et que, chaque jour, je tâche de » vous le rendre dans mes prières. C'est là » la ressource de ceux qui sont séparés ici» bas. Nous le sommes, nous autres, pour » combien de temps ? Dieu le sait, et cela doit » nous suffire. Car enfin, qu'est-ce que notre » vie? Un passage plus ou moins long sur cette » terre ; une ombre à laquelle nous ne devons » pas nous attacher. L'essentiel, c'est que, de » loin ou de près, nous soyons unis dans » l'accomplissement de tous nos devoirs, que » nous méritions de l'être dans la récompense, » et, pour le moment, ce que vous pouvez » faire de plus agréable à Dieu, et de plus j

> profitable pour vous et pour moi, c'est de lui » offrir votre sacrifice, comme je tâche de le » faire moi-même.

» Allons ! un peu de courage. Soyons chré> tiens, et d'ailleurs rappelez-vous et croyez » que je suis bien, très bien où je suis, mais » que, de loin comme de près, je suis à vous » du fond du cœur. »

Dans un post-scriptum, où il les charge de présenter son souvenir à diverses personnes, il insiste encore sur la note rassurante : < Je suis heureux; je vous en conjure, soyezle, et je serai entièrement satisfait. »

Revenant, avec le vicaire de Langon, M. Manceau, sur un passé récent, il le remerciait, lui et « l'excellent abbé Grégoire », de l'avoic « aidé dans le pénible moment du » sacrifice et d'avoir compris une démarche » que tant d'autres jugeaient téméraire, inop» portune », bref, de l'avoir encouragé à ne point tenir compte de « ces observations si » peu chrétiennes, que le diable sait mettre » dans la bouche de gens auxquels on a » confiance. Dieu merci, tout cela est passé, » ajoutait-il, et je suis enfin dans le sanctuaire > béni, où j'ai tant désiré venir !

» Je n'essaierai pas de vous dire les émo» tions qui m'ont assailli à mon arrivée à » Paris. Comme j'ai dit le Te Deum de bon » cœur, lorsque je me suis vu au. terme de » mon voyage I Il était neuf heures, quand je » mis le pied sur le seuil du Séminaire.

» Tout était prêt. D'ailleurs, lorsqu'on arrive » ici, on n'a à s'occuper de rien. Chacun se » dispute le plaisir de vous faire les honneurs.

» On vous fait votre lit; défense même d'y > toucher. : c'est le droit des anciens. On monte » votre malle, on la décorde; on range votre » linge, comme vous le désirez, etc., etc. Tout » cela avec une charité qu'on trouverait, je » crois, difficilement ailleurs. Par cette récep» tion, jugez de ce qui doit se passer journel> lement, entre les membres d'une telle com» munauté. »

Quand Beaulieu arriva à Paris, les vacances n'étaient pas terminées, et la semaine se passait à Meudon, où la communauté des Missions Étrangères possède une maison de campagne. Le samedi, on rentrait en ville, pour célébrer plus solennellement les offices du dimanche. Après avoir pris possession de sa cellule, «'-occupée jadis par le vénérable

» Gagelin, séparée par une cloison de celle du» vénérable Mgr Borie », il se rendit, dès le lendemain, à la villa, dont il était tout disposé à-admirer « le site enchanteur et bienfaisant ».

Deux lieues à faire à pied n'étaient pas pour l'épouvanter. En arrivant, on lui fit remarquer, sur un mur voisin de l'entrée, un masque humain, style Renaissance, sculpté dans la pierre, et qu'un voisin libre-penseur venait d'y encastrer, parce qu'il prétendait y voir le portrait de Rabelais, le fantaisiste curé de Meudon.

Ce rictus grimaçant n'arrêta guère l'attention de Beaulieu. Il se contenta de hausser les épaules, et il hâta sa marche pour rejoindre au plus vite des prêtres et des clercs d'une autre formation, au sourire plus angéliquement fraternel. Il lui tardait de tomber dans les bras de M. Albrand, si paternellement bienveillant naguère pour ses demandes; de M. Chamaison, qui l'avait une fois consolé, en passant à Bordeaux; de MM. Delpech, Tesson, Legrêgeois, Pernot, leurs collaborateurs et confrères. Il eût voulu se prosterner devant M. Charrier, le flagellé de Cochinchine, associé désormais à la direction. Il eut bientôt salué tout le personnel,- et on le promena au dedans et au dehors

de l'enclos. Le pied-à-terre, en effet, s'il est des plus modestes, est des plus agréables, et les immenses bois, dits alors de la Couronne, ouvraient aux jeunes séminaristes leurs labyrinthes ombreux. Dieu sait si on les arpentait en tous sens !

Notre Louis fut bientôt un des plus intrépides et des plus gais promeneurs. Avec les amis que son heureux caractère lui gagna dès son arrivée, notamment avec MM. Lesserteur, Verdier, Blanchard et de Bretenières, il entreprenait de véritables voyages, compliqués de fatigues d'un genre à part. C'est ainsi qu'un jour ils s'en allèrent à Versailles, en chantant vêpres et compiles, à deux chœurs, sur la route, au grand ébahissement des passants.

Quelquefois ils grimpaient sur les arbres, et, perchés sur ces lutrins gigantesques, ils entonnaient leurs Heures avec grande solennité.

Les occupations sérieuses avaient leur place très grande, dans ces loisirs de la villégiature.

Just de Bretenières, le Bourguignon, qui en était à sa troisième année de séjour, s'adonnait à l'évangélisation des carriers. Ame patricienne, avide de l'idéal mystique, dans l'intempérance de sa vertu, il lui arrivait

parfois de dépasser la mesure des mortifications permises et des humiliations raisonnables (*).

Le Vendéen Dorie, moins ancien d'un an, et d'humeur très douce, recevait, avec ce dernier, les confidences des vocations ébranlées, et s'efforçait de les raffermir, par ses sages conseils. On se groupait, les jours de pluie, autour d'un aspirant, d'âge plus mûr, « naguère encore chanoine de Paris et secré» taire du cardinal Morlot », M. Le Mée, aujourd'hui curé de Saïgon. On taquinait, par des racontars plus ou moins authentiques, touchant la naïveté provençale, un autre aspirant très endurant et très humble, M.Chabrier, diacre depuis peu, qui avait été vice-président du Tribunal de Commerce de Marseille, et passait pour jouir d'une très belle fortune. On associait à ces jeux et on traitait en camarade un jeune séminariste de Langres, M. Biet, qui était venu passer quelques semaines auprès d'un pieux aspirant, son frère, en attendant qu'il devînt aspirant et missionnaire lui-même.

« Comment n'être pas heureux, dans ce » paradis terrestre, et y compter les jours » et les heures ? »

(*) Voir sa Vie, par Mg. d'Hulst.

La matinée était consacrée aux exercices de piété et à la correspondance. Louis, un beau matin, repassant dans sa mémoire les crises étranges de sa courte, mais dramatique existence, et cherchant à se rendre compte des voies providentielles qui l'avaient conduit si près de son but, rencontra tout à coup un souvenir d'enfance, qui lui fit écrire à Mgr Faurie la lettre suivante :

« 13 septembre 1863.

» Lorsque vous dîtes adieu au diocèse de » Bordeaux, Monseigneur, celui qui vous » écrit aujourd'hui n'était qu'un tout petit » enfant, que vous dûtes connaître et caresser » plus d'une fois. C'était le petit Louis, cousin » du regretté Némorin Grilhon, et de l'abbé » Dondeau, avec lesquels vous vouliez bien » passer quelques jours de vos vacances, à » Langon. L'année même de votre départ, » j'entrais au Petit Séminaire, et 'ce n'était » pas là que je pouvais vous oublier, car votre » souvenir y est encore bien vivant. Je me » trouvais en outre le condisciple de votre » cousin, M. Moreau, maintenant vicaire de

» Salles (*). C'est pendant le cours de mes études » que je sentis naître le désir de me consacrer » aux Missions Étrangères. Il m'a fallu lutter »quatre ans, et demander huit fois avant » d'obtenir. Dieu s'en est enfin mêlé, et me voilà » au Séminaire, pour un an ou environ.

» J'ai pensé, Monseigneur, que cette nouvelle » pourrait vous être agréable; c'est pourquoi » je vous l'ai annoncée. » Suivent quelques détaik sur la prospérité du Petit Séminaire, sur le souvenir persistant des directeurs, de la famille Dondeau, et Beaulieu termine ainsi : « Et maintenant, Monseigneur, veuillez » excuser le pauvre aspirant, qui a voulu se » rappeler à votre souvenir, et daignez, du » fond de la Chine, bénir sa vocation et » demander à Dieu pour lui les grâces néces> saires pour y correspondre.

» C'est dans les sentiments du plus profond » respect que je me dis, Monseigneur, de »Votre Grandeur, le très humble et très » obéissant serviteur (**).

» L. BEAULIEU (de Langon), » Diacre. »

f) Aujourd'hui cure de l'Épinette-LiL o urne.

C) Voir nole du cliapilrc XVIII, à la fin du volume.

Avec le mois d'octobre, nos apôtres en herbe réintégraient tout de bon la maison de Paris.

Une retraite inaugurait les exercices de l'année scolaire.

« Nous entrons en retraite, demain diman» che, dernier jour des vacances, écrit Louis » à ses parents; je veux donc vous donner » aujourd'hui de mes nouvelles, pour ne pas » vous faire attendre huit jours de plus.

» Je commence par vous redire que je me » trouve ici de mieux en mieux, sous tous les » rapports, même pour la santé. Le croiriez» vous ? Mon embonpoint me procure l'avan» tage d'être l'obj et de plus d'une plaisanterie, » qui égaye les conversations. Il y a bien là » de quoi remercier Dieu.

» Je suis allé, la semaine dernière, en pèle» rinage à Notre-Dame de Chartres, et, ce » matin, à Notre-Dame des Victoires. Je ne » vous ai oublié nulle part, particulièrement » mon bien cher oncle, à qui Dieu en demande » plus. » (C'est le commencement, ou plutôt la continuation d'une campagne, commencée à Langon, pour amener cet honnête homme à la pratique de sa foi.) « Je pense que dans tout ce qui s'est passé

> depuis mon départ, et dans le bonheur et la » santé dont je jouis, vous voyez bien claire» ment que je n'ai agi ni en enfant, ni en » ingrat. Je devais le faire, pour le salut de » mon âme, et certainement aussi pour celui » de toutes les vôtres. Car c'est là notre unique » affaire à tous.

» Priez bien pour moi, pendant cette semaine, » afin que je voie bien clair dans ce que le bon » Dieu demande de moi, et que cette retraite, » la dernière qui me sépare de celle du sacer» doce, marque dans ma vie comme une épo» que nouvelle et toute pour Dieu.

» Donnez de mes nouvelles à tous ceux » qui s'intéressent à moi, et croyez que, de » loin, comme de près, je vous aime bien ten» drement et vous suis infiniment rcconnais» sant. Je vous embrasse tous. »

Annonçant, pour la fin de la retraite, la reprise du travail des études, il demandait ceux de ses livres qui pouvaient lui être utiles, disposant du reste de sa bibliothèque, d'ailleurs très peu fournie, en faveur de son cousin Paul Faurey, élève au Grand Séminaire, et de l'abbé Manceau.

Lorsque les cours recommencèrent, comme

il avait déjà fait trois ans de théologie, il put disposer de plus de temps que ses confrères ; mais son zèle trouva un aliment dans la correspondance qu'il lui fallut entretenir. Chacun de ses amis de la Gironde voulait avoir de lui quelques lignes : ou pressentait que ses autographes deviendraient des reliques. Beaucoup sollicitaient ses conseils et ses prières. Dans cette distribution de tendres épanchements et de leçons charitables, ses proches, comme il était juste, eurent la part la plus large. Quand il prenait la plume pour s'entretenir avec eux, son style, ordinairement ferme et viril, devenait affectueux, filial, attendri. Il recommandait avec les plus vives instances, aux uns le retour aux pratiques religieuses, aux autres, la persévérance et l'avancement dans la vertu.

Avec ses anciens condisciples, prêtres, pour la plupart, il s'excusait de prendre le ton serrnonneur, mais il répondait avec simplicité à leurs demandes, et plusieurs de ses lettres sont de véritables pages de direction, dignes des maîtres de la vie spirituelle. Nous en citerons bientôt quelques-unes, ne voulant placer ici que celles qui témoignent de sa vive et persistante allégresse.

tl 11 octobre 1863.

» Mon cher ami Q,

» J'ai reçu, au moment d'entrer en retraite, » une lettre de Bordeaux, renfermant une » gravure assez originale, qui représente un » missionnaire, sa croix à la main, et, tout » autour de lui, des fouets, des cangues et » l'attirail complet du supplice, le tout, assai» sonné de sentences évangéliques, en rapport » avec ce dessin. Evidemment, celui qui m'a » envoyé cela a voulu faire allusion au mar» tyre, qui attend un grand nombre de ceux » qui sont ici. Je lui tiens grand compte de sa » volonté, mais je serais encore plus content » de lui, s'il eût seulement mis son nom; car, » après avoir réfléchi, je suis resté dans le » doute, comme devant. — Serait-ce vous ? —

» Je ne puis le croire : je ne vous connus » jamais le talent de peindre. Je vous serais » donc bien reconnaissant si vous pouviez me » faire connaître l'auteur. Par quelques ques» tions adroites, vous pourriez peut-être

(*) Lellrc à M. l'abbé Laroche, aujourd'hui curé de Berson.

» arriver au but. Je ne vois pas qui ait pu » avoir cette idée, à moins pourtant que ce ne » soit vous. Dans ce cas, je vous remercie de » ce souvenir délicat et surtout du souhait » magnifique qu'il semble contenir. Le mar» tyre ! Oh ! ne l'espérez pas pour moi ! Mes » péchés écarteront toujours de ma personne » cette grâce réservée aux âmes qui n'ont » jamais aimé que Dieu. Je pense que vous » avez dû être un peu étonné à la nouvelle de » mon départ. J'en suis moi-même tout ébahi, » et c'est à peine si je commence à me faire » à cette idée. Oui, nous voilà séparés proba» blement pour toujours. Vous, vous plan> terez votre tente dans notre beau pays, et » moi, je l'espère du moins, j'irai chercher » pour la mienne quelque coin bien reculé de » l'Orient, et demander un abri et une tombe » à ce pauvre pays, encore assis à l'ombre de » la mort. Eh bien ! Dieu en soit loué! Chacun » dans notre vocation, nous tâcherons de » fournir notre carrière le moins mal qu'il nous » sera possible. »

Se souvenant de ses déboires passés et du besoin qu'il avait eu de soulagement et de

secours sympathique, il se préoccupait de venir en aide à son tour à ceux qui passeraient par les mêmes phases :

« Si vous rencontrez sur votre chemin quel » qu'un à qui Dieu demande de venir aux » missions, quel qu'il soit, conseillez-lui de » m'écrire. Je sais par expérience qu'une telle » correspondance n'est pas peu utile pour » conserver une vocation, et je m'estimerais » heureux de pouvoir rendre à d'autres le » service qu'on m'a rendu. »

Au même, et à peu de jours d'intervalle : « Vous me proposez une union de prières. Il » y a longtemps qu'elle existe entre nous, du » moins je me plais à le croire. Mais vous » voulez que nous lui donnions une forme déter» minée. Soit! Seulement, que vous promettre?

» Le bon Dieu semble me l'avoir fait connaître.

» Il y a une quinzaine de jours, M. Marès aîné » était à Paris. Il vint me voir, et, tout en » causant, me raconta une visite qu'il était » venu faire jadis à M. Faurie, alors élève et » diacre comme moi. Or, savez-vous ce qui se

» passa, au moment où ils se dirent adieu?

» M. Marès fit au futur missionnaire la » demande que vous me faites, et celui-ci » répondit : « Je vous promets de dire pour » vous, pendant toute ma vie, la première des » Petites Heures du Bréviaire. »

» Et moi, mon bien cher ami, je m'estimerai » trop heureux d'imiter, dans une circons» tance qui est exactement la même, ce grand » missionnaire, qui est bien certainement, à » l'heure présente, la gloire de notre pays, » dans l'espérance que vos prières m'obtien» dront de Dieu la grâce de lui ressembler, » quoique de loin, dans quelqu'une dé ses » vertus. Car il est bon que vous le sachiez, » Mgr Faurie, malgré sa jeunesse, est l'un des » vicaires apostoliques les plus distingués de » la congrégation, et il vient de faire preuve, » dans ces derniers temps, d'une prudence et » d'un courage admirables.

» Priez aussi pour que Dieu brise les chaînes » de quelques Bordelais, qui aspirent à venir.

» Pour ce qui me concerne, je suis confus » du. bonheur dont je suis inondé. Je crains » bien que Dieu ne me réserve de fameuses » misères en mission, pour me le faire expier.

» Mais après tout, vive Dieu ! mon cher, vive » Dieu seul !

» Tout le reste n'est rien, pas même vous, » que j'aimerai pourtant de tout mon cœur; » tant que Dieu voudra le permettre. »

Ses deux amis de Langon avaient accompli le voyage d'Italie, qu'ils méditaient lorsqu'il les quitta. Ils lui avaient fait part, au retour, de leurs impressions. Voici une de ses réponses :

« Mon bien cher ami,

» Votre lettre est venue, après la retraite, » m'apporter une consolation de plus et de » nouveaux motifs d'encouragement, en m'as» surant que j'avais eu une part dans la béné» diction spéciale du Vicaire de Jésus-Christ, » et en m'entretenant des traits les plus édi» fiants de votre pèlerinage ad limina. Je » vous remercie d'abord du souvenir que vous » m'avez gardé, en tant de saints endroits, » dans de si sublimes moments et surtout » devant la précieuse relique de notre incom» parable modèle et patron, l'Apôtre des Indes

» et du Japon (le bras de saint François» Xavier, conservé dans l'église du Gesu).

» J'espère que vos prières, aidées des mérites » de ce grand missionnaire, m'auront valu » quelques grâces de plus pendant la retraite.

» Puissent-elles m'avoir obtenu surtout une » étincelle de son zèle, dont j'aurai un si » grand besoin, si Dieu, comme je l'espère, » veut m'envoyer au secours de ces peuples, » dont saint François-Xavier a évangélisé les » ancêtres.

» Ne soyez pas étonné si je m'arrête avec » complaisance sur ce souvenir. Nous vivons » ici dans une atmosphère de saints, et surtout » de saints martyrs. A chaque pas, dans cette » maison, nous trouvons des reliques dequel» ques-uns d'entre eux.

» Nous n'avons pas même besoin de cher» cher parmi les morts : nous avons parmi » nous des reliques vivantes, échappées à la persécution annamite. Le professeur de » dogme, M. Charrier, a passé dix-huit mois » en cage et a été frappé, par trois fois, de » l'infâme rotin. En ce moment, nous pos» sédons un missionnaire du Tong-King, > M, Charbonnier, qui vient de passer

* » onze mois en cage, ce qui ne l'empêchera : > pas de repartir bientôt pour sa mission.

-» Vous comprenez, mon bien cher ami, que, » vivant dans ce milieu, nous nous occupons » avec joie de ce qui touche à nos Missions et » en particulier à notre saint patron.

» Pour les postes in partibus (*), dont vous » me parlez, chacun espère bien, au fond de » son cœur, que Dieu fera passer loin de lui ce » calice; cependant, quand la volonté de Dieu » se manifeste, personne ne fait le difficile.

» D'ailleurs, tous les soirs, nous allons cher» cher, dans une petite méditation à la Salle » des Martyrs, et devant leurs corps sacrés, la » lumière et la force qui nous sont nécessaires, » et qui nous le seront surtout plus tard.

» J'avoue que c'est pour moi le moment le » plus humiliant de la journée. Quand je me » vois en présence de ces ossements, mainte» nant vénérables, et plus tard glorifiés, je » rougis, en me regardant moi-même. Oh ! je » vous en conjure, vous qui êtes prêtre ; vous » qui, chaque matin, tenez entre les mains

(j L'Episcopat, avec le titre de Vicaire apostolique, et celui d'un siège épiscopal, situé in partibus (infidelium), dans les régions des infidèles.

» Celui qui peut tout accorder, et à qui le Père » ne peut rien refuser, demandez pour moi » l'esprit de ma vocation, le zèle indispensable » pour y bien correspondre. Car, je dois vous » le dire, j'avais toujours cru que Dieu m'appe» lait aux Missions, mais, depuis que je suis » ici, ma conviction s'est changée en une déli» cieuse certitude.

» Excusez-moi de vous avoir tant parlé de » ce qui m'entoure. On parle de ce qu'on aime.

» A vous de cœur. »

On comprend qu'entretenir une correspondance aussi considérable lui prit beaucoup de temps. Il le constate, sans trop s'en plaindre.

« Je me trouve souvent en retard pour ma » correspondance. Il est vrai que je n'étais » guère habitué à écrire des lettres, et je ne » fais qu'en recevoir, depuis que je suis ici, » ce qui m'oblige à un grand nombre de » réponses. »

Peut-être on se demandera pourquoi ceux des aspirants qui ont fini leurs études ne sont pas appliqués aussitôt à celle de quelque langue orientale. C'est que lés postes ne sont assignés qu'en raison des besoins, signalés aux

époques des ordinations; par suite, il pourrait se faire qu'on dût envoyer en Chine celui qui -aurait étudié le tamoul, dans l'Inde celui qui aurait déjà mordu au chinois. La nécessité de se faire entendre stimulera suffisamment l'apôtre, lorsqu'il aura rejoint son troupeau ; qui sait même si elle ne contribuera pas à lui ouvrir l'esprit? Les indigènes, qu'il voudra instruire, lui parleront non le langage des grammaires et des livres, mais l'idiome usuel, qui en diffère sensiblement. De plus, on juge que développer l'homme intérieur (*) n'est pas un soin vulgaire, encore moins inutile. Car il s'agit de tremper la conscience et le caractère, pour un temps où l'on devra vivre en dehors de toute habitude d'Europe, en face de difficultés imprévues, de dangers inouïs, sans avoir la ressource du recours fréquent au sacrement réconciliateur, sans l'assistance de confrères, dont l'exemple entraîne, soutient, et dont la parole encourage et console. Isolé, pendant des mois entiers, au milieu de populations grossières, que deviendrait ce jeune homme, si sa volonté manquait de vigueur, toute son

(") 2a Cor., iv, 16.

âme de ressort? Il est bon par conséquent que son ascétisme préparatoire l'accoutume à se suffire, moyennant la grâce de Dieu, bien entendu; et c'est pourquoi, dans son noviciat, tout tendra à lui faire produire l'effort personnel d'activité et de vigilance, loyalement, sans surveillance presque, ni contrainte : « La » règle, écrira Beaulieu, large en elle-même, » est plus large encore dans son esprit. Ce » Séminaire ne ressemble pas aux autres » Séminaires, moins encore à ceux tenus par » les Sulpiciens. Les allures y sont beaucoup » plus libres; mais la piété n'y perd rien », et ce règlement, aux mailles un peu relâchées, « il serait difficile de l'observer mieux qu'on.

» ne le fait. On ne saurait trouver de congré» gation plus fervente. Piété vive, charité » sans bornes, gaîté extraordinaire, voilà, je » crois, la devise de cette maison, où tout est » sous le régime de la communauté. »

On sort quand on veut, et Louis, condescendant aux désirs ou aux goûts de ceux qui le venaient voir, ne se refusait pas à sortir avec eux. C'est ainsi qu'il visita Versailles, avec l'abbé Marès, économe du Petit Séminaire de Bordeaux; qu'il accompagna jusqu'à

leur hôtel où à leur domicile, MM. Castaing, de Langon; Mercier, etc., qui, profitant d'un d'un séjour à Paris, étaient venus le revoir et l'entretenir. C'est ainsi qu'il franchit plusieurs fois] le seuil du presbytère de Saint-Sulpice, où se trouvait un autre compatriote, M. Gramidon, et la distance qui sépare Issy (*) de Meudon, quand il sut que son condisciple Largeteau y faisait une sorte de stage, dont nous aurons occasion de parler.

C'est par un effet de la même condescendance qu'écrivant aux siens, il prenait le ton enthousiaste et émerveillé, sans aller pourtant jusqu'à décrire ni monuments, ni voies publiques : « Je ne vous dis rien de Paris : il faut » voir ça. > Mais s'il n'hésitait pas à s'y aventurer, pour satisfaire sa piété dans quelque sanctuaire en renom, voici ce qu'il en pensait, dans son for intérieur : « N'attendez pas que je vous parle de Paris; » je ne le connais guère plus que vous. Le peu » que j'en vois, quand nous sortons, m'a l'air

(*) A Issy est situé le séminaire des philosophes dépendant de Saint-Sulpice.

» si mauvais et si en dehors de Dieu, que cela » m'ôte le goût de voir le reste. Mon Sémi» naire, voilà mon Paris. C'est bien là pour » moi la véritable capitale, où règnent le vrai » Seigneur et la seule Reine dignes de porter » ce nom. Les rues et les places n'en sont ni > larges, ni belles ; mais, comme il est dit » dans l'Apocalypse, les murs en sont de jaspe, > et couverts de pierres précieuses, qui sont » les reliques de nos vénérés martyrs. Autour de » l'Agneau, sont aussi de vénérables vieillards, » confesseurs de la foi. Quant aux habitants > de cette cité de Dieu, ils ont été choisis » dans tous les coins de notre France, pour » être les anges de paix, envoyés aux peuples » encore assis à l'ombre de la mort. »

Il faisait aussi un peu d'anglais; l'anglais.

sert partout, notamment à Ceylan, Singapour, Hong-Kong, Shang-Haï, etc. ; un peu de géographie ; les relations des missionnaires, ne l'oublions pas, ont été jusqu'à nos jours les seules sources de renseignements bien précis, sur certaines contrées. Puis, eût-on glorieusement passé tous ses examens, trois classes par semaine sont consacrées à revoir les traités de morale, qui sont expliqués au point de

vue des missions; la Liturgie est approfondie, dans le sens romain le plus pur, et les futurs gardiens de districts étendus à l'égal de la France entière, se mettent en état de tout faire par eux-mêmes, ou de tout diriger et surveiller, depuis la composition du calendrier jusqu'au ravaudage du linge et à la confection des pains d'autel.

Ce dernier genre de travail peut ressembler à une distraction. Beaulieu s'en procura une autre, non moins utile. Il demanda qu'on lui envoyât de Langon son harmonium, et joignit à ses occupations si absorbantes et si diverses, des exercices d'accompagnement et d'improvisation musicale. Par là, il visait au rôle d'Orphée, dans la propagation de la civilisation véritable.

Restaient, malgré tout, des heures pour la lecture et l'oraison.

« Les Annales de la Propagation de la foi, » les Vies de plusieurs saints missionnaires, » l'avaient familiarisé (on l'a vu) avec leurs > principales actions, et il les racontait sur le » ton le plus admiratif à ses confrères. C'était > surtout l'histoire des Martyrs qui avait » des attraits pour lui. Il avait lu et relu

» plusieurs fois leurs Vies et il en connaissait » parfaitement toutes les circonstances- (*). > Une autre occupation bien douce absorba les loisirs du jeune diacre.

Il y a, au Séminaire des Missions Étrangères, une salle, connue du public chrétien sous le nom de Salle des Martyrs; elle pourrait s'appeler encore la salle du Trésor. Un riche tapis en couvre le parquet; les murailles sont revêtues de tentures rouges, semées d'étoiles et de palmes d'or. Au fond, sur des gradins, sont disposées des châsses d'inégale dimension; quelques - unes portent des inscriptions en langue chinoise : ces châsses contiennent les ossements de plusieurs martyrs, français et asiatiques, prêtres et laïques, dont la plupart ont déjà reçu du Saint-Siège la qualification de vénérables. Sur les trois autres faces, règnent des vitrines, semblables à celles de nos Musées de curiosités. On y voit des chaînes, des cordes, des lambeaux de vêtements, des fragments de rotin, la cangue de Mgr Borie, son calice, un crucifix teint de son sang. Au dessus sont suspendus des tableaux, grossières

("J Mémoire de M. Rousscille.

ébauches d'un art à peine sorti de l'enfance.

Ces tableaux représentent l'arrestation, l'interrogatoire, les tortures, l'exécution des martyrs.

Tous les soirs, Beaulieu nous a dit avec quel sentiment de confusion et de chrétienne envie, les jeunes aspirants viennent faire une courte station dans ce sanctuaire vénéré; ils y méditent quelques minutes, puis ils baisent le crucifix de Mgr Borie et se retirent en silence, le cœur doucement ému.

Louis se plaisait au milieu de ces reliques et de ces souvenirs. Après la chapelle, où repose la divine Eucharistie, c'était le lieu de la maison qu'il visitait de préférence. Avec deux de ses confrères, MM. Lesserteur et Verdier, il entreprit, après en avoir obtenu l'autorisation de ses supérieurs, d'y établir un meilleur ordre.

Ce premier travail fait, nos trois aspirants songèrent à composer un petit ouvrage, à l'usage des visiteurs. Ce ne devait être, dans leur première esquisse, qu'un catalogue un peu détaillé. Il s'étendit sous leur plume, au point de devenir un véritable guide historique et descriptif. Ce fut un volume in-18, assez compact, dont la première page porta trois signatures : Beaulieu, Lesserteur et Blanchard, Il

comprenait deux parties. La première, plus courte, contenait une description de la salle, c'est-à-dire l'explication des divers tableaux, l'indication des souvenirs ou objets ayant appartenu aux martyrs ou joué un rôle dans leur supplice.

La seconde partie dut renfermer des notices assez étendues sur les missionnaires et sur les chrétiens indigènes, dont ces tableaux et ces objets rappellent les noms. Louis en fut chargé.

« C'est avec bonheur qu'il fit, pendant plu» sieurs mois, les recherches nécessaires à » la composition de ces actes. A mesure que » les documents passaient sous ses yeux, son » amour pour les martyrs prenait de l'accrois» sement ; il aimait à parler de leurs belles » réponses devant leurs juges, de leurs souf» frances et de leur courage, et, en l'entendant, » on pouvait s'apercevoir que sa bouche parlait » de l'abondance du cœur (*). » Bien que cinq ou six de ces notices soient sorties de la plume de ses collaborateurs, bien que les auteurs se soient attachés à conserver, autant que possible, les expressions et les phrases des relations

(*) Mémoire rédigé par M. Rousseille. (Matth., XII, 34.)

qu'ils abrégeaient, le style en est précis, net, sans apprêt, et un grand ordre règne dans tout l'ouvrage, sûrs indices, selon nous, du moins, indépendamment de la première place donnée à son nom, que Beaulieu eut, dans la rédaction définitive et l'ordonnance de l'ensemble, la part prépondérante. Le livre parut après son départ pour la Corée, sous ce titre : La Salle des Martyrs du Séminaire des Missions Étrangères. Epuisé depuis longtemps, il devrait être réédité, avec les additions nécessaires.

Ce travail, on peut le dire,fut fait avec amour.

Beaulieu non seulement savait par cœur les actes des martyrs, dont il racontait les victoires, il connaissait la place de chacune des reliques, il les étiquetait de sa main. C'était plaisir de le voir palpant les rotins et les cangues. Se croyant indigne de mourir pour la foi, il se donnait de temps en temps la consolation de se passer une cangue sur les épaules. Un jour qu'il en avait adapté une au cou d'un de ses confrères, il ne pouvait pas la luiôter, et, dans sa pensée, c'était un présage, dont il était presque jaloux.

« Mon cher ami », lui disait un jour, en

montrant les châsses, un étudiant (*) en droit, qu'il connaissait et qu'il avait mené dans la salle, « peut-être vous-même nous reviendrez » dans cet état. — Je le désire, répondit » Beaulieu, tous les jours je le demande à » Dieu : c'est le plus court. »

On lisait alors au réfectoire, le soir, de précieux documents recueillis par Mgr Daveluy, coadjuteur du vicaire apostolique de Corée.

« Dans ces pages étaient racontés les com» bats et le triomphe des martyrs coréens, » depuis la fin du dernier siècle. Cette lecture » intéressait vivement les aspirants, et Louis » en particulier en était ravi. Bien des fois il » exprima son admiration pour les merveilles » que la grâce divine avait opérées dans ce petit » royaume de Corée (**). » La Providence avait ses desseins. Quatre des auditeurs de ces récits sublimes devaient mourir pour la foi, sur ce même champ de bataille : Beaulieu, de Bretenières, Dorie et Huin. Il était bon qu'ils connussent l'héroïsme et la constance de leurs devanciers.

(*) M. Rigaud, de Carignan, aujourd'hui juge à Lesparre.

(**) Mémoire de M. Rousseille,

« Aimons Dieu à la folie, et nous serons sages ! » Ces mots reviennent sous la plume de Beaulieu, dans plusieurs lettres de cette époque. Les traits que nous avons rapportés démontrent avec évidence qu'il était atteint de cette folie et consumé de cet amour. Heureux ami ! tu étais donc vraiment sage, et le mondain qui rira de toi, si, par hasard, il parcourt ces lignes, n'est qu'un pauvrefou,qui t'eût fait pitié !

Quelques lignes de son directeur résumeront, en les confirmant, toutes ces preuves de l'habituelle dilatation de cœur, qui avait succédé à tant d'angoisses amères : « Le temps qu'il » passa parmi nous fut un temps de véri» table bonheur. Dieu, qui l'avait éprouvé, le » remplissait de joie et de consolation, et, » pendant son noviciat, il n'eut à supporter » aucune des tentations par lesquelles Dieu » purifie quelquefois l'âme de ses saints. Dans » les premiers mois de son séjour à Paris, » toutes les fois qu'il venait chez moi, c'était » pour me parler de son bonheur. Il se trou» vait dans son élément. La joie intérieure » qu'il éprouvait influa même sur sa santé. Elle » se fortifia beaucoup, et, au moment de son » départ, il était mieux portant que jamais. »

CHAPITRE X

SÉMINAIRE DES MISSIONS ÉTRANGÈRES (suite).

CORRESPONDANCE. — TRAVAIL INTÉRIEUR. — APOSTOLAT FAMILIAL.

(1863-64)

On pourrait croire que l'exaltation habituelle d'une âme longtemps meurtrie, et finalement délivrée de ses maux, aboutira tôt ou tard à une brusque atonie. On jugerait aussi aisément que, s'épancher au dehors avec tant d'abondance et de verve joyeuse, c'est préparer un refroidissement graduel, plus ou moins prompt, des ardeurs qui d'abord soulèvent et transportent, et enfin que le soin de répondre à tout appel de l'amitié nuira certainement au développement de la vie intérieure.

La réponse à ces jugements ou à ces craintes est dans ce témoignage de M. Rousseille. Il fait suite aux lignes que nous lui avons précédemment empruntées :

« S'il me fallait faire le portrait de notre » Louis, durant ses onze mois de noviciat, » je dirais qu'il était gai et aimable pendant » les récréations, plein de charité pour ses » confrères, très assidu à ses divers exercices » de piété, d'une très grande régularité en » tout. Dieu le conduisait par la voie commune, » mais lui n'y marchait pas d'une manière » commune. Il avait toujours devant les yeux » la grandeur de sa vocation, et il profitait des » petites occasions que la Providence lui ména» geait quelquefois, pour acquérir les vertus » apostoliques. Toujours calme et tranquille, » pendant cette année de préparation, son » âme travaillait chaque jour à se perfection» ner, sans jamais se lasser de ce travail et » sans jamais l'interrompre. »

Une marque du progrès spirituel consiste à être content d'autrui. C'est charité et humilité tout ensemble, et celui qui n'est sensible qu'aux bons procédés du prochain, qui n'aperçoit pas trop les pailles, dans les yeux dont il rencontre le regard (*), celui-là s'applique d'ordinaire à se rendre agréable à tous, si tant est qu'il ait

(*i Mallli., vii, 3.

besoin de s'y contraindre. Ainsi en fut-il notre ascète spirituel.

« L'esprit de charité fraternelle qui régnait » parmi ses confrères le ravissait. Il admirait » leurs vertus et il s'humiliait profondément » devant Dieu, en les contemplant. »

Nous avons vu en quels termes élogieux il les caractérisait. Il y revenait avec complaisance : « On m'avait dit que je trouverais ici » de grandes vertus; je n'ai pas tardé à m'en » apercevoir. » Puis, faisant l'éloge de quelques-uns des aspirants les plus distingués, il ajoutait : « Et encore je ne sais pas tout. »

Il ne refusait à personne, nous l'avons dit, ses conseils affectueux; mais tout en les prodiguant, au gré des exigences d'une amitié parfois indiscrète, tout en le prenant même, avec ses dirigés bénévoles, sur un ton d'autorité simple et confiante, il s'excusait de faire le sermonneur : « J'intervertis les rôles. Lorsque je cause » avec vous, j'ai toujours l'air de tenir ie » langage d'un homme d'expérience, donnant » des conseils à un jeune homme inexpé» rimenté. »

Il ne fallait pas surtout s'aviser d'exprimer

à son endroit une estime trop marquée. Un jour, il crut comprendre qu'on gardait et qu'on montrait ses lettres; il en manifesta son étonnement : il suppliait en plaisantant qu'on les déchirât : « Je vous prie de ne plus faire comme par » le passé, à l'égard de mes lettres, mais de » les déchirer bel et bien; car je ne sais pas » vraiment ce que vous pouvez y trouver d'in» téressant, et, à plus forte raison, d'utile.

» Et puis on ne sait pas ce qui peut arriver.

» Vous qui avez assez d'indulgence pour trouver » tout magnifique, pouvez, comme moi, faire » défaut, et alors, tombant entre les mains de » je ne sais qui, ces lettres exciteraient plutôt » l'hilarité que la dévotion, surtout si on » connaissait le personnage qui en est l'auteur.

» Pour moi, je vous l'avoue bien sincèrement, » je ne garde aucune lettre, pas même les » vôtres, quoique la lecture pût m'en être très » utile, et je tiens cette pratique de VHomme » vertueux. » Or, nous doutons fort que l'Homme vertueux lui-même, dont il alléguait l'exemple, ait consenti à détruire la lettre suivante, qui pourrait être signée : Fénelon,- ou François de Sales. Le contenu révélera

le caractère de celui qui la reçut et la teneur habituelle de ses rapports avec Dieu : « Après avoir tant joui de la lumière, vous » voilà donc dans les ténèbres. Dieu en soit » loué ! D'abord, parce que tout ce qu'il fait est » bien fait, ensuite parce que cette conduite de » Dieu à votre égard montre que vous êtes » tout à fait de ses amis. Hélas ! que n'ai-je la » même expérience que vous, pour vous parler » pertinemment ? A qui vous êtes-vous donc » adressé pour avoir la lumière ? A un aveugle, » aveugle-né. Jamais je ne connus les conso» lations dans l'oraison. Tout ce que j'ai pu » faire, depuis que je m'y applique, c'est de » me traîner péniblement, heureux quand ma » négligence ne m'y fait pas trouver l'occasion » d'offenser Celui que j'allais honorer. Et, » malgré cela, j'ose vous répondre, car ce que » j'ai entendu dire à des hommes expérimen» tés, et ce que j'ai lu moi-même, dans les » auteurs de spiritualité, me fait conclure que » vous êtes tout à fait dans l'amitié de Notre» Seigneur. La voie dans laquelle vous marchez, » cette voie de ténèbres et de scrupules, a été » la voie dans laquelle ont marché, à un » moment donné de leur vie, tous les grands

» serviteurs de Dieu. Le soleil ne luit pas » toujours, autrement nous ne goûterions pas » la lumière, et notre pauvre nature n'en » pourrait pas supporter les ardeurs, si elles » étaient continuelles. De même, nous n'avons » pas unprintemps perpétuel, car avec cela nous » mourrions de faim. Il faut que les plantes » qui doivent servir à notre nourriture sentent » passer sur elles les gelées de l'hiver, avant » de pouvoir donner des fruits. Ainsi en est-il » pour nos âmes. Dieu se retire, et alors » c'est l'hiver ; mais, patience ! le printemps » reviendra, et, au premier aspect des rayons » du soleil de justice, la cohorte des démons » se dissipera. Une vertu qui n'a jamais été » éprouvée, peut-elle être solide? Vous ne » devez donc nullement vous inquiéter de » votre état, pas même chercher la lumière; » contentez-vous de répéter sans cesse : Fiat » voluntas tua. C'est là le meilleur du sacrifice, » la fine fleur de la vertu, et la pointe que le » diable redoute le plus. Encore une fois, » pardonnez-moi d'oser vous donner des con» seils ; vous m'avez demandé en ami de vous » dire quelque chose, et je vous dis ce que je » sais, et comme je le sais. » i

Et à un autre: « Vous êtes donc toujours sujet aux bourras» ques. C'est chose peu surprenante. Lapauvre > nature ne perd pas ses droits en un jour, et » votre sensibilité ne mourra certainement » qu'une heure après vous. Mais vous avez » l'amour de votre œuvre, quand même. Oh !

» certes, cela suffit bien, puisque c'est la seule » chose que Dieu demande. Oh ! oui, d'après » les quelques mots que vous me dites, je vois » que, comme moi, vous nagez enfin dans les » pleines eaux de la volonté de Dieu. Vous, » vous êtes déjà à destination; moi, au con» traire, je suis à peine sorti du port, et il me » reste à faire la plus grande partie du voyage.

» N'importe ! comme on respire à l'aise, lors» qu'on se sent à sa place, et qu'on n'est plus » le jouet de mille désirs, de la légitimité » desquels le diable aime à faire douter ! Don» nons-nous-en donc à cœur joie, dans la » moisson des âmes. Consumons-y les forces » que Dieu nous a départies. Il fait beau » mourir victime de la charité, quand on ne » peut donner sa vie pour la foi. »

On voit que les consultations amicales, loin d'être un obstacle au perfectionnement spirituel

de notre ami, lui étaient, au contraire, un vif stimulant de progrès, en provoquant de sa part de fréquentes envolées vers la région des chauds rayons et des pures atmosphères.

Rien de prétentieux d'ailleurs dans ces expansions fraternelles; jamais l'allure du pédagogue, jamais d'exagération de formules pieuses, nul étalage de signes religieux, rien, en ce genre, qu'une petite croix, presque imperceptible, au haut de la première page, au dessus de la date, et aussi sur le cachet de l'enveloppe. Puis toujours des marques d'un affectueux intérêt, pour les nouvelles que chacun lui fournit, les commissions dont on le charge, les visites qu'il reçoit, les amis, les connaissances d'autrefois, dont il n'oublie ni les noms, ni les singularités, ni le caractère.

Il reprend donc et il continue les sages monitions : « Cette lettre vous trouvera à T. Dieu » soit béni ! Non que je n'aie quelque regret » de vous voir quitter cette pauvre ville de » L. qui commençait à s'apercevoir que vous » l'aimiez; mais parce que la très aimable et » très adorable volonté du Maître s'est claire» meni; manifestée à votre sujet, et que,

» comme vous le savez d'ailleurs mieux que » moi, on ne peut être heureux qu'en suivant » la voie de la Croix, chemin royal, dans » lequel nous suivons Jésus à la trace de son » sang. Vos craintes et votre défiance de » vous-même sont à mes yeux les plus sûrs » garants du succès. D'ailleurs, si les hommes » demandent le succès, parce que leur vue » bornée ne va pas plus loin que l'extérieur, » Dieu, dont le regard perce l'enveloppe, est » beaucoup moins exigeant. Il se contente de > la bonne volonté. Or, vous manque-t-elle ?

» N'avez-vous pas au fond du cœur un brûlant » désir de le faire aimer ? Courage donc, et à » l'œuvre ! Laissons l'avenir à Dieu et occu> pons-nous du moment présent. Si nous » savions ainsi borner nos désirs, nous serions » bientôt de grands saints. Mais, je m'aper» çois que je vous prêche, et, franchement, ce » rôle ne me convient guère. Pardon ! »

Et ceci, qui est plus délicatement tourne peut-être : « Vous me parlez, ou plutôt vous me dites » que vous ne voulez pas me parler des peines » dont Dieu vous afflige et des ténèbres dans » lesquelles il vous faut marcher, tout en

» conduisant les autres. Certes, je comprends » bien que vous vouliez cacher au fond de » votre âme ces grâces de choix; car ce n'est » pas autre chose. Ce fut le pain de chaque » jour de presque tous les saints, et c'est » encore aujourd'hui le partage des amis du » cœur de Notre-Seigneur. Hélas! je ne puis » pas en dire autant ; je vois tout du bon côté, » sans avoir pourtant l'imagination bien vive, » et m'arrête souvent pour me demander » comment il peut se faire, qu'au moment » d'entrer dans une carrière, dont je vois, ce » me semble, toute la sublimité, je reste aussi » tranquille, ou plutôt aussi impassible, et » même aussi content. Et puis, quand j'ai » réfléchi, savez-vous ce que je fais ? Je me dis : » Imbécile que tu es! le bon Dieu sait ce qu'il » fait. Va droit ton chemin, c'est tout ce » qu'il te demande, pour le moment. Pour » le reste, c'est lui qui s'en charge. Et, là» dessus, vogue la galère, et vive Dieu et » tout ce qu'il voudra.

» Je ne sais vraiment pourquoi je vous » conte toutes ces balivernes. Enfin, faites-en

» et dites-en ce que vous voudrez; voilà ma » façon de penser et de faire. Il y a des voies

» pour tous les goûts, et des originaux » jusque dans le service de Dieu. L'essentiel » c'est qu'on le serve. Or, ne voulez-vous pas » le servir, et de tout votre cœur? Donc, fasse » le diable tout ce qu'il voudra! Dise le monde » tout ce qu'il voudra! Vive Dieu et son » service quand même1 » A un autre : « Vos lettres me feront toujours grand » plaisir, surtout lorsqu'elles auront, comme » celle à laquelle je réponds, cette expansion » et cette ouverture de cœur, dont on vous dit » peu prodigue.

» Je pense que vous voyez assez régulière» ment l'heureux abbé C. Mille amitiés de » ma part à ce cher ami, et qu'il prie pour » moi, mais sans relâche et avec ferveur, » comme il le fait toujours. »

Il se réjouit du choix qu'on a fait de M. Latour comme vicaire de Langon. Il s'en réjouit pour la paroisse; pour le curé aussi, qui trouvera dans son collaborateur « un aide, » et non un émule ou un contradicteur ».

Les noms lui reviennent et il faut qu'il les mentionne. Ici, c'est M. Dupuy, de Toulenne, « qu'il n'oubliera pas de si tôt », et l'oncle

aveugle de ce dernier, et les directeurs du charmant collège qui avoisine le presbytère, Paupardin, Boulbes, etc., Fauché, professeur, son ancien condisciple, et l'excellent curé de Savignac, M. Pourrat, et le bon abbé Desfossés, et les professeurs du Petit Séminaire, qui sont à peu près de son âge : MéaulJne, Sterling, Deygnes, G izard, Sibassié, et le digne supérieur, qui lui a écrit, et qui « s'extasie toujours sur » sa chapelle », récemment agrandie et décorée, et la sœur Victoire, qui plissait si délicatement les surplis, et l'excellente sœur SaintBernctrd, ce modèle des infirmières, qui, enfant, avait gardé les chèvres avec Théophane Vénard, futur martyr. Il n'y a pas jusqu'au sacristain de Langon, un vieux grognard, nommé Hèlian, qu'il aimait à faire jaser en gascon, et qu'il regrette de n'avoir pas rencontré, pour lui serrer la main, avant de partir.

Tout cela se fond naturellement, dans un mélange harmonieux, avec les détails sur son cher Séminaire de Paris, sur les Missions, avec la nomenclature des départs, les aspirations à l'avenir prochain, toutes choses qu'il juge à tort peu intéressantes pour ses amis, mais qu'il ne laisse pas de leur apprendre.

En janvier 1864, ce sont « onze nouveaux » partants : un est destiné pour la mission de » Siam, deux pour la Chine, dont un pour » Mgr Faurie, quatre pour le Thibet et quatre » pour la Cochinchine ».

Et en mars : « Le 15 du mois dernier, cinq » de nos confrères se sont embarqués à Mar» seille. Aujourd'hui, 15 mars, nous baiserons » les pieds à six nouveaux prêtres, dont deux » partent, ce soir, pour la Chine, et quatre » vont, par la même voie, escalader le mont » Himalaya, pour porter secours à nos frères » du Thibet, qui ne peuvent plus suffire à » recueillir la moisson, aussi abondante » qu'inespérée, que le divin Esprit vient de » faire éclore tout à coup sous leurs pas. Hier » encore, le Thibet, cet asile, jusqu'ici impre» nable, du démon, ce boulevard du boud» dhisme, ce peuple de religieux, s'ingéniait à » faire mourir de faim les aventureux mission» naires, qui l'assiégeaient de toutes parts.

» Aujourd'hui, les souffrances des apôtres » étant montées à leur comble, sans qu'on ait » eu le temps ni les moyens de préparer un » revirement aussi complet, aujourd'hui, les » villages viennent en masse demander le

» baptême et neuf cents catéchumènes dansent » autour d'un feu de joie, dans lequels ils font » brûler leurs monstrueuses idoles. Dites après » cela que tout est croix, dans la vie du mis» sionnaire. »

Et au jeune Biet, qui s'était lié avec lui, pendant les vacances, et qui était retourné à Langres : « Vous n'avez pas besoin de me dire qu'il » vous en avait coûté de dire adieu au Sémi» naire des Missions Étrangères. On s'en était » bien aperçu et chacun vous regardait un peu » déjà comme de la famille. Vous seriez déjà » vieux, si vous étiez resté, et verriez derrière » vous une trentaine de nouveaux. Il y a eu » une véritable inondation, qui a porté le » chiffre des aspirants au nombre de quatre» vingts. Les appels en ont fait déguerpir » trois, et nous restons encore plus nombreux » qu'on n'avait jamais été. »

Cependant le temps fuyait et amenait l'époque de l'ordination.

Beaulieu s'était donné une mission, qu'il voulait mener à bonne fin, avant que de s'éloigner pour toujours : c'était de faire régner Jésus-Christ sur tous les siens. Ainsi

seulement il se croirait quitte envers eux du sacrifice qu'il leur avait imposé. Il avait (nous l'ayons fait remarquer en passant) ouvert une véritable campagne, afin de parfaire la conversion de son oncle. D'abord, ce n'avait été que par des allusions détournées, des excitations vagues et générales à regarder la vie par son côté sérieux : « Ce n'est qu'une ombre, disait-il, » une fumée qui se dissipe chaque jour. La » terre n'est pas notre demeure, mais notre » prison. »

Bientôt ce fut un feu roulant d'instances, d'exhortations, appuyées des motifs les plus pressants. La lettre du 3 décembre 1863 les résume toutes :

« Mon bien cher Oncle,

» Si j'étais resté à Langon, je serais main» tenant au moment d'être ordonné prêtre.

» Quelques jours seulement nous sépareraient » de ces belles fêtes de Noël, que nous pour» rions célébrer ensemble, et de la bonne » manière. Si je viens aujourd'hui te rappeler » cela, ce n'est certes pas pour raviver » des souvenirs pénibles, mais seulement

» pour te faire ressouvenir de la promesse » que tu m'avais faite, ainsi qu'à ma tante » et à M. Manceau, de te décider, à cette » époque, à mettre ordre aux affaires de ta » conscience, et à reprendre la seule pratique » chrétienne que tu n'aies pas reprise, je veux » dire la pratique des sacrements. Eh bien !

» voilà le moment arrivé pour toi d'y penser, » et sérieusement, puisqu'il n'y a plus que » trois semaines avant Noël. Je regrette beau» coup de n'être pas là pour te féliciter, en » ce beau jour, qui mettra le comble à la joie » de ta famille, et pour te donner moi-même, » de ma main de nouveau prêtre, cette hostie, » dans laquelle tu trouveras une douceur que » tu n'y soupçonnes pas. Mais si Dieu, en » nous séparant, a eu des desseins particuliers, » ce n'est pas une raison de retarder plus » longtemps cette démarche qu'il te demande.

» Les raisons que tu avais de la faire, quand » tu nous le promis, tu les as encore, et plus » fortes. — En veux-tu la preuve? — La voici : » je sais qu'à mon départ une de tes grandes » peines était la pensée du chagrin qu'il cau» serait à ma tante. Eh bien ! tu le sais, aussi » Lien que moi, et elle te le dira, au besoin,

» la plus douce consolation que tu puisses lui - » procurer, le baume le plus efficace que tu » puisses répandre sur la plaie de son cœur, » c'est de lui dire : « Désormais, ton Dieu » sera mon Dieu et tes pratiques de religion » seront les miennes. » Et après cela, de » l'accompagner, en effet, à la table sainte, » en cette belle fête de Noël.

» Mais ce n'est pas encore le seul motif qui » te fait un devoir de te décider. Quand Léon » (son neveu, Faurey jeune, alors en appren» tissage à l'étranger) rentrera à Langon, ne » préfères-tu pas le voir ressembler, pour sa » conduite morale, à M. Fourcassies ou à » M. Branlat (*) que suivre les exemples » dévergondés de la jounesse d'aujourd'hui ?

» Or, sache bien une chose, c'est que si tu ne » lui donnes pas l'exemple de la pratique reli» gieuse, toi qui lui sers de père, certaine» ment il ne pratiquera pas, étant jeune, et, » n'ayant pas la misère à ses trousses, il fera » comme les autres. Et quel plus grand » malheur que celui-là pouvons-nous et devons» nous redouter pour lui ?

0 Bons chrétiens de Langon. Le premier était juge de paix, le second, instituteur libre.

» Mais je ne sais pas pourquoi je m'arrête à » ces considérations. La seule raison, c'est » que Dieu l'ordonne, et qu'un homme qui, » comme toi, fait sa prière, va à la messe, et » se conduit irréprochablement, un homme » de cette trempe croit à Dieu, l'honore en » son cœur, et, par conséquent, ne doit » pas craindre de l'honorer extérieurement.

» D'ailleurs, que craindre ? — En agissant » comme la conscience te le suggère, on se » met du côté des gens honnêtes et respecta tés, et on laisse, de l'autre, cette bande de » gens ignobles, qui, sous des apparences de » probité, cachent des désordres, qu'ils n'ose» raient avouer. En un moi, l'unique raison » c'est que, sans cela, point de salut, et que ;> nous ne sommes ici-bas que pour faire » notre salut.

» Mais, encore une fois, c'est trop t'en dire.

» Un homme d'honneur n'a qu'une parole, et » tu as donné la tienne. Donc je suis sûr, et je » me réjouis d'avance, en pensant que bientôt » j'apprendrai que le grand pas est fait et la » joie revenue au sein de la falnille. »

Lo cher réfractaire ne se rendit pas à cette sommation en règle et le prédicant en fut, cette fois, pour ses frais. Mais il reprit, sans se décourager, ses hostilités filiales, et dans les souhaits du nouvel an, et dans les vœux exprimés à sa tante, à l'occasion de la fête de sainte Françoise, sa patronne, et en relevant les bonnes nouvelles qu'on lui donnait de prospérité temporelle, de réussite dans les affaires, et à propos de son docteur de Langon, qui était venu à Paris, pour se faire opérer d'un cancer à la langue. Louis le visitait et avait repris avec lui les pacifiques controverses, engagées naguère sans résultat apparent.

L'opération, tentée trop tard, n'eut pas le succès désiré, et M. Catellan s'en retourna mourir auprès de sa fille, Mme de Tartas, à Saint-Sulpice de Pommiers (*). Le récit de la conversion in extremis de ce sceptique, longtemps endurci, fut transmis à son jeune client, qui s'en fit une arme puissante : « Je ne saurais vous dire la triste et pour» tant consolante impression que m'ont causée

O Petite localité du département de la Gironde, arrondissement de La Réole.

» la mort et les détails édifiants de la fin > de notre cher docteur. Voilà, certes, une » bien grande leçon de la justice et de la » miséricorde de Dieu. Voilà surtout qui est de » nature à faire faire réflexion. Au moment de » la mort, à ce moment où toute illusion » est passée, où la mort apparaît dans tout » son jour, voilà un homme, d'ailleurs si sensé, » qui reconnaît que, pendant toute sa vie, il a » été dans la fausse voie, qui confesse ses » fautes, qui exprime hautement son regret » de n'avoir pas accompli fidèlement ses » devoirs de chrétien, qui conj ure les prêtres, > devenus ses amis et ses consolateurs, d'épar» gner un pareil malheur à son petit-fils, et » d'en faire un chrétien pratiquant ! Oh !

» grand Dieu ! quelle leçon ! quels enseigne» ments ! Ah ! mon cher oncle, songes-y » bien, je t'en supplie, songes-y sérieu» sement, et cette fête de Pâques ne se » passera pas, sans que ton parti soit pris.

» Tu te prépareras ainsi de grandes conso* lations, pour le moment inévitable de la » mort, au lieu des regrets qui ont empoi» sonné les derniers jours de notre cher » docteur. »

Le dernier assaut emporta la place, qui, sans doute, ne demandait qu'à se rendre, et qu'un reste de fausse honte peut-être avait encore défendue, quatre mois auparavant.

Louis eut le triomphe modeste. Sa délicatesse habituelle ne pouvait lui faire défaut, même à l'égard d'un proche tendrement aimé. Il se félicita du résultat, avec l'ami qui avait été le confident du cher retardataire, et, à celui-ci, il se contenta de dire, au courant d'une lettre, qui annonçait l'appel au sacerdoce : « Venons » à une autre chose, qui n'est, certes, pas moins » intéressante pour nous tous : à la belle fête » de Pâques. Car bien que je n'aie rien su » d'officiel, il me semble qu'on m'en a dit » assez pour me permettre de conclure que, » cette année, personne ne manquait à la » Sainte Table, pas même le chef de la famille, » depuis si longtemps arriéré sur ce point.

» Oh ! bien chers parents, le beau spectacle !

» Et que je m'en suis réjoui, du fond de la » capitale! Certainement, j'ai été aussi heureux » que qui que ce soit d'entre vous. Les joies du » christianisme sont si pures et ses consolations » si suaves ! J'en appelle à mon oncle lui-même.

» Depuis combien de temps n'avait-il pas goûté

» un plaisir aussi vrai ? Dieu soit donc mille » et mille fois béni ! Vous le voyez, il nous » comble de ses grâces, parce que nous ne lui » avons pas refusé le sacrifice qu'il nous » demandait. Courage donc, et maintenant » que le respect humain est vaincu, vivons » heureux, vivons chrétiens, n'envisageant » qu'une chose, 1 esalut, ne connaissant qu'un » maître, Dieu, et n'aspirant qu'après une » seule et même patrie : le Ciel. » Le confirmatur officiel arriva presque aussitôt et donna lieu à une seconde explosion de joie, plus discrète encore que la première.

La jeunesse du cousin Léon lui inspirait la même sollicitude que la maturité de l'oncle Mathieu. Son apprentissage de la profession d'horloger une fois terminé en Suisse, « ce » bon enfant », l'expression est de Beaulieu, était venu se perfectionner à -Paris, et il fallait à tout prix le préserver des dangers sans nombre de cette Babylone, Louis s'en préoccupa, et, en temps opportun, c'est-àdire dans l'intervalle qui s'écoula entre son ordination et son départ, il ménagea au jeune homme un entretien intime avec M. Delpech, suivi de la communion, d'un

petit déjeuner, en compagnie du directeur qui l'avait confessé, et de la présentation à une société de persévérance masculine.

« il y a été parfaitement reçu, écrivait-il, et il » ne tient plus qu'à lui maintenant de vivre, » à Paris, en jeune homme honnête et chrétien, » avec des camarades, dont la société ne peut » que lui être aussi agréable qu'utile. Dans les » lettres qu'on lui écrira, il faut l'engager à » être bien fidèle à ce rendez-vous, et aussi à » venir voir ici, après mon départ, M. Delpech, » à qui il s'est confessé. On pourrait même, » pour lui en faciliter l'occasion, lorsque vous » aurez quelque commission pour moi, l'en» voyer directement à Léon, en le priant de la » remettre lui-même à M. Delpech, pour que » celui-ci me la fasse parvenir. Il faudra aussi » lui écrire, plus souvent qu'on ne le faisait, et » aussi longuement que possible. L'amour de » la famille et les relations suivies et fréquen» tes avec elle, sont, après la grâce de Dieu, » un des plus puissants moyens de conserva> tion pour un jeune homme. »

'1 Si soucieux des intérêts spirituels de son cousin le plus jeune, il ne pouvait se désintéresser du sort de l'aîné, qui poursuivait, avec

des succès de plus en plus prononcés, le cours de ses études ecclésiastiques.

En voici la preuve :

« Mon bien cher Cousin et ami,

» Merci de tous les pieux souhaits que t'a » inspirés ton affection pour moi et surtout » ton amour pour Notre-Seigneur. Tu ne » saurais croire le bonheur que j'éprouve, » quand je rencontre, en dehors de mes con> frères, des cœurs qui comprennent un peu » la grâce de la vocation. J'en ai trouvé tant » d'autres pour lesquels c'était un livre fermé, » une parole cachée (*), comme autrefois, pour » les Apôtres, certaines paroles du Divin » Maître. Pour toi, mon cher Paul, ce n'est » pas une parole cachée, loin de là! mais » plutôt la seule vraie parole, le Verbe de » Dieu, l'expression de la volonté du Père.

» Oh ! qu'il en soit à jamais béni et qu'il te » rende au centuple, soit pour le corps, soit » surtout pour l'âme, les biens qu'il t'a » inspiré de me souhaiter! que tu sois l'ange

(*) Luc, XVIII, 34.

» de consolation, laissé à ceux qui pleureront, » l'aimable autorité dont Dieu se servira, > comme d'instrument, pour reconduire dans » ses sentiers celui qui les a laissés depuis si » longtemps, et pour y conserver jusqu'à la » fin celles qui ne s'en sont point écartées.

» Certes, ta mission est belle, puisque les » âmes, au salut desquelles nous devons le plus » tenir, après celui de la nôtre, sont les âmes » de ceux que la loi de Dieu nous ordonne de » respecter et d'aimer, comme les représen» tants de notre Père et de notre Mère qui » sont dans les cieux. — Mais ce n'est point » encore le moment de faire mon testament.

» Remettons donc à quelques mois, car mon » séjour ici doit se prolonger encore, selon » toutes les apparences, jusqu'à la moitié de » juillet, ou d'août, au plus tard, c'est-à-dire » deux mois environ après l'ordination de la » Trinité, qui sera pour moi la grande journée » de ma vie, la consommation des noces » spirituelles, contractées, depuis déjà deux » ans, avec l'Époux qui se repaît au milieu » des lis (*), et ne marche que suivi du chœur

O Gant., n, 16.

» sacré des Vierges. J'ai donc devant moi » quatre mois avant le sacerdoce, et six avant » l'Apostolat. Oh ! mon bien cher Paul, rap» pelle-toi souvent l'immense besoin que j'ai » de secours, pour permettre à ma pauvre âme » de tant oser en si peu de temps.

» Et pour toi, ne t'oublie pas toi-même et » sois sûr que je ne t'oublierai pas non plus.

» Le sacerdoce t'arrivera, sans presque que tu » aies le temps d'y penser. Penses-y donc » habituellement.

» D'ailleurs les degrés qui te restent à fran» chir pour y arriver suffisent bien, pour le » moment, à être un digne but de tous tes » efforts. Sous-diaconat, diaconat, que tout » cela est beau et doux au cœur ! Tant qu'on » n'en est que là, on jouit encore. Une fois » prêtre, on ne s'appartient plus : on est » tout aux âmes de ses frères. Il faut donc » avoir auparavant fait ses provisions de » route, afin de ne pas mourir d'inanition, dans » cette vallée de larmes. Bientôt je vais m'en» gager dans la voie. Prie donc Dieu de tout » ton cœur, pour que je sois prêtre à la Trinité.

» Adieu, je cesse, parce que je suis au bout » de mes munitions, et aussi parce que le froid

» excessif (Il degrés) m'engage à me mettre » dans mes draps. Donc à une autre fois. En » attendant, aimons Dieu à poings fermés, et » tout ira bien.

» Adieu en Notre-Seigneur. »

0 bon et paternel cardinal Donnet, si vous aviez pu lire ces lettres, vous qui aimiez tant les missions dans votre diocèse, comme vous auriez regretté d'avoir laissé partir un semblable prêcheur !

CHAPITRE XI

ORDINATION. — CÉRÉMONIE DES ADIEUX. — DÉPART.

(1864)

Au milieu de ces occupations, le temps fuyait, court et rapide.

« Le sacerdoce approche, écrivait Beaulieu, » priez de plus en plus pour moi. »

Le 11 avril, eurent lieu les appels aux saints ordres, et des lettres aussitôt partirent dans toutes les directions, annonçant la grande nouvelle et sollicitant des prières.

En voici quelques-unes : ;

« 14 avril 1864.

» Bien chers Parents,

> Vous me trouvez peut-être un peu en ». retard, et d'autant plus que j'avais des » raisons particulières d'écrire, ce mois-ci.

» J'avoue que j'ai eu bien de la violence à me » faire, pour garder le silence jusqu'à ce » moment. Mais je tenais à vous donner » quelque chose de positif sur mon ordination, » et c'est ce matin même que la chose s'est » décidée, dans le Conseil des Directeurs du » Séminaire. Je sors de la chambre de mon » directeur particulier, qui vient de décider en » dernier ressort. Eh bien! donc, je serai » ordonné prêtre, le 21 du mois prochain.

» Voilà, certes, une grande nouvelle et un » bonheur dont vous prendrez bien votre » part. Oh ! oui, c'est là le terme après lequel je » soupirais depuis si longtemps ; le but auquel » je tendais ; le sommet de cette haute mon» tagne, qu'il me tardait tant d'atteindre.

» Réjouissons-nous donc tous, car le jour » approche. Un mois à peine nous en sépare, et » après ce terme si court, un grand honneur » sera fait à notre famille, en ma pauvre et » indigne personne, puisque Dieu daignera » se choisir un prêtre parmi ses membres.

» Voilà le beau côté; mais le revers est » aussi là. Le sacerdoce est un lourd far» deau et demande de grandes vertus. Où » les prendrai-je? Voici bien le lieu et le

» moment de me montrer toute l'affection que » vous me portez, en faisant par vos prières » violence au ciel et en m'obtenant l'indispen» -sable pour aller à l'ordination, sansprésomp» tion. Priez donc tous, priez bien pour moi, » pendant ces quarante jours. Demandez aussi » un souvenir aux personnes qui me portent » intérêt; je rendrai tout cela, et avec usure, » quand je monterai au saint autel. »

Parmi ces personnes à qui il se recommandait, il n'eut garde d'oublier les bonnes religieuses Ursulines de sa ville natale, dont il connaissait la ferveur, et qui avaientalors àleur tête une Langonnaise, tante de son ami, l'abbé Castets, la vénérable Mère Saint-Louis, dans le monde, Clémence Vigneau.

Ases amis,les prètresduBordelais, il ajoutait:

« Ce m'eût été une grande consolation » de sentir vos mains, déjà depuis deux ans » consacrées, se poser avec joie sur ma tête et » y faire descendre les effusions du divin » Esprit, avec la ferveur que peut inspirer » une amitié sincère. J'en fais à Dieu le » sacrifice.

» Mais ce que je ne puis m'empêcher de » vous demander, c'est que vous redoubliez » vos prières pour moi, et que, chaque jour, » au saint autel, vous vous souveniez de votre » pauvre ami, bien joyeux d'aller à l'ordina» tion, mais aussi un peu inquiet sur les » dispositions qu'il y apporte. Poussez même » la charité jusqu'à mettre en prières pour moi » les âmes pieuses que vous pouvez avoir sous » la main. Je sens le besoin d'être appuyé, et » vous qui comprenez le sacerdoce, vous n'en » serez pas étonné. »

Les détails suivants, quoique minutieux, et relatifs à des choses d'un ordre tout à fait secondaire, ne manquent pas d'intérêt, parce qu'ils révèlent certaines délicatesses de sentiment, qu'on pourrait croire étrangères à un esprit occupé de si hautes pensées :

u 21 avril 4864.

s Bien chers Parents,

» J'ai reçu, avec votre lettre, mon extrait de » naissance, parfaitement en règle. Vous m'y » proposez aussi une photographie de notre

» cher docteur, et je la recevrai de grand » cœur, car Dieu sait que je le prie souvent » de donner à son âme le lieu de rafraîchisse» ment, de lumière et de paix.

» Vous me parlez, et même à plusieurs » reprises, d'un cadeau à me faire pour mon » ordination. Vraiment, c'est me confondre » que de vouloir ajouter encore cette attention » à toutes les bontés que vous avez déjà eues » pour moi, et dont j'ai si largement usé.

» Croyez-vous qu'il soit encore besoin de cela » pour me prouver que vous me regardez » comme votre enfant? — Oh! non. Celui » qui connaît tout sait bien que, dans mon » cœur, je jie vous appelle que mes père et » mère. Un cadeau, que vient-il donc faire?

» Voilà ce que je me suis d'abord demandé !

» — Mais les termes de votre lettre sont si » forts, les instances si vives, que c'est, je » crois, une plus grande satisfaction pour vous » de le faire, que pour moi de le recevoir. Je » laisse donc le tout à votre bon cœur, et, pour » ce qui est de la nature de ce cadeau, voici » franchement ce que je pense.

» Il y a deux choses particulièrement utiles > en missi on, et que je recevrais,par conséquent,

» avec plaisir, en vue de l'avenir. Ce serait » un calice, ou bien un ornement, pour les » jours de fête, car ceux qu'on nous dtnne » au départ, quoique convenables, sont loin » d'être riches. Seulement, si j'avais à acketer » un calice, je le prendrais dans le style » gothique, genre moyen âge, et quant à » l'ornement, je le désire blanc (et non jaune), » parce que le blanc est celui qui sert le plus » souvent. Ce que vous m'enverrez, envoyez-le» moi le plus tôt que vous pourrez, afin que » j'aie le temps de le faire consacrer ou bénir, » avant l'ordination, pour m'en servir à ma » première messe. »

Cette question incidente, sans être un gros événement, motiva une correspondance relativement considérable. Trois jours .après la lettre précédente, partait celle-ci :

« 24 avril 1864.

» Bien chers Parents, » Je viens de recevoir votre lettre, avec la » photographie de notre cher docteur. C'est » parfaitement lui.

» Un mot, maintenant, sur le moyen que » vous me proposez, à savoir, d'acheter moi» même ce qui me fera plaisir. D'un côté, il » est vrai qu'à Paris on peut trouver mieux et » à moins de frais. Mais, d'un autre côté, je

» vous avoue franchement que ce cadeau au> rait beaucoup moins de prix à mes yeux, » si je l'achetais moi-même, et, à vous dire la » vérité, j'y répugne et veux le tenir de votre » main. Pour tout concilier, voici ce que vous » pouvez faire. Demandez à M. le curé le prix » approximatif d'un calice et d'un ornement, » tels que vous les souhaitez, puis, écrivez à » M. Gramidon, qui est beaucoup plus à même, » par sa position, d'avoir et mieux et à meilleur » marché. Il a une grande habitude de ces » choses-là et s'en chargera certainement avec » plaisir. De cette façon, je ne serai pour rien » dans cet achat (ce à quoi je tiens beaucoup), » et, comme nous sommes tout voisins, ce sera » fait en un clin d'œil. »

Le 5 mai, le cadeau arrive et cause un joyeux émoi.

« Je viens de recevoir la petite caisse. Jereve» nais de la promenade, avec deux excellents

» confrères, qui vont être prêtres en même » temps que moi. Dès qu'ils ont su de quoi il » s'agissait, il a fallu ouvrir la caisse et voir.

» Dieu sait si nous avons ouvert de grands » yeux! Et vraiment, il y avait de quoi! Ma » tante me mandait modestement, dans la » lettre qui m'annonçait l'envoi, que vous dési» riez que le calice pût me convenir. Certes, » je serais bien dégoûté, s'il ne me plaisait » pas ! Je dirai même plus, c'est que si j'avais » pu vous montrer le modèle qui me convenait » entre tous, ç'aurait certainement été celui » que vous avez choisi; seulement, je n'aurais » jamais osé y mettre le prix qu'a dû vous » coûter celui-ci, car (et c'est une des choses » qui me font le plus de plaisir) à une élégance » irréprochable et à une commodité admirable » il joint une solidité parfaite; c'est une pièce » de résistance, et vous m'avez traité en véri» table enfant gâté, ou plutôt vous avez fait » les choses tout à fait en grand, et Notre-Sei» gneur Jésus-Christ daigne vous le rendre !

» C'est uniquement pour lui que je me réjouis » d'avoir un si beau calice. Pour recevoir son » corps sacré et son précieux sang, si, lors» qu'on est pauvre, la simplicité suffit, quand

» on en a les moyens, il n'y a rien de trop » beau. Merci donc, merci, de m'avoir mis à » même de si bien recevoir Notre-Seigneur.

» Je vais le faire consacrer immédiatement, » afin de pouvoir m'en servir à ma première » messe. Je me servirai aussi de la pale, que » m'envoie M. l'abbé Manceau. Elle est digne » du calice. »

Cette pale eut son merci, conçu en ces termes :

« Mon bien cher ami,

» Je trouve un tout petit instant, avant » d'entrer en retraite, pour vous remercier de » votre délicieux cadeau. Cette pale, déjà si »précieuse par ses riches ornementations, » l'est bien davantage parce qu'elle a servi à » votre premier sacrifice, et que vous avez eu » d'autant plus de mérite à vous en défaire.

» Je m'en servirai donc, dans huit jours, et, » après la consécration du vin, en recouvrant » le précieux sang, je penserai que la pale » représentant, dans l'esprit de l'Église, la » pierre qui ferma le sépulcre du Sauveur,

» j'ensevelirai dans le sang du pieux pélican » nos deux cœurs réunis en une même affec» tion et demanderai que, séparés un moment » sur la terre, comme le corps et le sang du » Sauveur, ils soient bientôt, comme ce corps » et ce sang précieux, réunis pour toujours » par la Résurrection glorieuse. »

Il lui envoyait, en échange, le livre récemment paru, intitulé : Vie et Correspondance de J. Théophane Vënard, martyrisé au TongKing, le2 février 1861. « C'est l'avant-dernier » de nos martyrs, disait-il. Lisez et faites lire » le plus que vous pourrez. »

Il en expédiait un autre exemplaire au Petit Séminaire de Bordeaux, avec la même recommandation, en ajoutant : « Le cher P. Dau» garon a dû sa vocation à la lecture de la Vie » de Mgr Borie. D'ailleurs on m'a dit que le » Saint-Esprit soufflait sur Bordeaux, et même » sur le Petit Séminaire. Oh ! qu'il serait donc » temps que notre belle Église de Bordeaux » prît, dans l'apostolat et dans les ordres reli» gieux, un rang un peu plus digne d'elle! »

Une heureuse idée de son oncle bien-aimé

achevait de le ravir. Celui-ci annonçait que, ne pouvant se rendre à Paris, pour assister à l'ordination, il se proposait d'aller, ce jour-là, avec Mme Blaize, entendre la sainte messe et communier, dans le sanctuaire de Verdelais.

« Vous ne pouviez faire un meilleur choix, » s'écriait-il. Rendez vous donc là-bas, de » bonne heure, et aidez-moi, dans cette heu» reuse matinée, de toute la ferveur de vos » prières, auprès de la bonne Vierge de Ver» délais, que j'ai si souvent faite la confidente » de ma vocation et des obstacles qui m'em» pêchaient de la suivre. Je ne vous écrirai » plus, avant la Trinité, car je vais entrer en » retraite. Redoublons de prières, et soyez au » rendez-vous, le 21, au matin, vous, à Verde» lais, et moi, dans ma chère chapelle des » Missions Étrangères. »

Jusqu'à cette époque on avait conduit les ordinands dans l'église de Saint-Sulpice, où ils recevaient, des mains de l'archevêque de Paris, l'onction sacerdotale. Mais à Noël de l'année précédente, Mgl Darboy, dont la débile constitution s'accommodait mal du jeûne eucharistique, avait éprouvé une défaillance soudaine, au cours de cette longue et pénible

fonction, et la cérémonie avait dû être reprise, quelques jours plus tard.

Il avait donc été décidé, dans les diverses communautés qui présentaient des sujets à l'ordination, qu'elles auraient recours, si possible, aux bons offices des évêques de leur famille religieuse, lorsqu'ils seraient de passage à Paris.

Il y en avait un alors au repos, dans la maison de la rue du Bac, et ce fut Mgr Thomines-Desmazures, ancien vicaire apostolique au Thibet, qui procéda à l'ordination de notre ami et de ses compagnons, dans l'église des Missions Étrangères, « celle-là même où » Fénelon prononça son fameux sermon de » l'Epiphanie, sur la vocation des Gentils à » la foi ». Il imposa les mains à sept nouveaux prêtres : Beaulieu, Lesserteur, du diocèse de Valence; Huet, de Laval; Verdier, de Rodez; Dorie, de Luçon ; de Bretenières, de Dijon; et Barré, de Séez. Une foule nombreuse assistait à la cérémonie.

Un laïque des plus religieux, Jean Avérons, de Pauillac, s'y était aussi rendu et servit la première messe de Beaulieu, que celui-ci célébra dans la petite chapelle intime du

Séminaire, et à laquelle assista son cousin Léon, pour qui nous avons raconté par avance ses sollicitudes sacerdotales.

Les émotions qu'éprouve le jeune sacrificateur, dans ce premier exercice de sa formidable puissance sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sont de celles que la parole humaine ne saurait rendre. Nous n'essaierons donc pas d'en donner une idée. Nous nous contenterons de mettre sous les yeux des lecteurs des effusions, qui se passent de commentaires

« 22 mai 1864.

» Bien chers Parents,

» Je descends à peine du saint autel. Pour » la première fois, mes mains, nouvellement » consacrées, ont eu l'incroyable honneur de » toucher le corps de Celui que ma parole, ou » plutôt celle de Dieu même, venait d'y faire » descendre.

> Que vous dirai-je? Hélas 1 je suis anéanti » et je me demande si ce n'est point un rêve.

» Eh ! non ; c'est la plus réelle vérité : je suis » prêtre, et pour l'éternité! Dieu a mis hier

» dans mes mains des bénédictions, dont je » veux que vous ayez les prémices. Je viens de » vous donner une large part, dans le Memento » des vivants, comme, au Memento des défunts, » j'ai pensé à tous ceux qui nous ont quittés.

» Mais ce n'est pas tout : Recevez donc la » bénédiction que j e vous envoie et dans laquelle » je fàis passer tout mon cœur. Qu'elle produise » dans les vôtres les fruits les plus agréables » à notre Dieu. Je veux ainsi, maintenant que .» je monterai tous les jours au saint autel, » tâcher de vous rendre tous les témoignages » de bonté que vous m'avez donnés les pre» miers. »

Il leur fixait ensuite les jours de chaque mois où il se proposait de célébrer la messe à l'intention de quelqu'un d'entre eux, ou de ses parents décédés, s'enquérant de la daté exacte du décès de chacun, et s'engageant à ne jamais oublier ces divers anniversaires. Puis il concluait en ces termes :

« Je n'ajoute rien, sinon pour vous supplier » de m'aider à remercier Notre-Seigneur de » la grande grâce qu'il a daigné me faire, de

» demander pour moi que je n'en sois pas trop }> indigne, et aussi pour vous engager à être » de plus en plus fidèles à la grâce. Maintenant » que tout le monde est en règle, il faut que le _'bon Dieu soit généreusement servi, dans notre » famille, qu'il honore tant.

» Adieu, je vous embrasse tous. »

L'enchantement durait encore, lorsqu'il écrivit ceci à un diacre de Bordeaux, l'un de ses correspondants assidus, M. Laroche : « Soyez béni dans votre préparation au sacer» doce. Car vraiment c'est quelque chose » d'aussi incompréhensible qu'inexprimable.

» Aussi je ne vous en dirai pas long là-dessus.

» Je ne sais pas autre chose, sinon qu'on me » dit que je suis prêtre, qu'en effet j'ai célébré » deux fois, je ne sais trop comment, le sacri» fice et que mon âme éprouve un contente» ment qu'elle n'avait pas encore connu. »

Après avoir satisfait leur dévotion, en allant célébrer dans quelques sanctuaires plus chers à la piété parisienne, les nouveaux prêtres n'attendaient plus j qu'un mot de leurs supérieurs, celui qui assignerait à chacun d'eux sa

destination. Beaulieu souhaitait le Tong-King, parce que, à cette époque, « on y avait plus de chances de mourir martyr. »

La Corée lui échut en partage ; les (chances étaient les mêmes, et le nouvel apôtre put dire comme le prophète : « Funes ceciderunt mihi » in pi-oeclaris. Le cordeau qui partage les » héritages est tombé pour moi sur un lot » magnifique (*). »

Mais il faut l'entendre lui-même. Son enthousiasme touche à l'ivresse et presqu'au délire.

« 13 juin 1864.

» Bien chers Parents, » Vous me trouverez peut-être en retard et, » de fait, je le serais, si je n'avais eu mes » raisons pour retarder ma lettre. Mais, » comme vous allez le voir, j'ai eu une bonne » idée d'attendre. Je désirais pouvoir vous » annoncer le coin do la vigne du Seigneur » qu'on m'enverrait cultiver, autrement dit, » j'attendais de jour en jour qu'on me donnât » madestination, ou, comme on dit à Bordeaux,

') Ps, xv. 6.

» lorsqu'il s'agit de vicariats, qu'on m'as» signât mon poste. Or, voici qu'on vient » de le faire, à l'instant même. Et devinez en * quel coin la bonne Providence m'envoie.

» Je vous le donne en cent et en mille. Par» courez la carte des vingt-quatre missions que » dessert notre chère Congrégation, depuis » l'Inde jusqu'au Japon. Cherchez des yeux.

» Oh ! que ma part est belle ! On me traite en » enfant gâté. En un mot, on m'envoie en » Corée. Dieu soit loué ! Je vous invite à » prendre part à ma joie, car j'en ai bien à » donner. Sans doute, je comprends que la » nature ne trouvera pas ici tout si égayant, » elle a ses droits ; mais Dieu aussi a les siens, » bien chers parents, et m'ayant choisi pour » être son missionnaire, il met le comble à ses » bontés, en m'appelant à une mission comme » celle de la Corée.

» Je ne peux pas vous donner plus de détails » aujourd'hui, parce que je ne me possède pas » assez. Je suis trop content. Que de grâces, » bien chers parents, que de grâces ! Ne man» quons pas au devoir de la reconnaissance.

» Faites part à Paul de la grande.nouvelle, » ainsi qu'à M. le curé. »

Le 15, le trop plein de son cœur se déversait encore dans des âmes de frères, mais avec la calme continuité des eaux d'un beau fleuve, - non plus avec la fougue impétueuse du torrent.

On avait appris qu'il avait fallu lui inciser au cou quelques pellicules, restes de la tumeur, dont il avait tant souffert, l'année précédente, et cette rumeur confuse inspirait des inquiétudes, qu'il se hâtait de dissiper :

ç Bien cher ami,

» Je suis un peu en retard, n'est-ce pas ?

» Mais vous verrez tout à l'heure que j'avais » mes raisons pour retarder. Aujourd'hui que ) toutest réglé, jesilisà, mêiiie de vous r-ôl)ondre.

» Et d'abord, je veux vous tranquilliser, » vous et bien d'autres, au sujet de cette opé» ration, dont vous me parlez. Il est vrai que » j'ai subi une seconde opération. Mais, outre » que c'était uniquement par mesure de pru" » dence et non par nécessité, puisqu'il s'agis» sait seulement d'enlever un tout petit germe » de tumeur, gros comme un petit pois, au » plus, jugez de l'importance, parce qui s'est » passé, en toute vérité.

» J'ai senti à peine comme deux piqûres » d'épingle, et le tout a duré deux minutes.

» Un quart d'heure après, j'étais à l'examen » particulier, avec la communauté, puis au > dîner, etc. Vous voyez que ce n'était vrai» ment pas la peine d'en parler, surtout quand » on voit le malade manger et dormir, mieux » que personne, faire des courses, dont nos » courses d'autrefois n'approchaient pas, > travailler incomparablement plus que quand » il était à Bordeaux, et, au milieu de tout » cela, jouir d'un embonpoint, qu'il n'a jamais » dépassé, même pendant les vacances, si du » moins il l'a jamais atteint, ce qui est fort » douteux.

» Tranquillisez-vous donc, bien cher ami, » et tranquillisez ceux qui pourraient être » inquiets sur mon compte, et surtout n'allez » pas vous effaroucher, lorsque vous entendrez » prononcer le nom du pays dans lequel on » m'envoie.

» Au premier coup, il y aurait presque de » quoi frémir.

» Ce n'est plus l'Extrême-Orient, dans le » sens large seulement, mais dans le sens le » plus strict, aussi loin que possible, tellement

» à l'Orient, que quand vous vous couchez » en France, nous nous levons en. » (Ici, des points de suspension, pour piquer la curiosité, comme dans la fameuse lettre de Mme de Sévigné, sur le mariage de la grande Mademoiselle. On voit de plus qu'il se croit déjà parti et arrivé.) « C'est une » presqu'île, où s'agitent huit millions de » païens à la recherche de la vérité; où dix» huit mille chrétiens, autrement fervents que » ceux d'Europe, luttent, depuis soixante ans » et plus, contre une persécution, qui, à cer» taines époques, les a plus que décimés; une » mission, où huit missionnaires baptisent » annuellement neuf cents adultes, et n'en » baptisent pas davantage, parce qu'ils ne peu» vent plus suffire à l'ouvrage, malgré que » leur tête soit mise à prix; un exil bien volon» taire, d'où l'on ne revient jamais, et où l'on » n'entre qu'avec mystère, une fois l'an et à la » faveur des ténèbres; une de ces nations > fortes, une de ces chrétientés vigoureuses, où » le martyre est une tradition de famille, et » l'apostasie le comble de l'infamie ; la Corée » enfin, que j'aime déjà de toute l'ardeur de » mon âme, et au salut de laquelle j'espère, si

» Dieu le veut ainsi, consacrer tout ce qu'il » ine donnera de force et de zèle.

» N'est-ce pas, bien cher ami, que ma part » est magnifique ?

» Qui connaît la Corée, en Europe ? On a bien » entendu dire vaguement que ce satellite ser» vile de la Chine avait écrit son nom, sur le » catalogue des royaumes, avec des caractères » de sang. Oh ! j'espère que bientôt les actes » des martyrs de Corée paraîtront au grand » jour, et que cette lecture fera germer une » légion d'apôtres.

» Pardonnez, bien cher ami, à mon enthou» siasme. Vous le comprendrez aisément. Le » départ aura lieu, selon toutes les probabilités, » le 15 juillet, à huit heures du soir. Nous som» mes dix à partir ensemble : deux pour l'Inde » orientale (mission de Daugaron) ; un pour » Siam; un pour Canton (mission d'Alibert); » deux pour le grand et illustre Tong-King, de » Mgr Retord (encore un pays de sang), et » quatre pour la Corée.

» Soyez assuré que cette lettre, si elle est la » dernière datée de France, ne sera pas la » dernière que je vous adresserai. Je vous pro-

» mets que je vous ferai passer par ma famille

» le journal de mon long voyage. Je suis sur» chargé de tracas et de lettres. Veuillez offrir » mes respects à M. le Supérieur et à MM. les » professeurs du Petit Séminaire, les rassurer » et leur faire part de ma glorieuse destination.

» Vous recevrez, après mon départ, tout ce que » vous désirez (*).

» Adieu, bien cher ami. En Dieu, pas de » distances. Travaillons chacun de notre côté.

» Faisons tout par devoir, rien par plaisir, » mais tout avec plaisir, » A vous, à la vie, et en Corée et au ciel.

» L. BEAULIEU, » pr. iad., o Dcdtinô à la mission de Corée. »

« P. S. — Je me recommande aux prières de » ces Messieurs et de la communauté, »

La belle parole qui termine cette lettre était familière à M. Maistre, mort missionnaire en Corée; Beaulieu l'avait probablement remar-

(*) Cotaient son portrait et divers menus souvenirs.

quée, dans la lecture des documents envoyés par Mgr Daveluy, et il se l'appropriait, comme une devise coréenne.

Il attendit le jour du départ avec une fiévreuse impatience. Des visites prolongées au Très Saint Sacrement, de nombreuses lettres d'adieu, des préparatifs de toute sorte, lui abrégèrent la durée du dernier mois. Il demandait à son oncle un solide chronomètre, et, en bon Girondin, quelques bouteilles de vin blanc de Respide, dont il recommandait qu'on marquât l'année.

Il préparait les photographies, qu'il destinait à ses amis, et au dessous desquelles il écrivait : « Union de prières, travaux, souffrances et » sacrifices. » Il encourageait les vocations naissantes, dont plusieurs Bordelais lui avaient fait confidence. Un d'eux, Louis Déjean, élève de seconde, édifiait ses camarades par sa régularité sans morgue et sans pose : « Dieu soit loué, lui écrivait-il, d'avoir » allumé dans votre âme le désir de l'apostolat » et du martyre !

- » Oh ! oui, notre part est bien belle et bien » digne d'envie ! Cette palme, que quelques-uns » seulement cueillent, au bout de leur carrière, » elle est peut-être réservée à l'un de nous !

» 0 mon Dieu ! quelle pensée ! Et on s'étonnera » qu'on soit ivre de joie, comme je le suis, à » la pensée d'aller, à la faveur des ténèbres,.

» aborder au sol inhospitalier de la Corée.

» Laissons, laissons le monde à ceux qui » veulent de lui, et soyons bons à la façon et à » la suite des saints et de Jésus-Christ.

» Eh bien donc ! vous sentez au fond de » votre cœur quelq ue chose d'indéfinissable, qui » vous porte, comme inévitablement, vers les » Missions. Veillez bien ; écoutez de vos deux » oreilles, comme Samuel. Le vent souffle où.

» il veut, parce que le vent est l'Esprit » divin. Écoutez donc et dites : « Ecce ego; » vocasti enim me. » Vous pourrez, comme le » jeune Samuel, essuyer des refus, recevoir » des démentis. Le grand-urètre vous dira » lui aussi : « Illusion ! mon enfant, illusion ! »

» Laissez dire et écoutez. Et, dès que la » voix aura de nouveau fait entendre votre » nom, présentez-vous de nouveau, en disant : » Ecce ego, vocasti enirn me (*). Persévérez » ainsi, et le Dieu qui vous appelle se char» gera d'ouvrir les yeux et les oreilles du

(*) Me voici, car vous m'avez appelé. (I Reg., ut, 4.)

» grand-prêtre, et vous serez admis à servir » dans la milice d'honneur. »

Et à un autre, son compatriote, Henri Joiret, élève de rhétorique : « En deux mots, voici ce que j'ai à vous » dire. Pour venir aux Missions Etrangères, » il faut trois choses : 1° avoir entendu au » fond de son cœur une voix qui dit : Marche, » et avoir reconnu, avec son Directeur, que » cette voix exprime la volonté divine ; 2° une » santé et des talents médiocres suffisent ; » 3° une grande bonne volonté et un désir » violent de se sacrifier entièrement à Dieu, où » et quand il voudra.

» En outre, à Bordeaux, il faut être prêt à » subir une épreuve, toujours longue et sou» vent fort pénible, de la part de Msr l'Arche» vêque. Mais quand Dieu veut, Monseigneur » n'est plus rien.

» Voilà les conseils que j'ai à vous donner.

» Il ne me reste plus qu'à vous remercier de » votre bon souvenir, vous conjurer, au nom » de la gloire de Dieu et du salut des pauvres > infidèles, de bien examiner et suivre votre » vocation, et vous dire enfin le dernier » adieu. »

A l'un et à l'autre il indiquait les conseillers à consulter : MM. Larrieu et Rousseille, et le moyen de correspondre avec lui jusqu'en Corée.

Il leur révélait, sous les réserves les plus discrètes, ce qu'il croyait savoir, par d'autres communications confidentielles, qu'ils n'étaient pas les seuls Bordelais, brûlant de l'ardeur de se sacrifier à VŒuvre des Missions.

« Ne comptez plus recevoir de mes nouvelles, » sinon d'outre-mer, écrit-il à M. Laroche.

» Je ne dirai adieu à Paris que dans quelques » jours ; mais vous concevez facilement le » trapas inséparable d'un départ pour des pays » si éloignés. Et puis je ne serais pas fâché » de retremper un peu mon âme, dans quelques » jours de retraite, et de faire taire tout bruit » étranger, pour écouter un peu la voix du » Dieu des Apôtres. »

Il ne regarda pourtant pas comme une distraction à repousser, pendant ces derniers jours, l'entretien de deux de ses anciens condisciples. L'un, M. l'abbé Faure, qui avait eu pour lui un rôle de fraternel appui, dans la crise de la seizième année, avait fait tout exprès le voyage de Paris, pour assister à la cérémonie du baisement des pieds. L'autre;

M. Anatole Largeteau, dont nous avons mentionné lapréscnce au Séminaire de Saint-Sulpice, devait passer bientôt après dans celui des Missions Étrangères. Dans une conversation familière, Beaulieu fit à celui-ci une belle réponse, qui mérite d'être rapportée : « Que » ferez-vous, demandait M. Largeteau, si cette » tumeur, qui, deux fois, a nécessité le recours » aux médecins, renaît au fond de la Corée ?

» — Ne savez-vous pas, répondit le futur » martyr, que certains missionnaires n'ont ». d'autre vocation que d'aller souffrir, pour » attirer par leurs souffrances les bénédictions » du ciel sur les travaux de leurs confrères?

» Si telle est la volonté du bon Dieu sur moi, » mon sort est-il moins digne d'envie? »

Le Il juillet, il écrivit son testament. Cette pièce doit avoir sa place dans son histoire. La voici, fidèlement transcrite sur l'original :

* « Au nom de la Très Sainte Trinité, Père, » Fils et Saint-Esprit, pour la plus grande » gloire de Dieu et le salut des âmes,

» Moi, soussigné, Bernard-Louis Beaulieu, » né à Langon (Gironde), le 8 octobre 1840, » actuellement âgé de vingt-trois ans, neuf » mois et trois jours, prêtre et missionnaire » apostolique, de la Société des Missions » Étrangères, destiné pour la Mission de » Corée, et à la veille de m'embarquer pour

» me rendre dans ce pays, je déclare ici mes » dernières volontés : » Si je meurs avant d'avoir pu entrer en » Corée, j'entends que, absolurnent tout ce » qui m'appartient en propre, soit en objets, » soit en argent, que j e pourrais avoir en dépôt, » ou au Séminaire des Missions Étrangères, » ou dans une procure de la Congrégation, soit » donné à la mission de Corée.

» Si j'ai le bonheur de mourir dans cette » mission, je veux que tout ce que j'y aurai » reste pour son service, et que l'argent que » je pourrais avoir, à Paris ou en procure, » y soit envoyé, et qu'il soit fait de même, si » je meurs en un autre endroit, quel qu'il » soit. Ainsi le veux et le déclare devant Dieu, » la Vierge Marie et tous les saints.

» Fait à Paris, au Séminaire des Missions » Etrangères, le 11 juillet 1864.

» En foi de quoi : » Bernard-Louis BEAULIEU, JI Missionnaire apostolique, » destiné à la Mission de Corée. »

Enfin le 15 juillet arriva. Les quatre Coréens s'étaient engagés à n'accepter d'argent de personne, et M, de Bretenières avait refusé la somme considérable - - que lui offraient ses vénérés parents. Ils l'afi'ri.

rent à Beaulieu, quiia refusa de même. M. Arérous, qui se trouvait là, affirme qu'il s'agissait de cent mille francs. Chacun s'empressa même de distribuer à des pauvres les quelques sous qui lui restaient.

La cérémonie du baisement des pieds eut lieu à quatre heures et demie du soir. Voici en quoi elle consiste. De l'oratoire du jardin, où l'on chante, devant la Madone, l'Ave, maris stella, et les invocations : Reine des apôtres, Reine des martyrs, priez pour nous, on se rend processionnellement, au chant duMagnificat, à l'église parôissiale, où s'est faite l'ordination, laquelle communique, on le sait, avec le Séminaire, et est sous le vocable de Saint François Xavier. Le Veni Creator succède au Magnificat. Un des directeurs prononce une allocution, dont le thème est tout indiqué : Gloire et mérite de l'apostolat, labeurs certains, persécutions probables, conditions nécessaires de la conquête des âmes, de la défaite de Satan, du

triomphe de Dieu. Dès que ce discourspst fini, les missionnaires partants montent sur le marchepied de l'autel, et, adossés à la table du sacrifice, voient venir se prosterner à leurs pieds et les baiser avec respect, prêtres, aspirants et fidèles.

Nous ne répéterons pas ce qu'on lit, sur ce sujet, dans toutes les vies des missionnaires : nous aimons mieux renvoyer au touchant récit qu'en a fait M. Veuillot, dans son Çà et là, et emprunter ces lignes à un témoin de cette scène émouvante : « Jamais ce spectacle ne s'effacera de ma » mémoire. Laïques, prêtres, missionnaires » partants, évêque, tout le monde pleurait.

» Beaulieu seul ne pleurait pas. Serrant son » crucifix contre sa poitrine, il assistait, avec » une sérénité admirée de tous, à cette incom» parable cérémonie. » D'autres nous ont asuré que ce témoin n'eut de regards que pour Beaulieu, dont les compagnons montrèrent une égale fermeté d'âme. Nous n'avons aucune peine à le croire et à le déclarer.

Pendant le défilé, on chantait alternativement le Psaume In convertendo{*), dont chaque

(*) Ps. cxxv, 1.

verset alternait avec cette exclamation du

prophète Isaïe : « Quam speciosi pedes evan» gelizantiumpacem, evangelizantium bona.

» Qu'ils sont beaux les pieds des évangélistes » de la paix, de ceux qui annoncent les vrais » biens ! (*) Puis, c'était le cantique deZacharie : « Benedictus », avec semblable répétition du

verset : « Illuminare his qui in tenebris et in » umbrâ mortis sedent. Brillez pour ceux qui

» sont assis dans les ténèbres et dans Vombre » de la mort (**). » Et l'on termina par les beaux couplets du Chant du Départ, composés par l'abbé Dallet, et mis en musique par le célèbre Charles Gounod (***).

Beaulieu a mentionné dans son Journal, que nous reproduirons bientôt, les émotions qui agitaient son âme : « Je ne vous en dis rien, parents aimés, » puisque Léon a dû vous écrire le soir même.

> Un mot pourtant, un seul mot, pour vous » faire entrevoir combien il est humiliant de » voir nos vieux directeurs venir, un à un, » s'agenouiller devant nous et baiser les pieds

O Is., LXI, 7.

O Luc, i, 68-79.

(***) Voir aux pièces justificatives.

» de leurs élèves, jeunes blancs-becs, qui » n'ont pas encore vu le feu, et qui ne rempli» ront probablement jamais leur mission aussi » bien que ces vénérés directeurs. Vraiment, » s'il y avait eu moyen d'échapper à cette » cérémonie, j'aurais volontiers donné ma » place, et je serais allé verser, dans quelque » autre chapelle, les larmes qu'elle m'a fait » répandre. »

Une dernière lettre partait de Paris, lorsque les missionnaires se dirigeaient vers la ligne Paris-Lyon-Méditerranèe. Cette lettre contenait ces mots :

« Chers Parents, » Au moment de faire une démarche aussi » grave que celle que je fais aujourd'hui, je > sens le besoin d'attirer sur moi, par tous les » moyens possibles, les grâces les plus abon» dantes. Or, Dieu a mis dans vos mains, mon » cher oncle et ma chère tante, par un con» cours admirable de circonstances, des grâces » que vous seuls pouvez faire descendre sur » ma tête, les grâces si précieuses de la béné» diction paternelle. Oui, Dieu vous a établis

» mon père et ma mère. Vous devez donc me » bénir comme votre enfant. En conséquence, » priez un instant, et puis mettez dans une » lettre tout ce que votre cœur vous dictera; » vous me l'adresserez à Marseille. Quand je ;> recevrai cette lettre, je m'agenouillerai, je » la lirai, je prierai, je serai béni et je parti» rai heureux.

» Adieu! à Dieu! »

En montant en wagon et en embrassant l'ami qui l'avait accompagné (M. Faure), Louis qui, pendant tout le trajet de la rue du Bac à la gare, n'avait parlé que de persécutions et de bourreaux, laissa échapper ces mots, où éclatait son désir du martyre : « Qui sait » combien de temps ils me feront attendre ! »

CHAPITRE XII

JOURNAL DE VOYAGE. —VALENCE. —MARSEILLE.

RENCONTRE INATTENDUE. — NOTRE-DAME DE LA GARDE.

MÉDITERRANÉE.

(1864)

Nous avons de Beaulieu une relique précieuse.

C'est son Journal de voyage, manuscrit adressé par lui à sa famille, et comprenant deux parties, d'inégale étendue; l'une, conduisant nos voyageurs de Paris à Alexandrie, entre le 15 et le 24 juillet; l'autre, d'Alexandrie à Singapore, de cette dernière date au 19 août. Ce journal se complète par de nombreuses lettres, dont les originaux sont sous nos yeux, et qui marquent, étape par étape, son long itinéraire et ses divers séjours provisoires. Nous l'avions résumé autrefois, pressé que nous étions de publier une biographie abrégée, sous le

coup de l'émotion produite par un martyre inattendu. Personne assurément ne se plaindra de le trouver ici intégralement reproduit.

-Il commence par ce cri d'amour, gravé en exergue, sous la petite croix qui marque le haut de chaque page : « Vive Jésus! »

« A bord du Saïa, le 20 juillet 1864.

» Je commence aujourd'hui mon Journal » de voyage, et je vous le dédie, persuadé que » bien qu'il ne contienne probablement que des » choses fort ordinaires, il sera pour vous très » intéressant, à cause de l'affection que vous » me portez et dont vous m'avez encore envoyé » à Marseille un gage nouveau, dont j'ai été » bien ému. Je veux parler de votre bénédiction » de père et de mère, sous laquelle je me suis » agenouillé avec bonheur (*).

(*) Il y avait reçu, en même temps, trois autres envois considérables, un de linge, don de sa tante Aimée, veuve Faurey ; les deux autres, d'objets de piété, recueillis en quantité, soit à Langon, par les soins du vicaire, M. Latour, soit au Petit Séminaire.

» J'entre maintenant dans le détail de mon » voyage : > Paris, 15 juillet. — La cérémonie des » adieux eut lieu à quatre heures et demie; je » ne vous en dis rien, puisque Léon a dû vous » écrire le soir même.

(Suivent les réflexions que nous avons insérées au chapitre précédent.) » Enfin nous partons, sur les huit heures du » soir. Nous sommes dix, que vous connaissez » déjà de noms et de figure, grâce aux pho» tographies que vous avez dû recevoir. Il est » bon cependant de vous faire faire plus » ample connaissance avec mes bien-aimés » confrères et compagnons de voyage.

» Le doyen de la bande se nomme Groussou, » de Montauban, destiné à la mission de Siam.

» Après lui, vient le P. Luc Huin, de Lan» gres, destiné, comme moi, à la Corée; le » P. Guerrin, neveu de Mgrl'évêquede Langres, » du diocèse de Besançon, se rendant à la » mission de Canton, en Chine; le P. Les» serteur, de Valence, destiné au Tong-King

» occidental, ainsi que le P. Huet, de Laval, » qui vient après lui ; le P. Verdier, de » Rodez, en partance pour Pondichéry (Inde); » le P. Dorie, de Luçon, et le P. de Brete» nières, de Dijon, qui viennent avec moi » jusqu'en Corée, et enfin le P. Barré, de Séez,.

;> on Normandie, destiné à la mission du Mays» sour (Inde). A peine les wagons s'ébranlent» ils que, tout entiers à la joie de nous voir » sur la voie de nos chères missions, nous » faisons retentir, -avec nos plus belles voix, ;> l'hymne d'action de grâces, le plus joyeux » Te Deum que j'aie chanté de ma vie. A » huit heures trois quarts précises, nous unis-.

» sant à nos vénérés directeurs et à tous nos » frères du Séminaire des Missions Étrangères, ;> qui, à ce moment-là, commencent la récita» tion du chapelet, nous payâmes, de notre » côté, et en commune action de grâces, notre » tribut quotidien à la Reine des Apôtres.

» Après le chapelet, vint la récitation en chœur » de Yltinéraire, afin d'attirer toutes les » bénédictions de Dieu sur le voyage que nous » entreprenions, puis, la prière du soir, juste » en même temps que la Communauté de Paris, » et, pour couronner le tout, le chant des

» invocations qu'on a coutume de chanter » dans le petit oratoire de notre jardin. — Vers » les dix heures, on décide à l'unanimité que » chacun était libre de prendre son sommeil.

» Mais personne n'en fit rien. Notre joie débor» dait; le sommeil ne pouvait succéder de si » près aux grandes émotions de la journée.

» On se livra donc à toute l'allégresse qui » remplissait les cœurs et notre contentement » s'épancha dans des causeries, qui se prolon» gèrent, pendant presque toute la nuit, et dont » la douceur n'eut d'égale que l'intimité qui y » présidait et la joie tout apostolique qui les » dictait.

» Samedi, 16 juillet. - Le jour nous » retrouva en pleine Bourgogne. Dijon, Châ» Ions, Mâcon, furent nos premières stations.

» Dans la matinée, sur les sept heures, nous » saluons la grande protectrice de Lyon, » Notre-Dame de Fourvières.

» Un peu plus tard, une scène attendrissante > nous attendait, à Valence. La mère et la » tante du P. Lesserteur étaient à la gare, pour » embrasser une dernière fois ce cher confrère.

> Le train ne s'y arrêta que cinq minutes, mais » elles nous parurent bien longues, en face

» des adieux déchirants que nous eûmes sous » les yeux. Nous nous empressâmes tous autour » de cette pauvre mère désolée, mais pourtant » admirablement résignée. Merci, bien chers » parents, merci mille fois de la générosité » avec laquelle vous avez fait votre sacrifice.

» Quelques heures après, nous étions en » pleine Provence, au milieu des oliviers, et il » ne nous était pas difficile de constater la p différence sensible qui existe entre le climat » de ce pays et celui de Paris. On étouffait » presque dans le train. Mais bientôt nous » fûmes agréablement distraits par les annon» ces et la vue de la mer. Aussitôt que nous » l'aperçûmes, comme pour en prendre posses» sion, nous entonnâmes l'Ave, maris stella, » avec l'invocation Stella maris (Étoile de la » mer), que nous répétâmes trois fois.

» A quatre heures moins le quart, nous » débarquions entre les bras de MM. Germain, » quatre frères, qui ne s'occupent presque » exclusivement que de bonnes œuvres, et » surtout d'héberger les missionnaires, quand » ceux-ci passent à Marseille.

» Après nous avoir cordialement embrassés, » ils nous font monter en voiture, pour nous

» conduire chez Mme Icard, où se tient le quar> tier général. Bientôt chacun reçoit sa desti» nation et je suis logé chez les excellents » frères Germain, avec le P. Guerrin et le » P. de Bretenières. Sur le soir, on fait une » petite visite à la mer, et on gagne bien » content son lit, pour y prendre un repos » longtemps attendu.

» Dimanche, 17 juillet.—J'eus, en ce jour, » le bonheur qui nous avait été refusé la veille, > le bonheur de célébrer la sainte messe, dans » la maison même des frères Germain, dans » un petit bijou de chapelle, où eux-mêmes se » font un honneur de servir à l'autel.

» Après le dîner, qui se prit en commun, » chez Mme Icard, on se dirigea vers VŒuvre » de la Jeunesse, pour y assister aux vêpres ; » mais, en chemin, je fis une rencontre bien » imprévue, comme vous l'aurez déjà appris. »

C'était celle d'un compatriote, l'abbé Camille Pinsan, de Preignac, alors vicaire à SaintBruno, à Bordeaux. M. Pinsan, plus âgé que Beaulieu de plusieurs années, avait été pour lui, en 1852, ce qu'on appelle, au Petit Séminaire de cette ville, le Mentor de première communion.

C'est un élève de rhétorique, déjà revêtu de l'habit des clercs, et dont on fait comme l'ange gardien des jeunes communiants, le suppléant, pendant les récréations, du prédicateur de la retraite et du catéchiste.

Le Télémaque et le Mentor de 1852 passèrent ensemble quelques heures douces et pénibles, puis ils se dirent un éternel adieu.

Beaulieu ne s'étant nullement étendu sur cette rencontre, et s'en référant à la visite que M. Pinsan lui avait promis de faire, dès son retour à Bordeaux, à la famille Blaize, nous soupçonnons qu'il en fut ému, au delà de ce qu'il a laissé paraître. N'était-ce pas pour lui l'apparition suprême de la patrie et du passé?

Qui sait si, dans les mystérieuses profondeurs de son âme, les premières et vagues aspirations vers la vie apostolique ne s'étaient pas confondues avec les émotions causées par la première visite de Jésus ?

« Cette rencontre, poursuit notre narrateur, » me procura l'occasion de visiter en barque » les ports de Marseille, avec le capitaine des » sapeurs-pompiers, qui est en même temps » architecte de la ville.

» Pendant que je faisais cette promenade, » mes confrères prenaient leurs ébats, avec les » jeunes gens de VŒuvre de la Jeunesse, et » les PP. Verdier, Lesserteur et Barré mesu» raient plus d'une fois la longueur de leur » carcasse sur le tan, entassé ad hoc, au » dessous du trapèze, qui leur fut souvent » funeste. Mais la nuit répara tout, et Dieu » sait si on en profita.

» Lundi, 18 juillet. — Messe dans le cou» vent des Enfants de la Providence. Dans » l'après-midi, nous nous sommes payé une » promenade à la mer, pour faire connaissance » avec elle. Elle était assez houleuse. Notre » frêle esquif fut bientôt ballotté de la belle » façon. Alors on entonna toutes sortes de » cantiques, hymnes, invocations, etc., etc.

» A un certain moment, tandis que le P. Les» serteur poussait, de sa voix de stentor, un » énorme Stella maris, une vague impudente » fondit sur la nacelle, et s'attachant tout » spécialement à faire rentrer dans le calme » notre grand chantre, lui entra honnêtement » dans la bouche et dans les oreilles, sans » pouvoir toutefois (disons-le à sa gloire), » refouler jusqu'au fond de sa large poitrine

» les sons que ses vigoureux poumons avaient » déjà lancés. Après deux heures de lutte » contre l'élément en fureur, on rentra enfin » au port, et (chose étonnante), personne » n'avait compté ses chemises. On s'endormit » donc avec bon espoir pour le voyage du len» demain. Mais, hélas ! qui peut compter sur » le lendemain ? Et combien qui riaient la » veille, sont obligés de pleurer, le jour sui» vant! Attendons-nous donc à tout !

» Mardi, 19 juillet. — Enfin le grand jour » a paru; le beau jour du départ s'est levé.

» Notre première pensée est pour Dieu, et pour » Celle que nous aimons tant à invoquer, sous » le titre d'Étoile de la Mer.

» De bonne heure donc, nous montons au » sanctuaire de Notre-Dame de la Garde, qui » domine admirablement le port et la ville de » Marseille. Là, nous disons la sainte messe, » presque tous à la fois, grâce aux demandes » faites à l'avance par les excellents frères » Germain, qui nous servent encore ici à l'autel, » et, après une bonne action de grâces, nous » nous groupons auprès du maître-autel, qui » est celui de la Bonne Mère, exactement » comme devant l'autel de notre oratoire, et,

» de notre plus belle voix, nous chantons » Ave, maris stella et les invocations accou» tumées. A l'exemple de nos devanciers, nous » achetons un médaillon, où nous enfermons » tous nos noms, avec l'indication de nos des» tinations respectives, pour qu'il reste sous » les yeux de Notre-Dame de la Garde, et le » Doyen, au nom de tous, fait mettre devant » la statue miraculeuse un cierge, qui se con» sumera, tandis que nous nous livrerons aux » flots. Puissions-nous ainsi que lui, brûler » d'amour pour Marie !

» Il ne nous reste plus que quelques heures, » impérieusement réclamées par nos derniers » apprêts. Nous nous hâtons donc de des» cendre.

» Avant de quitter la maison de MM. Ger» main, nous allons encore une fois prier » avec eux, devant leur Vierge, dans leur » petite chapelle, et, à onze heures, a lieu le » repas commun d'adieux, chez Mme Icard.

» Qu'il fut donc gai et apostolique ! Moments » vraiment bien doux, et qui auraient paru » courts, s'il ne nous eût tardé d'en finir avec » la France.

» Enfin les voitures sont là. Partons !

» Les adieux de M. et Mme Icard furent » aussi touchants que leur accueil avait été » franc et aimable.

» Avant de monter sur le navire, je dois » dire ici tout ce que j'ai dans le cœur, au ) sujet de Marseille et des personnes qui se » sont vouées à l'œuvre de la réception des » missionnaires de passage. Impossible de » rencontrer plus de bienveillance et de respect.

» Partout où nous sommes allés, on nous a » reçus avec des attentions qui nous Gonfon» daient. Toutes les personnes avec lesquelles » nous avons eu des rapports nous ont paru » n'agir envers nous que par des motifs de foi » et de religion, et chercher à mettre en pra» tique les conseils de saint Paul sur l'hospi» talité : « Si hospitio recepit ; si sanctorum » pedes lavit (*). »

» Dieu rende à tous ceux qui ont daigné » s'occuper de nous tout le bien qu'ils ont fait » à de pauvres missionnaires, qui, certaine» ment, ne l'oublieront jamais.

» Les frères Germain et un ami, digne

(*) S'il a donne1 l'hospitalité ; s'il a lavé les pieds aux saints; (la ad Timo, v, 10.)

* d'eux, M. Rouvier, voulurent rester avec nous s sur le Saïd, jusqu'à l'extrémité, et ils ne » nous embrassèrent, tout émus, que lorsqu'on » les chassa. — Il était environ trois heures » après-midi.

» Vous vous attendez, peut-être, bien chers * parents et amis, à trouver ici un peu de sen» timentalité. — Eh bien ! non, n'y comptez » pas. Nous avons quitté la France, dominés » par un sentiment, dominés par une seule » émotion, sentiment de la joie la plus vive et » la plus pure, et émotion de la reconnaissance » envers Dieu, qui, malgré notre indignité, » nous a choisis pour un ministère si relevé.

» Nous aurions voulu donner alors libre cours » à cette joie et saluer à pleine voix la Vierge » protectrice de Marseille et des mers, mais la » chose n'eût pas été prudente, et nous nous con» damnâmes à un quasi-silence, qui fut com» pris de Dieu et de Marie, et c'était suffisant.

» Le Saïd, qui nous emporte, est un magni» fique paquebot, dont le séjour est d'autant » plus agréable, qu'il y a, en ce moment, moins » de passagers, sur un navire, qui, dit-on, en » pourrait porter et loger deux cents. Nous » sommes à peine une centaine. Le Saïd,

» donc, se dégagea majestueusement des » embarras du port, dans l'espace de vingt » minutes, et se lança, vers les quatre heures, » dans la pleine mer. — Or, quel était l'état » de cette mer? — Voilà, certes, une question » intéressante, à laquelle je vais répondre.

» Dès le matin du 19, le mistral (vent du » nord-ouest) s'était levé sur Marseille, et » avait, par ses rafales désordonnées, soulevé » les flots du golfe du Lion. Au moment où » nous quittions le port, il soufflait encore, > aussi fort que jamais.

» Il fallut donc faire connaissance avec le » tangage (soubresaut que fait le navire pour » surmonter la vague), et le roulis. Poussés » par le mistral, que nous avions en arrière, » nous doublâmes, en quelques instants, les » deux petites îles, If et Ratonneau, qui sont » devant Marseille. C'est là que commencèrent » les malheurs. Le grand Just (de Bretenières), » toujours plein de charité pour ses frères de » la terre, voulut leur adoucir, par son exem» pie, la voie de la souffrance, et avoir, en » payant, le premier, le tribut à la mer, avoir, » dis-je, le mérite de répandre, en rosée bienfai» santé, sur ses frères des eaux, une pâture,

» dont ils se montrent très avides. Le cher » P. Huet, fidèle aux traditions et enlevé » par cet exemple, marche bientôt sur ses tra» ces. Il s'éloigne un instant, sa bouche se » dilate, s'ouvre déjà, comme s'il allait piquer » un somme longtemps désiré, et, à peine s'est» il, toujours à petits pas, rapproché des bas» tingages, qu'il fait, avec sa grâce et son » sourire ordinaires, l'inclination un peu plus » que profonde, et satisfait, selon les règles, » aux exigences de la nature qui se pâme. On » croirait vraiment, tant il s'applique, qu'il » observe un précepte de Gavantus (*).

» Décidément, l'exemple devient dangereux.

» Eh ! comment ne pas suivre dans leurs voies » de si saintes personnes, de si réguliers » rubricistes? Le petit Vendéen cède donc lui » aussi, et le liquide solide, qui s'échappe » violemment de sa poitrine, vient juste à » temps, arrêter sur ses lèvres, un Mâtin! des » mieux accentués. Pour les autres, ils pro» testent bravement, circulent courageusement » sur le pont, qui tantôt fuit sous leurs pieds » désappointés, tantôt heurte violemment leurs

(*) Liturgiste crlôbre.

» plantes ébahies, tout cela, vous le compre» nez, non sans quelques évolutions, plus ou » moins volontaires, qui ont bien l'inconvé» nient d'exciter quelques sourires, mais qui » ont aussi l'immense avantage de refouler les » malencontreuses vapeurs.

» Ainsi finit le 19 juillet. Sur le soir, nous » perdîmes les côtes de vue, et, malgré cela, » le mistral ne nous quitta point, en sorte » que, pendant toute cette première nuit, » chacun de nous se sentit mollement balancé » dans sa couchette par un roulis des » mieux soignés, à l'exception toutefois du » P. Huin, qui fut, ni plus ni moins, pendant » son sommeil, lancé brusquement au milieu » de la cabine, par un coup combiné de tan» gage et de roulis. Ce fut le seul incident de » nuit.

» Mercredi, 20 juillet. — Cette journée » devait encore être marquée par une noble » infortune. Il devait être prouvé, une fois de ) plus, que les formes athlétiques et la vigou) reuse rudesse d'un foustra ne sont pas les » meilleures garanties contre le mal de mer.

» Au moment où nous montâmes sur le pont, » le matin du 20 juillet, le roulis était loin

> d'avoir cessé, et la violence du vent était > aussi grande que la veille. On se- mit donc à » circuler pour se prémunir. Mais, précautions » inutiles ! — Le P. Verdier rendit à la mer > une tasse de thé-café, qu'il avait à peine » avalée. Les douleurs ou pressentiments » commençaient aussi à s'insinuer parmi nous, » et chacun attendit, prêt à tout. Le P. Lesser» teur, le P. Barré et moi, sentant notre faiblesse, allâmes nous accroupir sur le point » le plufc élevé du gaillard d'arrière et com» mençâmes, d'une voixpleine, même fringante, » le chant des Petites Heures. Bien nous en » prit, et le remède, un peu extraordinaire, » remit toutes choses en règle. C'était bien » assez de malheurs. Dieu nous épargna donc, » au nombre de six, et, à notre grand conten» tement, sur le soir, la mer, si longtemps > bouleversée, devint unie presque comme une » glace, et, depuis, sa surface ne s'est plus » ridée. Bien des places, qui restaient vides, à » la salle à manger, se remplirent fidèlement, » et la nuit se ressentit de cette douce tranquille lité. Avant de nous livrer au repos, nous » lîmes en commun la prière du soir, la réci»tation du chapelet, suivies du chant de

> Y Ave, maris stella, et des invocations, en » union avec nos frères de Paris, comme » nous le pratiquons, au reste, tous les soirs.

» Jeudi, 21 juillet. — Mer unie comme la » glace. Dans la matinée, rien de particulier. » Nos malades reprennent peu à peu des » forces. Pour la première fois, les dix assis» tent au dîner. Sur le soir, nous voyons grand » nombre de rochers arides, jetésçà et là par la » main de Dieu, au milieu des flots. Un peu » plus tard, nous côtoyons à la fois les monta» gnes de l'Italie et de la Sicile, dans le détroit » qui les sépare. Nous y apercevons quelques » bandes de marsouins, qui se jouent autour » de notre navire, et plus loin, des bandes de » chiens de mer, qui font des bonds gigantes» ques. Ajoutez à cela la vue d'un ou deux » volcans, et vous saurez tout ce que nous » avons vu de curieux, avant de toucher à » Messine. Nous y arrivons vers les six heures.

» Le port en est beau et les nombreuses églises » ont, de l'extérieur, assez bonne apparence.

» Nous aurions bien désiré y faire une visite »à Notre-Seigneur, mais le peu de temps » qui était accordé pour descendre nous y » fit renoncer. Nous nous contentâmes de

» considérer les curieux types de Siciliens, » qui vinrent accoster le navire. C'était un » vacarme affreux, qui dura environ Irois » quarts d'heure. Parmi les passagers que » nous avons pris à Messine se trouvent : un » Père Carme, qui se rend au couvent du » Mont-Carmel, un abbé arménien, un frère » jésuite, Maltais, qui retourne dans la > mission de Syrie, et deux élèves de la » Propagande, dont l'un Arabe, l'autre Armé» nien. Nous sommes avec tous ces messieurs > dans les meilleurs rapports, et le Père Carme > préside, tous les soirs, à la récitation du » chapelet et à la prière.

» Vendredi, 22 juillet. — Mer toujours » aussi calme. Tout le monde est guéri et » fume bravement son cigare ou sa cigarette.

» Après le déj euner et le dîner, nous faisons » peu à peu, quoique sans nous mêler aux » passagers, plus ample connaissance avec les » gens qui nous entourent. Au physique, » comme au moral, il y a un peu de tout. On » parle le français, l'anglais, l'espagnol, l'ita» lien, l'arabe, l'arménien, l'allemand, etc., etc.

» Bien des visages nous sont favorables, » mais d'autres aussi nous voient avec plus ou

» moins de plaisir. Qu'importe? Dieu nous » voit et nous garde. Pourvu qu'il nous consi» dère de bon œil, cela nous suffit. Nous avons » vogué entre ciel et mer, sans rien découvrir » pendant toute la journée. Tout est en par» faite santé.

» Samedi, 23 juillet. — Mer un tant soit » peu agitée, mais si peu, qu'il ne vaut pas la » peine d'en parler et que nous n'avons aucun » malheur à enregistrer. Nous pouvons seule» ment, tout à notre aise, et à la sueur qui » découle de tous nos membres, constater que » nous approchons d'Alexandrie. Sous l'action » de ce soleil brûlant, les barbes poussent ferme » et la mienne tient le troisième rang, pour » l'épaisseur et la longueur. Il n'y a que le P.

» yerdier et le P. Huin qui l'emportent sur moi.

» Nous avons tous aujourd'hui reçu le » Sacrement de Pénitence, avec une satisfac» tion inaccoutumée et selon toutes les règles » du Rituel. Disons pourtant que le P. Huin a » poussé le zèle pour la rubrique jusqu'à tour» ner l'étole du côté blanc.

» Dimanche, 24 juillet. — Oh! voilà un jour » qui, pour nous, n'a guère ressemblé aux jours » précédents. Hier, on avait demandé au

» commandant la permission de profiter de la » tranquillité de la mer pour célébrer le saint » sacrifice. Il nous a accordé une petite cabine, » et, ce matin, on a commencé la messe dans » la retraite. Mais à peine avait-on commencé » que deux officiers du bord sont venus décla» rer qu'un grand nombre de passagers ) désireraient entendre la messe et demande» raient qu'on ouvrît la porte. Heureux d'un » dénouement que nous n'avions ni désiré, ni » recherché, nous avons cru devoir accéder » au désir des officiers du bord, et on a célé» bré une seconde messe, à laquelle ont assisté » le capitaine, quelques officiers et bon nombre » de passagers. Nous avons remercié le capi» taine, et surtout le bon Dieu, de cette grâce, » car les huit qui n'ont pas célébré ont fait la » sainte communion.

» Et maintenant nous allons aborder à » Alexandrie, tous en bonne santé, et moi en » particulier, bien chers parents, qui n'ai pas » même eu le mal de mer. Priez bien pour les » voyageurs, qui ne vous oublient pas. Croyez » que souvent votre souvenir m'est présent et » surtout devant Dieu.

» Adieu! je vous embrasse tous un à un. »

CHAPITRE XIII

JOURNAL DE VOYAGE (suite). — MER ROUGE.

ALEXANDRIE. — LE CAIRE.

L'ARBRE DE LA SAINTE FAMILLE. — ADEN. — CEYLAN.

(1864)

« VIVE JÉSUS !

» A bord du Cambodge, en » face de la chaine du Sinaï, » le jeudi 28 juillet 1864.

» Bien chers Parents, » Ma dernière lettre était datée du moment où » nous entrions dans le port d'Alexandrie.

» C'était vers les sept ou huit heures du soir.

» La passe étant très mauvaise, l'abordage > fut remis au lendemain, lundi.

» Lundi, 25 juillet, fête de saint Jacques, » apôtre. — Nous entrons dans le port, vers » les six heures du matin. A l'instant, nous

» sommes entourés d'une multitude de barques, » montées par des musulmans, à la mine plus » ou moins avenante. Mais il n'y a que les » passagers arrivés au terme de leur voyage » qui aient la liberté de descendre. De ce » nombre sont le Père carme, l'abbé arménien, » et le Frère jésuite, avec qui nous avions » vécu en si excellents rapports depuis Mes» sine. Pour nous, il nous faut rester sur le » Saïd. Mais ce n'estpas pour longtemps. Bientôt » un vapeur vient nous prendre et nous con» duit à la gare du chemin de fer d'Alexan» drie au Caire. Nous n'avons donc rien, vu » d'Alexandrie que son port, qui est magnifi» que et incomparablement plus grand que » celui de Marseille. Le train, qui nous attendait, après avoir quelques fois essayé de se » lancer, se décida enfin à ne plus revenir sur » ses pas, et, vers huit heures et demie, nous » emporta à travers les plaines, encore tout » arrosées, de l'Egypte.

» La distance qui sépare Alexandrie de la » station suivante ne nous offrit rien d'intéres» sant, autant du moins qu'on peut ne rien » trouver d'intéressant dans un pays où tout » est neuf. Une des choses qui me firent alors

» la plus vive impression, ce fut la vue de la » dégradation et de la misère vraiment » incroyables dans lesquelles sont tombés ces » peuples, autrefqjs si remarquables. Mais ce » sentiment monta à son comble lorsque nous » atteignîmes les bords du Nil, à la première » station dont le nom est, autant que j'ai pu » le comprendre, Charaya (*).

» Nous trouvâmes là une nuée de Turcs et » Turques, les uns accroupis, les autres » criant et tempêtant à fendre les oreilles, » presque tous débraillés, quelques-uns à moi» tié nus, sans parler de ceux que leur cos» tume gênait moins encore. C'était une cohue » assourdissante, qu'il nous fallut subir » pendant une petite demi-heure. Je remonte » en wagon, le cœur navré, en voyant tant de » pauvres gens abusés par la loi de Mahomet, > tant de femmes réduites à l'état de bêtes de » somme, sinon à un état pire encore.

» Mais nous n'avions là qu'une ombre du » spectacle qui nous attendait un peu plus » loin. A mesure que nous approchions de ce

n Nous ne trouvons sur les cartes que Kèroué, qui se prononce peut-être Tchôreyé.

» lieu si fameux, dont je dirai un mot tout à » l'heure, nous trouvions les deux côtés de la » voie ferrée littéralement bordés d'une pro» cession de musulmans, montés sur des ânes, » des chevaux, des mulets, ou bien voyageant » prosaïquement à pied, sous un soleil de feu.

» Dès qu'il se rencontrait un arbre sur le » bord du chemin, on était sûr de voir les » petites bandes de pèlerins s'y arrêter, pour » prendre un peu de repos. Hommes, femmes » et bêtes, tout se couchait à l'ombre, et » souvent les enfants profitaient de la halte » pour se jeter dans - des mares fangeuses et » barboter dans une boue infecte, avec les » buffles et les bœufs.

» Mais, me direz-vous, où va donc cette » multitude? — Le voici. - Non loin du » Caire, se trouve une ville (*) (un amas de

(*) Tantah, aujourd'hui ville très considérable du Delta. Il s'y rend, des différentes parties de l'Egypte, de l'Abyssinie, du Hedjaz et du royaume de Darfour, des pèlerins dont le nombre est porté, par le rapport des habitants, à 130,000. Ces réunions ont pour objet de rendre hommage au saint personnage, Seïd-Ahmed-el-Bédaouy. La fête du saint est l'occasion de la plus belle des trois grandes foires qui se tiennent dans cette ville. (Géographie universelle de Malte-Brun, tome IV, édition Cortambort.)

» méchantes maisons de boue, recouvertes de » quelques branchages séchés par le soleil), > que les musulmans regardent comme sacrée, » parce qu'elle a le bonheur de posséder le » tombeau d'un de leurs plus fameux santons.

» Un santon est purement et simplement un » homme atteint d'aliénation mentale, un » toqué dans toutes les règles. Or, dans cette » fameuse ville, le jour même où nous y pas» sions, se tenait la grande foire, qui est en » même temps et surtout un pèlerinage à ce » tombeau. Delà, cette foule innombrable, dont » j'ai parlé, et de là aussi le spectacle, impos» sible à décrire, que nous avons eu sous les » yeux en traversant cette précieuse cité. La » cohue avait pris des proportions effrayantes.

» C'étaient des vociférations sauvages, des » figures plus sauvages encore, dignes d'ail» leurs du faux prophète Mahomet. Heureuse» ment l'arrêt fut court, et, quelques instants » après, nous commençâmes à découvrir les » fameuses Pyramides, ces monuments immor» tels de l'immortel orgueil de l'homme.

» Nous débarquions au Caire, à une heure et » demie de l'après-midi.

» Après un léger repas, nous nous fîmes

» conduire chez les PP. Franciscains et chez » les Frères des Écoles chrétiennes, pour » demander à y dire la messe, le lendemain, » fête de sainte Anne, en union avec M. Del» pech et un certain nombre de nos confrères, » qui -devaient, ce jour-là, penser tout spécia» lement à nous, devant la bonne Vierge de » Longpont (*). Nous fûmes admirablement » reçus chez ces Religieux, dont les derniers » nous firent visiter leurs écoles et nous offrirent » l'hospitalité, que nous ne pûmes accepter, » parce que nous étions déjà à l'hôtel.

» A la tombée de la chaleur, notre doyen, » marchant sur les traces de nos devanciers, » nous paya une course à ânes, divertisse» ment, qui, je l'espère, deviendra tradition» nel, pour les missionnaires de passage à » Alexandrie ou au Caire. Pour moi, je le » désire de tout mon cœur, parce qu'il n'y a » rien de pareil, pour faire passer un moment » de récréation aussi agréable et innocent » qu'il est nécessaire. Figurez-voiis donc les.

» dix lurons que vous connaissez, enfourchant, » plusieurs pour la première fois, une monture

(*) N.-D. de Longpont, pèlerinage du diocèse de Versailles:

» à longues oreilles, et traversant, précédés » par les bruyants âniers du Caire, les sales » et encombrées rues de cette infâme ville. On » se heurte, on crie, on frappe, on trotte, on » galope à qui mieux mieux, au milieu de gens » qui daignent à peine se mettre de côté, de » femmes et d'enfants accroupis dans la pous» sière, devant leurs taudis, à travers les » flots d'une populace aussi épaisse que sur le » premier boulevard de Paris, entourés d'un » flot ascendant et descendant d'ânes et âniers » de tout âge et de toute couleur, passant par » dessus des chiens couchés au milieu de la » voie, chiens musulmans, trop indolents » pour se remuer, même pour pousser le plus » léger aboiement. Voilà dans quel équipage » et dans quel milieu nous exécutons notre » ascension à la citadelle et à la grande mos» quée du Caire.

» Inutile de dire les réflexions et les éclats » de rire que tout cet entourage nous fait » faire et pousser.

» La montée est facile ; aussi tout le monde » arrivera-t-il sans encombre au tombeau de » Méhémet-Ali. Il n'en devait pas être de » même à la descente. La mosquée que nous

» allions visiter est un monument d'une » richesse que rien n'égale, parmi tout ce que » j'ai encore pu voir de monuments religieux; » mais l'inspiration manque, et surtout le bon » Dieu. Transformé en église catholique, cet » édifice serait superbe à voir; comme mos» quée, ce n'est que riche. Qu'il me suffise de » vous dire que nous y avons trouvé un » musulman, étendu de tout son long, sur les »tapis qui en recouvrent le marbre, et » croyant honorer le Prophète, en prenant » dans son temple un sommeil et des postures, » dont il aurait eu honte- partout ailleurs.

» Notre visite fut donc vite faite, et chacun » enfourcha de nouveau son âne pour descen» dre. Cette fois, comme on était un peu »aguerri, on voulut galoper plus qu'en » allant; mais bientôt deux malheurs vinrent » mettre la paix dans la trop bruyante cara» vane. Dans la rue la plus belle et la plus » fréquentée du Caire, sur un tas de débris et » de démolitions, le P. Huin et le P. Lesser» teur, impuissants à contenir la course trop » précipitée de leurs roussins respectifs, les » sentirent fléchir sous leurs graves personnes, » et, partant par dessus les longues oreilles de

» leurs bêtes, eurent à se relever, couverts de » poussière, au milieu d'une cinquantaine » d'Arabes, tout joyeux de cette mésaventure.

» Ne croyez pas cependant que ces catastro» phes nous aient dégoûtés de la course à » ânes. Écoutez plutôt le détail do la soirée de » ce fameux lundi, passé en partie dans la » ville du Caire. Après un dîner plus ou » moins confortable, l'envie de remonter » reprend comme par enchantement presque » tous les missionnaires.

» Il y a, à deux ou trois lieues de la ville, » un arbre vénérable, que toute la tradition » catholique, et même musulmane, signale » comme celui sous lequel la Sainte Vierge se » reposa, avec l'enfant Jésus et saint Joseph, » dans son voyage en Égypte. — Pourquoi se » refuserait-on ce pèlerinage"?— Cette parole » court nos rangs, et elle fait fortune. A » l'exception de deux qui sont déjà fatigués, » il n'y a qu'un désir, et le désir est à peine » exprimé, que la partie est montée. On allume » une torche et nous partons, huit mission» naires, un guide, un Indien, qui voyage avec » nous, en tout quinze individus et dix ânes.

» - Voilà, n'est-ce pas, qui est respectable?

» Nos bourriques étaient si bien disposées » et notre ardeur personnelle si grande, » que, en moins de deux heures, nous avions » franchi, par une soirée des plus belles, quoi» que un peu sombre, la distance qui nous » séparait de l'arbre vénérable. Il nous fallut » traverser des plaines désertes et aussi quel» ques villages où nous trouvâmes à peu près » tous les habitants couchés sur la terre nue, » devant la porte de leurs cabanes, et un tas » de chiens, aussi ardents à aboyer, pendant » la nuit, qu'ils sont partisans du sommeil, » pendant le jour.

» A onze heures et demie, nous arrivions à » l'entrée du jardin délicieux (*), au milieu » duquel se trouve le respectable sycomore, » au pied duquel nous venions de si loin pour » prier. Une dizaine d'Arabes, armés de longs ». bâtons et à la mine peu rassurante, s'étaient » joints à notre caravane, sous prétexte de » nous introduire dans le jardin, mais beau» coup plus, je crois, pour nous extorquer de » l'argent. Après avoir baisé respectueusement » l'arbre béni, nous fîmes cercle autour, et le

(*) Ce lieu s'appelle Iatarieh.

» P. Lesserteur entonna de sa voix la plus » solennelle, VAvc, maris niella, auquel on » ajouta les invocations accoutumées et le » Sancte Joseph. Comment vous dépeindre » cette scène? Il faudrait y avoir assisté pour » s'en faire une idée. Huit pauvres petits » missionnaires chantant, juste au milieu de » la nuit, auprès du sycomore qui ombragea » le repos de la sainte Famille, entourés d'une » bande de musulmans, armés de longs » bâtons et à la mine féroce, tout cela à la » lueur d'une torche vacillante, au milieu d'un » désert à peine habité par quelques familles; » associez tout cela, et figurez-vous, si c'est » possible, ce tableau, que je me sens impuis» sant à décrire.

» Mardi, 26 juillet. - Minuit nous trouva » encore dans le jardin où se trouve planté » l'arbre précieux. Nous l'entourions et le » visitions sur toutes ses faces. Malgré des » traces évidentes de vétusté, il conserve » encore bien de la verdeur. Il nous aurait » fallu certainement nous mettre au moins » trois pour en embrasser toute la circonfé» rence. Les Arabes qui étaient là, déjà un » peu frappés de notre attitude religieuse, et

» désireux aussi d'obtenir quelque argent, » montèrent sur l'arbre et en coupèrent > quelques petites branches, dont je vous » réserve des parcelles. On leur distribua des » cigares, quelques petites pièces de monnaie, > et on se hâta de repartir, car ils se mon» traient mécontents de notre peu de généro» sité et il n'eût pas été prudent, à pareille » heure, d'entrer en discussion avec des gens » de cette trempe.

» Pour mon malheur, je ne repris pas la » bonne bourrique qui m'avait précédemment » porté. Je pris celle du grave Lesserteur,' » qui, déjà épuisée par l'aller, ne pouvait » guère plus courir. Aussi que d'accidents » à enregistrer au retour ! On ne faisait » pas deux cents pas sans que la lune eût » à éclairer quelque chute. Je fus, je le » crois bien, le premier à donner l'exemple » de ce genre d'exercice. Mon baudet tomba » par trois fois sur le flanc et me déposa » honnêtement, tantôt à droite et tantôt à > gauche, sans que je me fisse aucun mal.

» Le P. Huet, dans un temps de galop, dispa» rut, avec le sien, au fond d'une rigole assez » profonde, d'où on eut beaucoup de peine à

» retirer le pauvre animal, tandis que le cava» lier se retrouva, comme par enchantement, » sur ses pieds. Quelques pas plus loin, le » P. Barré exécuta, par dessus la tête de sa » monture, un saut périlleux des mieux condi» tionnés, toujours sans la moindre contusion.

» Le P. Lesserteur, qui écrit en ce moment à » mon côté, m'atteste que sa bête s'est age» nouillée sous lui, au moins six fois. Je n'en » finirais pas, si je voulais tout dire. Un mot » pourtant de la légèreté du P. Verdier. En > voulant monter sur son âne, il s'y prit si » adroitement et si lestement qu'il renversa » sa monture sur le flanc.

» Nous rentrions au camp, à une heure et demie » après minuit, chacun ayant quelque aventure » à conter ou quelque écorchure à panser.

» On s'étendit sur des canapés jusqu'à trois » heures. Pour moi, je ne pus fermer l'œil, à » cause des moustiques du Caire, qui méritent » ici une mention honorable.

» A quatre heures et demie, j'eus le bonheur » de célébrer, dans l'église des Capucins, la » messe de sainte Anne, pendant que tous mes > confrères la disaient ailleurs ou à d'autres » autels.

» A huit heures, nous reprenons le chemin » de fer, pour nous rendre du Caire à » Suez.

» Toujours la même foule, et, partant, le » même vacarme.

» Du Caire à Suez, on traverse constamment » le désert proprement dit. C'est l'affaire de » cinq heures seulement, mais sous un ciel de » plomb. Chacun a dormi, pendant ce trajet, » le moins mal qu'il a pu.

» A Suez, nous avons eu le bonheur de » découvrir un couvent de Capucins et d'ado» rer, dans leur pauvre chapelle, le bon Jésus, » le Dieu des missionnaires et le premier de » tous ceux qui ont suivi cette voie. Oh ! que » l'on apprécie bien la faveur que nous fait ce » doux Jésus en résidant au milieu de nous, » lorsqu'on se voit perdu au milieu de l'infidé» lité, presque de la barbarie ! et qu'il est doux » de penser que, partout, jusque sur les plages » les plus inhospitalières, ce bon Jésus fait sa » demeure pour les âmes ! Oh ! que la catholi» cité de l'Église m'a donc apparu, depuis » quelques jours, dans toute sa beauté !

» Oui, je suis fier d'être missionnaire, mais » aussi d'être catholique !

» Nous quittons le pauvre bourg de Suez (*), )> sur les sept heures du mardi, 26 juillet, pour » nous rendre à bord de notre cher Cambodge.

» Comme c'est déjà tard et qu'on ne doit partir » que demain, assez tard, prenons, si vous le » voulez, notre repos de la nuit, et, demain, » nous ferons connaissance avec le Cambodge.

» Mercredi, 27 juillet. — Le ciel est pur, » la mer est belle. Notre beau navire fait ses » dernières provisions et lève l'ancre, vers les » onze heures du matin.

» J'ai déjà parlé du Saïd et de ses grandes » proportions. Or, le Cambodge mesure, en » longueur, 15 mètres de plus, et, en largeur, » la différence est peut-être plus grande. Voilà » pour le matériel.

» Quant au personnel, deux mots. Le capi» taine est un parfait chrétien, membre de la » conférence de Saint-Vincent de Paul, de Mar» seille, qui fait lui-mème, quand il n'a pas de » missionnaire à bord, la prière pour tout son » équipage, le dimanche soir, et dont le pre» mier soin, en nous voyant, a été, dès le soir

(j Inutile de rappeler que c'était avant le percement de l'isthme.

» même de l'embarquement, et malgré l'em» barras de ces premières heures, de nous » demander, comme une faveur, qu'on dise la » messe, sur le pont, les dimanches et fêtes, » et dans une salle ad hoc, les autres jours, » lorsque le temps le permettra.

» Je ne connais pas encore les autres offi» ciers, mais ils sont au moins polis. Ils » faut pourtant parler du médecin du bord, » homme digne du capitaine, et qui fait de » nous sa compagnie la plus habituelle.

» Nous côtoyons, jusqu'au soir, à notre » droite, les côtes de l'Egypte, qui ne sont que » le grand désert; et, à notre gauche, les » montagnes de l'Idumée.

» Jeudi, 28 juillet. — Mer magnifique.

» Vers les quatre heures, on a aperçu le mont » Sinaï, mais non pas moi, car je dormais, à » ce moment, de mon plus profond sommeil.

» Dans la matinée, nous avons dépassé la » pointe de la presqu'île et voguons entière» ment dans la mer Rouge, sans voir la terre » d'aucun côté.

» Comme nous n'avons pas autre chose à » faire, disons un mot des bons Chinois, qui » abondent sur ce navire. Il y en a au moins

» une cinquantaine dans l'équipage, mais ceux » dont je tiens à vous parler sont ceux qui » nous donnent de l'air, pendant nos repas.

> Leur office consiste à mettre en mouvement, » pendant qu'il y a quelqu'un à table, de grands » éventails à dix personnes. Ce sont en général » des Cantonnais, malheureusement tous » païens. Pauvres enfants ! Comme je les » regarde avec complaisance, parce qu'ils me » font penser à mes chers Coréens ! Il y en a » de plus grands, qui font l'office de garçons » de table. Lorsqu'ils m'offrent quelque chose, » je ne refuse jamais. Oh ! s'ils savaient, s'ils » pouvaient comprendre combien les mission» naires les aiment !

» Vendredi, 29 juillet. — Toujours la mer » Rouge. Mer aussi calme que la veille. Nous » filons environ dix ou onze nœuds à l'heure, » environ quatre lieues et demie.

» Un mot encore sur l'équipage. Outre les » Chinois, il y a environ vingt-cinq Malais, » triste race, sur laquelle on n'a aucune action.

» Ils tiennent le milieu entre les Chinois et les » nègres. Nous avons aussi parmi l'équipage » beaucoup de ces derniers. Ils ne savent rien » faire qu'en chantant ou battant des mains.

» C'est assourdissant. A part l'âme, rachetée » par le sang de Jésus, ce sont de vrais singes.

» Samedi, 30 juillet. — Toujours la mer » Rouge. La chaleur devient de plus en plus » intense. Le P. Huet dit la messe, dans une » vaste cabine, à nous concédée, à cet effet, et » nous avons le bonheur d'y communier, » excepté le P. Verdier, que la chaleur a » indisposé. La matinée est encore assez belle, » mais vers midi, les vagues s'élèvent graduel» lement et bientôt elles ballottent notre cher » Carnbodge, à peu près comme la mer de » Marseille ballottait notre Saïd, à la sortie » du port. Ce n'est pas seulement le roulis, » mais aussi le tangage, ces deux mortels » ennemis du passager inexpérimenté, qui se » donnent la main et conspirent contre nous.

» Bientôt le pont se dégarnit. Le petit P. Dorie » tombe dans la récidive, et les poissons ont » vraiment lieu d'être contents de lui. Le » P. Huet le suit de près, tandis que le P. Ver» dier, le P. Huin gagnent à la hâte leur » cabine respective et cherchent, dans la posi» tion horizontale, un remède peu assuré. Le » P. Groussou veut résister ; mais c'est en vain.

» Aprèsquelq ues instants,ilcourtau bastingage

» et restitue digiiement son déjeuner. Le P. de » Bretenières s'étend de tout son long sur x un banc et demeure six heures de suite » dans la même position. Précaution inutile !

» Il faut qu'il paie aussi à la mer Rouge le » tribut qu'il a déjà si gracieusement payé à la » Méditerranée. Quelques instants après lui, » le P. Barré, jusque là si robuste, succombe à » son tour. Sur dix, en voilà donc six qui se e sont exécutés au delà de leurs désirs. Que » deviendront les quatre autres, dont je suis ?

» Sur quatre, deux sont atteints, non aussi >.> complètement que les précédents, mais assez » pour devoir demeurer étendus sur leur dos » et manquer, pour la première fois, leur coup » de dent à table. Les deux dont je parle sont >.> le P. Huin et moi. Le dîner a beau sonner et > resonner, nos places restent vides, et, sur !> les quatre qui s'y rendent, il n'y a vraiment » que le P. Guerrin et le P. Lessertcur qui <> y aillent sérieusement, parce qu'eux seuls ;> sont jusqu'au bout restés inébranlables. Sur :> le soir, la mer se calme un peu; les esto» macs se refont, mais la chaleur est étouf>.> fante et chacun cherche sur le pont un petit » coin, pour y passer sa nuit.

» Dimanche, 31 juillet. — Nuit sur le pont.

» Matinée accablante. Sur les huit heures, » d'après le désir du commandant, un autel » est dressé sur le pont, et, à huit heures et » demie, j'ai le bonheur de célébrer la sainte » messe, au milieu de l'équipage et des passa» gers. Ceux de mes confrères dont l'estomac » est assez rétabli y font la sainte communion.

» Pendant la sainte messe, le P. Lesserteur » chante, au commencement, l'hymne Iste » confcssor, en l'honneur de saint Ignace, dont » nous célébrons la fête ; à l'élévation, » YAdorotc, et, à la fin, le Laudate Dominum.

» Vers midi, la chaleur devient étouffante.

» Ajoutez à cela que nous avançons assez » lentement, parce que, la nuit, il y a eu un » dérangement dans la machine. Aussi un » navire anglais, qui est parti de Suez quelques » instants après nous et qui a menacé de nous » brûler la politesse, apparaît-il sur nos traces.

> Sa présence et le désir de ne pas se laisser » dépasser activent la réparation, et, sur les » neuf heures, nous reprenons des allures un peu » plus dégagées. Ace moment, la brise est entiè» rement tombée, et on sue à ne rien faire abso» lument, quoique perdus au milieu de la mer.

» Lundi, ierao^.—Nuit sur le pont". En nous » réveillant, nous commençons à apercevoir » le&* rochers que le bon Dieu a semés dans le » détroit de Bab-el-Mandeb. L'anglais est tou» jours sur nos traces. Il nous serre de près.

» Nos nègres chauffeurs, émoustillés par le » rhum du commandant, garnissent jusqu'aux » bords les fourneaux; je ne sais vraiment » pas si nous pourrons soutenir la concurrence.

» A huit heures et demie a lieu la revue de > l'équipage, passée par le commandant et les » officiers du bord. Tous les matelots sont en » tenue ; les Européens ont le costume ordi» naire des matelots ; les Malais, quelque » chose qui en approche; les Chinois, l'habit de » leur pays, sans oublier les bas et la queue; » quant aux nègres, on leur en a fabriqué un » admirablement choisi pour faire ressortir la » noirceur de leur peau. C'est une petite blouse » et un petit pantalon rouges pour leur chef, et » blancs pour tous les autres. Les manches de » la blouse et les canons, du pantalon étant » de beaucoup trop courts, on voit paraître, » par ces extrémités, leur peau, noire comme » encre, et luisante, comme s'ils l'avaient cirée.

» Vraiment, ces pauvres gens, ordinairement

» si bruyants, étaient comme hébétés; ils » avaient l'air tout contristés de se voir ainsi » accoutrés.

» Dans la matinée, nous avons aperçu grand » nombre d'oiseaux de mer, qui se posent, de » temps en temps, sur le sommet des vagues.

» On a vu aussi quelques groupes de mar» souins. Hier, dans la soirée, nous eûmes, » aussi grand nombre de sauterelles du désert, » qui vinrent s'abattre sur le navire. Matelots » et passagers prirent toutes celles qu'ils » purént saisir, pour en faire cadeau aux » nègres, qui les font frire et les mangent à > belles dents. »

» Mardi, 2 août. —Nous approchons d'Aden.

» Hier, sur le soir, nous voyions la ville de » Moka, d'où vient le fameux café de ce nom.

» Elle est admirablement étagée sur une belle » côte. On distinguait parfaitement un magni» tique édifice religieux. Était-ce une mosquée » ou une église ? C'est ce que nous n'avons pu » savoir. Nous côtoyons, pendant encore deux » ou trois heures, des rochers d'une séche» resse et d'une désolation telles que je n'ai » rien vu d'approchant dans les Pyrénées, » même dans le grand Chaos de Gavarnie. -

» C'est pour nous préparer à ce que nous » devons voira Aden, car déjà nous y sommes, » sur les huit heures du matin.

» Au moment où nous entrons dans cette » pauvre rade, une foule de petites barques, » dont quelques-unes simplement creusées dans » un tronc d'arbre, et où il y a place pour un » seul homme, et d'autres, plus simples encore, » puisqu'elles consistent en trois morceaux de » bois, mal joints, et formant une apparence de » radeau. Une foule de barques donc accostent » notre Cambodge de tous côtés. Elles sont » montées par des indigènes presque noirs, » aux cheveux crépus comme la laine de leurs » moutons, mais à la physionomie d'ailleurs » intéressante et même intelligente, Les pauvres » gens sont tous courbés sous la loi de Mahomet.

» Il est certain qu'il y en a un grand nombre » qui l'observent; mais le peu que nous avons » vu nous donne tout lieu de croire qu'ils » naissent, vivent et meurent en vrais sauva» ges. On les voit sans cesse en mouvement, » battre des mains, danser, se jeter à la mer.

» Même, sur ce dernier article, ils sont telle» ment forts et tellement habitués qu'ils reste» ront dans l'eau, se soutenant à la même

» place, autant de temps qu'il vous plaira de » leur-montrer une pièce de monnaie. Nous » en avons vu se soutenir ainsi au moins une » heure. Si on leur jette la pièce, alors le » spectacle devient divertissant. Tous ceux » qui sont là se précipitent à la mer et la pièce » n'est pas à deux mètres sous l'eau que déjà , » l'un d'eux l'a saisie et mise dans sa bouche, » qui lui sert de bourse.

» Voilà ce que sont ces pauvres nègres » d'Aden. Pour un cœur démissionnaire, voir » dans cet état des hommes, qui ont une âme à » sauver, est bien le plus triste des spectacles.

» Le pays est digne des habitants. Le rocher » d'Aden est tout ce qu'on peut voir de plus » noir et de plus désolé. Il n'y a pas une herbe.

» C'est littéral. Aussi nous sommes-nous bien » gardés de descendre, car sur ce roc inculte, » la chaleur est intolérable. La ville propre» ment dite d'Aden est située à une heure et » demie de voiture du port. Au rapport d'offl» ciers, qui m'en ont dit un mot, elle n'offre » rien de curieux. Voilà certes un pays bien » triste. Laissez-moi cependant vous dire, pour » votre consolation, qu'il y a dans cet affreux » pays, des missionnaires capucins, qui ontune

» jolie église, et des chrétiens, puisque, parmi » les quelques nègres qu'on a pris àAden, pour » le service de la machine, il y en a deux qui » ont eu le bonheur d'être baptisés. — Nous » sommes restés devant Aden, depuis huit » heures du matin jusqu'à huit heures du » soir. On a renouvelé toutes les provisions de » charbon et d'eau. La traversée qui nous reste » à faire jusqu'à Pointe de Galles (île Ceylan) » est la plus longue. Elle doit durer neuf ou » dix jours, et on nous annonce que nous sau» terons de la belle façon.

» Mercredi, 3 août. — Nuit sur le pont. Les » prédictions ne commencent que trop vite à » se réaliser. Nous sommes éveillés par un tan» gage bien marqué, auquel ne tarde pas à se » joindre un bon petit roulis. Les figures pâlis» sent; le pont se dégarnit insensiblement. Le » P. Verdier, le P. Huet, le P. de Bretenières, » le P. Dorie, le P. Groussou, courent chercher » dans la position horizontale le remède à » tous leurs maux. Sur ce nombre, je ne » connais pourtant que deux désastres, dont » le P. Groussou et le P. Dorie ont été les » victimes. Sur les trois autres le repos eut bon » effet. Bientôt le déjeuner sonne; on se compte.

» Nous étions quatre, le P. Guerrin, le » P. Lesserteur, le P. Barré et moi. Et le » P. Huin, direz-vous? Le P. Huin n'avait » pas voulu laisser le champ de bataille, pour » se retirer dans sa cabine. Il avait pris sur » le pont une position des plus commodes, en » attendant l'appétit. Or, à neuf heures et »- deInie, l'appétit étant loin de venir, il opta » pour l'abstention; quant à moi, je dois coji» fesser que quand je descendis au salon, je » n'avais pas l'estomac très ouvert, et pour » tout dire, en un mot, je n'étais pas fringant.

» Mais le déjeuner me remit. Je fis là dessus » un bon somme, et je pus, sans peine, chanter, » très solennellement, avec le P. Lesserteur, » les premières vêpres de saint Dominique.

» Sur le soir, la mer est devenue plus calme » et nous pouvons espérer de bien reposer » pendant cette nuit.

» Jeudi, 4 août. —Voilà pour moi un grand » anniversaire, que je tiens à noter ici. C'est » à pareil jour, l'an dernier, que j'ai reçu de » Monseigneur la permission d'entrer aux » Missions Étrangères. Il faut avoir subi, » pendant quatre ans, des refus désolants, » pour apprécier une pareille grâce. Ne soyez

» donc pas surpris, si je note avec soin le jour » où je l'ai reçue et si je dis que, de ma vie, » je n'oublierai ni le jour ni l'heure.

» Nuit sur le pont. Nous ne sommes pas » encore entièrement dans l'océan Indien.

» Nous longeons les dernières côtes d'Afrique.

» On nous annonce, pour le moment où nous » doublerons cette pointe, des soubresauts tels » que nous n'en avons pas éprouvé de pareils.

» Je vous en donnerai des nouvelles, un peu » plus tard.

» Huit heures et demie du matin.

» L'affaire a été des plus chaudes et bien » des gens sont restés sur le champ de ba» taille. C'est à peine si, aujourd'hui, 9 août, » la mer est redevenue assez calme pour me » permettre de continuer mon journal.

» Je poursuis donc, sur mes souvenirs, le » menu de la journée du jeudi, 4 août.

» Vers les dix heures du matin, nous dOll » blons la pointe du cap dont j'ai parlé. C'était » le moment fixé par les matelots, et surtout » par la divine Providence, pour le commen» cernent de nos épreuves.

» A peine entrés dans l'océan Indien, nous » sommes saisis par un vent impétueux.

» Les vagues s'élèvent rapidement et nous » commençons à sauter, comme une coquille » de noix, qu'on jetterait près des roues d'un » bateau à vapeur. Pendant une ou deux » heures, tout alla très bien; on était en admi» ration devant un si beau spectacle et on » constatait avec une certaine satisfaction les » progrès de Ja bourrasque. Mais après ce » temps, les mouvements, devenant de plus » en plus violents, finissent par déterminer » bien des retraites. Chacun courut chercher » dans la position horizontale le préservatif » aux accidents à venir. Pour quelques-uns, la » précaution fut inutile. Le P. de Bretenières » et le P. Dorie rentrèrent en ce moment dans » leur cabine et n'en sont guère sortis depuis.

» On ne les a pas encore revus à la table » commune. Je dois cependant. ajouter qu'ils » se proposent d'y reparaître, ce matin. Le » P. Groussou fit, pendant cet intervalle, » quelques apparitions. Mais pour ces trois » confrères en particulier, que de misères, » pendant ces tristes jours. N'allez pourtant » pas croire que les autres en furent exempts.

» A l'exception du P. Barré, qui ne s'est » guère arrêté, et du P. Guerrin, qui a pourtant

» payé le tribut, tous les autres ont gardé, » presque tout le temps, la position horizon» taie. Mais il faut que je poursuive. Dès le » soir donc du jeudi, tout le monde, ou à peu » près, était déjà fatigué, et trois ou quatre, » toujours les mêmes, avaient rendu leurs » comptes.

» Vendredi, 5 août. - Mer au moins aussi » grosse qu'hier. Nuit passablement mauvaise » et de soubresauts. J'eus grand'peine à lire » mon office, tant on roulait. La mer déferlait » sur le pont, et, pour ma part, ce jour-là et » la veille, j'ai été atteint trois fois par la » vague, sauf à m'essuyer ou à me sécher au » soleil. Aux deux repas du jour, on s'est » compté et on s'est trouvé quatre sur dix.

» Mais je crois que le jour le plus néfaste a » été celui du 6 août, fête de la Transfigura» tion de Notre-Seigneur.

» Samedi, 6 août. - C'est le seul jour où je » n'ai pas pu dire mon office en entier, et » c'est aussi celui où, pour la première fois, » j'ai senti mon estomac désireux de se » décharger. Mais qu'aurait-il rendu? Il y » avait vingt-quatre heures que je n'avais rien » ou à peu près rien pris. N'importe ! A la

» mer i] faut son tribut. Avant le dîner, je » m'exécutai donc de là meilleure grâce, et, » après de violents efforts, je parvins à rejeter » quelques gorgées de bile. J'étais le dernier » auquel le terrible élément eut encore quelque » chose à réclamer. Dans la matinée, les deux » qui jusque-là avaient résisté le mieux, le » P. Lesserteur et le P. Guerrin y avaient » passé. Personne donc n'a été épargné et » c'est moi qui ai été le plus revêche et le plus » long à me rendre, mais je ne suis pourtant » pas celui qui ait le moins souffert du » combat.

» Dimanche, 7 août.- Dans la nuit, la mer » s'est un tant soit peu calmée, mais pas assez » pour nous permettre de célébrer la sainte » messe, comme dimanche dernier. Nous nous » vengeons, le P. Lesserteur, le P. Huin et » moi, en chantant à demi-voix, sur le gaillard »d'arrière, des vêpres d'une solennité à » laquelle le bon saint Gaëtan (*) doit être peu » accoutumé. Les autres confrères, malades » les jours précédents, se ragaillardissent un » peu. A table, on se compte moins facilement,

(*) C'est sa fête, le 7 août.

» mais chacun sent bien, à part lui, qu'il a » passé par une rude épreuve.

» Ne croyez pas que tout soit fini. On roule » encore assez pour qu'il faille tout attacher » sur la table.

» Lundi, 8 août. — Mer à peu près comme » celle d'hier. Toujours le même roulis; mais » l'estomac et le pied commencent à s'y faire.

» Tout le monde a reparu sur le pont, mais » non à table; c'est remis à demain. Pour » charmer nos loisirs, le P. Lesserteur et moi » chantons les longues matines de la vigile de >' saint Laurent, en improvisant antiennes et » répons.

» Voilà bien longtemps que nous sommes » perdus entre ciel et eau, sans rien voir » absolument que quelques rares bandes de » marsouins et des myriades de poissons » volants.

» Mardi, 9 aoÚt.- Mer passable, quoique» nous roulions toujours un peu. Tout le » monde est remis. Sur le soir, nous aperce» vons pour la première fois, depuis huit » jours, la terre. C'est une île de l'archipel des » Malvides, nommée Ménicoï. Elle est habitée » par des Indiens. Nous considérons avec

» bonheur une végétation que nos yeux » n'avaient pas retrouvée depuis le Caire.

» Ménicoï se présente comme un bouquet de » magnifiques cocotiers.

» Mercredi, 10 août. — Toujours la même » mer. On soupire après la terre, que nos pieds » n'ont pas foulée depuis dix-sept jours. Mais » pendant toute cette journée, nous ne voyons » encore que ciel et eau. A demain, les conso» lations du débarquement.

» Jeudi, 11 août. — Dès les huit heures du » matin, nous commençons à apercevoir les » côtes de la belle île de Ceylan. On la côtoie » pendant quelques heures, et, à midi, nous » sommes dans le port. Notre navire est aussi» tôt entouré d'une foule de barques, d'une » forme bien nouvellepour nous. C'estun tronc » d'arbre, si étroit, qu'on est obligé de croiser » ses jambes, pour pouvoir y tenir. Comme » l'équilibre serait presque impossible à gar» der, on ajoute sur un des côtés un appen» dice composé de deux grands bâtons et d'un » madrier, destiné à servir de contre-poids.

» Ces canots sont montés par des Indiens, un » peu mieux vêtus que ceux d'Aden, quoiqu'ils » aient seulement une espèce de pantalon par

» dessus le langouti (*). Ce qui frappe beau» coup, lorsqu'on voit ces insulaires pour la » première fois, c'est leur manière d'arranger » leurs longs cheveux noirs. C'est exactement » la coiffure de nos dames d'Europe. Ajoutez » à cela que beaucoup n'ont point de barbe, et » jugez de l'embarras qu'on éprouve, au pre» mier abord, pour savoir si on a devant soi » des hommes ou des femmes.

» Dès que le navire est arrivé, nous descen» dons, ou plutôt nous nous élançons (c'est » littéral), dans une barque. Je dis : nous » nous élançons, parce que le port de Pointe» de-Galles, où nous venions d'aborder, est le » plus mauvais de tous ceux où on relâche. Il » est entièrement entouré de brisants, qui ren» dent la mer furieuse. Ainsi, pour débarquer, » il faut saisir juste le moment où la petite » barque, soulevée par la vague en fureur, » arrive à la hauteur de l'escalier du bâtiment, » et, à ce moment-là bien précis, on se lance » au milieu des Indiens, qui vous saisissent » à la volée. Les neuf premiers réussirent

(*) Langouti, espèce de petit tablier attaché au dessus des hanches.

» parfaitement, mais le P. Huet, qui restait le » dernier, nous donna quelques transes. Il » manqua le moment précis et passa sous » l'escalier, suspendu au dessus de l'eau par » ses pieds et ses mains. On vint à son aide, » et, à une seconde tentative, il fut plus heu» reux. Nous étions au complet. Nous nous » fîmes immédiatement conduire à l'église » catholique, desservie par un Bénédictin » espagnol, le P. Benoit Martinez, un franc » Castillan, qui nous reçut comme des frères.

» Une des premières nouvelles qu'il nous > donna fut des plus tristes. C'était le passage » de deux missionnaires, revenant de mission » pour cause de santé, le P. Manissol, de la » Malaisie, et le P. Mélac, de Siam. Ce dernier » confrère était parti au mois de février der» nier, et le voilà déjà de retour, quasi aveu» gle. C'eût été, pour nous et pour lui, une » douce consolation de nous rencontrer à Galles, » ne fût-ce que quelques instants. Mais le bon » Dieu nous a demandé ce petit sacrifice. Au » moment même où notre Cambodge était » annoncé, dans le port de Galles, l'Ery» manthe, qui portait notre confrère, sortait » du même port et prenait, à cause de la

» mousson (*), une direction telle que nous ne » l'avons même pas aperçu.

» Après quelques mots d'entretien avec le » P. Benoît, nous allons rendre nos hommages » à Notre-Seigneur, dans l'église, qui touche à » la maison du Père. Il y avait dix-huit jours » que nous n'avions vu de tabernacle où rési» dât le Bon Maître. Oh ! qu'une visite au » Très Saint Sacrement fait alors de bien ! On » épancha son cœur, tant qu'on put, et puis, » la jubilation demandant à se traduire, on » chanta de sa meilleure voix le Magnificat » et l'Ave, maris stella. Au bruit que nous » faisions, les Indiens étaient accourus dans » l'église, et, au sortir, ils nous suivirent » chez le P. Benoît, comme feraient les enfants » de nos pays, avec cette différence pourtant » qu'il sont d'une importunité incroyable. Ils » vous assomment, à force de demander, non » pas de l'argent, mais des médailles, des » images, et surtout des chapelets. Malheureu» sement, nous n'en étions pas fournis, ce qui » augmentait nos ennuis. Dans l'après-midi, » nous fûmes témoins d'une scène, qui avait

0 Mousson, vents périodiques de la mer des Indes.

» bien pour nous son intérêt : c'était l'enterre» ment d'un chrétien, mort la veille. Cette » cérémonie se fait ici avec plus de pompe » qu'en Europe, pour ce qui regarde le lumi» naire. Les Indiens qui y assistaient, en » grand nombre, avaient tous le costume blanc, » ce qui produisait un effet délicieux, lorsqu'on » apercevait de loin le cortège, gravissant » la colline au sommet de laquelle l'église est » bâtie. Le P. Benoît, voulant profiter de » notre présence, nous offrit de chanter l'enter» rement. Inutile de dire que nous nous fimes » un plaisir d'accepter. Je remis donc dans » ma mémoire et dans ma bouche toutes ces » graves mélodies de l'Office des Morts, que » j'ai si souvent chantées avec M. Grégoire.

» Mes confrères donnèrent tout ce que Dieu » leur a départi, en fait de voix et, de fait, » nous ne sommes pas .mal partagés. Sur dix, » pas une voix fausse. Jugez de l'impression » produite par ce chant improvisé. Les Indiens » ouvraient des bouches, larges comme des » portes cochères, et, en sortant, l'un d'eux » disait au Père que tout le monde voudrait » mourir au passage des missionnaires, pour » avoir de pareilles obsèques. L'attitude des

» chrétiens à cette cérémonie était des plus » convenables. Le P. Benoît fit sur la fosse » un petit discours, en cingoli (langue du » pays), où nous ne comprîmes que les gestes » et les impressions qui se traduisaient sur le » visage de ses auditeurs. Après l'enterre» ment, on courut de ci, de là, sous les coco» tiers, et, malgré la pluie qui, à des inter» valles assez rapprochés, tombait fort épaisse, » on put admirer la végétation de cette île de » Ceylan, qui, dans l'opinion de certains, a » dû être le paradis terrestre. Ce sont des forêts » de cocotiers, de bananiers, d'aréquiers, verts » en tout temps de l'année, comme- nos prés, » au mois de mai. Le climat est un peu chaud, » pour des Européens qui seraient condamnés » à y rester constamment. Mais quand on ne » fait qu'y passer quelques heures, en est ébahi » devant la fertilité de ces plaines et de ces » bois. Par la grâce de Dieu, le démon n'est » pas tout à fait le maître, au milieu d'un si » beau pays. Les missions de Ceylan (*) portent » des fruits. Nous avons assiste, le soir, à la » récitation, ou plutôt au chant du chapelet.

(*) Les PP. Obliils les dirigent en partie.

» L'église, qui est grande au moins comme » celle de Toulenne, était garnie de chrétiens, » qui gazouillaient le rosaire, avec des mélo» dies, dont on ne peut se faire une idée, si » on ne les a pas entendues. Le catéchiste » exposait le mystère, toujours dans un lan» gage modulé, et l'assemblée récitait, sur un » ton semblable, la réponse du Pater, de l'Ave » Maria et du Gloria Patri, Il me serait » bien difficile de rendre l'impression que » nous avons tous éprouvée, en entendant ce » chant peu varié, peu harmonieux, il est » vrai, mais qui devait, il me semble, aller » au cœur de Dieu, et qui allait sûrement au » nôtre, et tout droit. Sur l'invitation du » P. Benoît, nous avons chanté les Litanies » de la Très Sainte Vierge, et le Salve Regina, » toujours à la grande admiration des Cinga» lais. Après le repas offert par le Père, on » s'est hàté de gagner le lit. Mais, où le pauvre » missionnaire trouvera-t-il dix lits ? — En ce » pays, la chose n'est pas difficile : quatre » ont couché à la cure, sur des canapés, et » les six autres à la sacristie, sur des ban» quettes, et chacun a parfaitement dormi, » sans souffrir du froid. Au point du jour du

» vendredi, 12 août, commencèrent les messes.

» Chacun de nous eut le bonheur de dire la » sienne. Dans la matinée, j'assistai, avec le » P. Verdier, au baptême d'un petit Indien.

» Encore de délicieuses émotions. Le P. Benoît » nous conduisit, avant le dîner, rendre une » visite qu'on avait reçue la veille. C'était » chez un nouveau converti, qui appartient » à la première famille de l'ile, et chez lequel » nous vîmes tout ce qu'il peut y avoir de » plus beau, comme végétation, dans ce pays » pourtant si renommé. On nous y offrit de » l'eau de cocos, cueillis sous nos yeux. En » sortant de ce jardin délicieux, nous rentrâ» mes chez le P. Benoît, qui nous offrit le » dernier repas, avec sa gracieuseté ordinaire.

» Nous allâmes à l'église, chanter le Laudate, » avec les invocations de l'Oratoire, et nous » nous dirigeâmes vers le bateau, qui (du moins » nous le pensions ainsi) devait partir à six » heures du soir. Après que nous en eûmes » escaladé les bords, nous fûmes bien déçus : » nous ne devions partir que le lendemain, à » midi. La mer était trop mauvaise, elle venait » de briser contre des rochers un bâtiment, peu » éloigné du nôtre, avait cassé une de nos

» amarres et empêché de faire l'approvisionne» ment de charbon. Au reste, à ce moment-là, » nos cœurs étaient agités d'autres émotions.

» A côté de l'émotion de joie, que nous avait » laissée la vue de la mission et du pays de » Galles, le bon Dieu en avait placé une qui » avait bien sa tristesse. La première sépara» tion allait s'effectuer. Il fallait que deux » d'entre nous, le P. Verdier et le P. Barré, » destinés pour les Indes, passassent sur un » navire anglais, ancré à une cinquantaine » de mètres du Cambodge.

» Dès que la séparation fut possible, pour ne » pas rendre les derniers instants de plus en » plus pénibles, on prit son cœur à deux mains » et on s'embrassa, pour la dernière fois, non » sans quelques larmes.

» Quelques instants après, on hissait ces » deux messieurs, à l'aide d'une corde (tant la » mer était mauvaise), à bord de leur steamer » anglais, et la séparation était consommée.

» On se regarda bien des fois, dans la soirée, » tant que le jour le permit, et, la nuit venue, » on chercha dans le repos la diversion aux » tristes pensées.

» Samedi, 13 août.— Nos chers Indiens ont

» paru sur l'avant de leur navire et on s'est » salué de loin. Le P. Verdier, profitant d'une » occasion, nous a même envoyé quelques mots » d'adieu. Leur navire part à midi et demi, » et le nôtre, après mille manœuvres prépaie ratoires, que la violence de la mer rend des » plus pénibles, le suit à environ une heure de » distance. Nous voilà lancés sur l'océan » Indien et dans le golfe de Bengale. A la » grâce de Dieu !

» Dimanche, 14 août.— L'état de la mer étant » des plus mauvais, nous ne pûmes pas célébrer » la sainte messe. Personne n'est, à proprement » dire, malade, mais plusieurs, du nombre des» quels je suis, se trouvent incommodés par » ce roulis incessant. D'ailleurs, tout va bien.

» Je chante vêpres, avec le P.Huin et le P. Huet.

» Lundi, 15 août.- Assomption de la Très » Sainte Vierge.—La mer s'est un tant soit peu » calmée, mais pas assez pourtant pour nous » laisser dire la messe. Vers les trois heures de » l'après-midi, les matelots se livrent, en l'hon» neur de la fête (*), à quelques réjouissances, » telles que courses en sacs, et autres jeux de

(j C'était alors la fête nationale.

» ce genre, auxquels nous assistons, comme » spectateurs. On prépare sur le pont un très » joli théâtre, pour la représentation du soir.

» Mais soudain, pendant le dîner, éclate un » orage, qui fait littéralement tout tomber » dans l'eau. Je vous assure qu'ici, quand il » pleut, ce n'est pas pour la forme. C'est un » déluge. Les matelots ne se découragent » pas pour si peu et ils font leur soirée à » l'intérieur. Pour nous, l'averse passée,nous » restons sur le pont, selon notre habitude.

» Mardi, 16 août. —La mer devient sage, » quoique, par temps, elle nous fasse encore » bien danser. Nous approchons du détroit de » Malacca ; mais nous n'apercevons encore » aucune côte.

» Mercredi, 17 août. — La mer est à peu » près comme de l'huile. A notre réveil, nous » avons aperçu les côtes de la grande île de » Sumatra, que nous côtoyons dans presque » toute sa longueur.

» Jeudi, 18 aoÛt.- Toujours la même tran» quillité. Nous avons eu le bonheur d'entendre » la sainte messe et de faire la sainte commu» nion. Presque immédiatement après, a » éclaté un orage épouvantable, qui n'a pas

» duré longtemps, mais nous a presque mis » dans l'obscurité et inondés de pluie. Ici, » c'est chose commune, et à peu près de chaque » jour. Seulement, le grand avantage, c'est » que, dans ces parages, l'orage n'est pas la » tempête, et c'est l'affaire d'un moment.

» Dans la soirée, nous avons aperçu un de » ces petits îlots, assez communs sur les côtes » de la presqu'île de Malacca, lesquels ressem» blent exactement à un bouquet de fleurs, et > par leur forme et par leur verdure. Dans la » soirée, notre marche se ralentit, à cause des » écueils, semés sur la route, à la volonté de » Dieu.

» Vendredi, 19 août. — Le temps nous a » encore permis d'avoir la sainte messe, ce » matin. Nous avons côtoyé, tout le temps, la » presqu'île de Malacca. Les côtes en sont » magnifiques : c'est une verdure et une végé» tation, dont nos pays ne donnent pas une idée.

» Nous avons aperçu, vers les dix heures, la » ville de Malacca.

» Et maintenant, voici que nous approchons » de Singapore, et il faut que je close ma » lettre, afin de pouvoir vous l'expédier. Vous » voyez, bien chers parents, par tout ce que

» je vous ai dit, que je ne vais pas trop mal et » que ce que Dieu garde est bien gardé. Soyez » donc, je vous en conj ure, sans aucune inquié» tude à mon suj et. Voilà les deux tiers du » voyage déjà faits. Le bon Dieu et la bonne » Vierge, l'Étoile des Mers, me feront de » même faire le reste. Vous trouverez, dans » cette lettre, quelques détails qui vous paraî» tront peut-être étranges, parce que vous ne » connaissez pas les personnes. Mais souvenez» vous que, si je les ai mis, c'est que je sais » que vous vous intéressez à mes confrères, » comme à moi, et surtout parce que ma rela» tion devant passer par Paris, ces détails » étaient de nature à intéresser ceux des aspi» rants au Séminaire qui les liront.

» Je mets fin à ma lettre, au moment où » vous célébrez en famille la fête de saint Ber» nard. Je m'unis d'intention.

» Adieu. Mille choses à ceux qui s'intéressent » à moi.

» A vous en Jésus, en Marie.

» L. BEAULIEU, » missionnaire apostolique, » en route pour la Corée. »

CHAPITRE XIV

SINGAPORE. - SAÏGON. — HONG-KONG. — SHANG-HAÏ.

MANDCHOURIE.

(1864)

Les dernières heures du voyage furent encore marquées par quelques gros temps. Après avoir attendu, une nuit et un jour le moment favorable pour quitter la côte de Ceylan, après avoir vu un navire marchand jeté sur les rochers, brisé et englouti sous leurs yeux, à quelques mètres du Cambodge, un énorme câble de celui-ci rompu, comme un fétu, par une mer démontée, nos voyageurs appareillèrent.

Il leur fallait franchir la pire passe du détroit de Malacca, et, la nuit venue, la vigie cherchait en vain à découvrir un bateau-feu,

qui sert de phare en ces parages. Heureusement, le capitaine, excellent chrétien, nous l'avons dit, était de ceux qui ne dédaignent pas le recours aux surnaturelles ressources de la la prière. Il s'approcha de Beaulieu, qui causait à l'extrême arrière du pont avec le P. de Bretenières.

« Messieurs, leur dit-il sans préambule, réci> tez-moi tout de suite un Ave Maria, pour » que je découvre le bateau-feu. » Étonnés et ravis tout ensemble, les deux missionnaires ne répondaient pas. Il leur réitéra sa demande dans les mêmes termes et s'éloigna pour retourner à l'avant. Nos deux amis s'étaient mis à prier de tout cœur. A l'Ave Maria demandé, ils avaient joint l'invocation Stella Maris, Étoile de la mer, trois fois répétée. Or, à l'instant, on signalait le feu désiré. Le lendemain matin, le brave marin, apercevant le grand Just de Bretenières, qui sortait de sa cabine, s'avance vers lui : « Vos prières d'hier » au soir ont été sur-le-champ exaucées, dit-il; » mais ce n'est pas fini. Recommencez, je vous » prie, parce que, dans une demi-heure, nous » nous trouverons dans un autre passage très » dangereux. »

Voilà de la foi ! », s'écriait Beaulieu. Et il ajoute, dans le récit qu'il fait de cet épisode à M. Rousseille : « Il est à croire que » Dieu l'a eue pour très agréable, car depuis » ce matin, on ne s'est pas même arrêté pour » sonder. M. de Boris (*) nous avait déjà édifiés » à Galles, en venant se confesser et commu» nier, comme il le fait, toutes les fois qu'il » relâche dans ce port. Le docteur est un » homme de la même trempe. Lui, donne sa » pratique à M. Libois. »

A Singapore, où l'on aborda bientôt, seconde séparation. M. Borie (**), frère de l'illustre martyr de ce nom, attendait sur le port ses jeunes confrères, pour les embrasser au passage et pour recevoir M. Groussou, destiné à la mission de Siam.

Beaulieu ne dit. qu'un mot de cette étape : « Singapore, dans cette belle Malaisie, est, » pendant les douze mois de l'année, comme » nos jardins aux beaux jours du printemps. »

Il est, à Saïgon, le 24 août, « fête de saint

(*) Nom du Capitaine.

(**) Msr Dumoulin-Borie, évêque nommé d'Acanthe, martyrisé au Tonkin en 1842.

Barthélémy », et il offre le saint Sacrifice « sur » cette terre de Cochinchine, encore toute » fumante du sang de nos martyrs >.

Dans cette ville, française depuis peu, et chef-lieu de l'œuvre de la Sainte Enfance, nos voyageurs reçurent de Mgr Lefebvre, ancien confesseur de la foi, une hospitalité vraiment patriarcale. M. Le Mée, l'ancien secrétaire du cardinal Morlot, était là aussi, en costume annamite; il devait devenir, sous peu, curé deSaïgon.

Beaulieu, toujours apôtre, fidèle au souvenir de la patrie absente, et voulant, à l'exemple du divin Maître, passer en faisant le bien (*), chercha dans cette ville un Langonnais, officier de marine, plein de mérite, nommé Léonidas Sango (**), qui était pour lui un camarade d'école et un voisin de rue. Le jeune officier, absent ce jour-là, écrivit, quelque temps après à Beaulieu, une lettre qui provoqua cette réponse :

(*) Act. Ap., 38.

(**) Alors enseigne de vaisseau. Devenu successivement après lieutenant de vaisseau, capitaine de frégate, capitaine de vaisseau, chevalier, puis officier de la Légion d'honneur.

M. Sango a servi sous Courbet, et reçu de glorieuses blessures.

« Mon cher ami,

» J'ai regretté, autant que toi, de ne pouvoir » te serrer la main, à mon passage à Saïgon.

» En voyant le Duperré (*), je m'étais réjoui » dans la pensée que, sur les vingt-quatre heures » que j'avais à passer à Saïgon, il y en aurait » quelques-unes, et des plus agréables, passées » en ta compagnie. Dieu ne l'a pas permis ; il > avait ses desseins. Peut-être la correspon» dance ne se serait-elle pas établie entre nous, » tandis qu'elle l'est aujourd'hui.(Suivent quel» ques détails sur la vie des missionnaires.) » Je te dis tout ceci, mon brave et cher » Léonidas, parce que je te suppose chrétien, » comme aux beaux jours de notre enfance, » comme au jour de ta première communion, » et, par conséquent, à même de comprendre » les démarches d'un missionnaire,pour sauver » ses pauvres frères infidèles. Il y a, dans ta » lettre, une parole qui m'est allée droit au » cœur, c'est celle où tu me dis que ma mission, » pour être des plus rudes, n'en est que plus » belle. Voilà une parole de foi, mon cher ami,

(*) C'était le navire où M. Sango était enseigne.

» et je t'en télicite. Oui, les peines, les priva» tions sont peu de chose, pourvu qu'on sauve » quelques âmes à Celui qui est mort pour » nous. Ne t'es-tu pas toi-même imposé bien » des travaux, pour arriver au grade élevé que » tu occupes déjà ? Eh bien ! le ciel, c'est le »- comble de l'honneur, la récompense d'une » vie d'honneur, comme savent la mener les » hommes vraiment chrétiens. Refuserons» nous de l'acheter, au prix d'une vie chré» tienne et de quelques sacrifices ? Pardonne, » mon cher ami, c'est le cœur qui te dit tout » ceci, et le cœur d'un ami d'enfance et bien » dévoué.

» Mille souhaits du fond de mon cœur de » Français, de Langonnais et de mission» naire, s'adressant à un brave marin.

» Veuille le bon Dieu te conduire quelque » jour vers notre Corée!. Pour le coup, » compte, de ma part, sur une réception d'ami, » comme doit savoir la faire un bon mission» naire à un brave officier, que le même » clocher a vu naître.

» Au revoir, sinon ici-bas, du moins au > ciel.

» L. BEAULIEU. »

De Saïgon, le Cambodge cingla vers HongKong (*). Là, sous la protection des pavillons européens et de la législation anglaise, est la procure générale des missions de l'ExtrêmeOrient. M. Rousseille y avait séjourné plusieurs années « au milieu des ballots et des caisses », disait ironiquement M. Larrieu, de sa voix la plus nasillarde, lorsqu'il supposait que l'imagination pouvait jouer un rôle, dans certaines aspirations vers la carrière apostolique. Mortification crucifiante, certes, que celle-là, pour qui rêve de luttes et de victoires.

Il était réservé à ce Bordelais, intelligent et actif, de rentrer en France momentanément, pour collaborer à la direction spirituelle et temporelle de l'Institut des Missions Étrangères, pour retourner là-bas diriger un sanatorium, maison de retraite et de santé préparée aux travailleurs fatigués ou malades.

Des ordres arrivés de Paris à M. Libois, alors procureur, condamnaient nos chers Coréens à s'y reposer un mois. Cette modification imprévue de leur itinéraire ne les

(*) Ile chinoise, située dans la baie de Canton, et cédée aux Anglais, en 1842.

contraria que médiocrement : leur entrée en Corée n'en était pas retardée d'une minute, et Dieu leur ménageait le loisir de faire une sorte de noviciat, d'apprentissage du martyre, dans la compagnie de M. Mathevon, récemment sorti des cages du Tong-King, après onze mois de captivité (*).

Beaulieu relève, dans sa correspondance, et ces attentions délicates de la Providence et la coïncidence heureuse de son arrivée en pays chinois, avec l'anniversaire de son départ de Bordeaux.

« C'est le dimanche, 28 août, au matin, juste » au moment où, l'an dernier, je quittais Bor» deaux, en cette même fête de saint Augus» tin.

» Nous sommes arrivés, non pas cinq, mais » neuf; car le P. Patriat avait déjà intimé » à nos deux confrères, destinés pour le Tong» King, l'ordre de ne pas s'arrêter à Saigon, » et, à cette station, nous eûmes la joie de voir » notre bande se grossir encore du vénéré

(*) Annales de la Propagation de la Foi, juillet 1864.

» P. Mathevon et de son vicaire, le P. Dumou» lin. Je remercierai toujours Dieu de m'avoir » ménagé l'occasion de connaître si intime» ment ces deux confrères, mais surtout le » digne compagnon de captivité de M. Char» bonnier. M. Libois était parti, deux jours > auparavant. Son aimable sous-procureur » vint à notre rencontre. A peine arrivés à la » procure, on nous fit connaître ce qui nous » concernait chacun en particulier. Nous » autres, nous sommes consignés pour un » mois. Quant aux deux Tonkinois, ils furent » heureux d'avoir avec eux le P. Mathevon, » sans quoi ils seraient partis, le soir même, » pour Shang-Haï, et, de là, immédiatement, » pour le Thibet, avec le P. Fraisches, qui les » attendait, pour se diriger avec eux vers le » Su-Tchuen. Tels étaient les ordres laissés » par M. Libois. Mais M. Mathevon a tout » arrangé et nous sommes encore huit. Le » P. Guerrin trouva, en arrivant, une lettre > de son vicaire apostolique, qui lui donnait » congé jusqu'au mardi, et il partit ce » jour-là.

» Les quatre Tonkinois attendent patiem» ment des courriers, et M. Mathevon leur

» fait régulièrement des classes de langue » annamite.

» Quant à nous quatre, voici ce qui nous est » réservé, d'après les instructions du P. Osouf.

» A la fin du mois, nous partirons pour Shang» Haï, et, de là, peu de jours après, nous » ferons voile vers le Leao-Tong, pour nous » rendre chez Mgr Verrolles, qui a demandé » que nous y fussions dans les premiers jours » de décembre. Y a-t-il là-dessous quelque » espoir de nous faire entrer dans notre mis» sion, avant le mois de mars? C'est ce dont on » ne nous a rien dit.

» Nous voilà donc au moment d'entrepren» dre un long voyage, et, cette fois, un voyage » de missionnaire. Grâces à Dieu, nos santés » sont excellentes, à l'exception peut-être de » celle du P. Dorie, encore un peu fatigué du » mal de mer, qui ne l'a pas quitté un instant; » mais il se remet à vue d'œil. Pour moi, je » crois vraiment que le voyage m'a fait plus » de bien que de mal, et j'en puis dire autant » des autres confrères qui sont ici. Ajoutez » que le régime de la procure est bien de » nature à nous conserver dans ces bonnes » dispositions. Nous faisons tous ensemble de

» petites excursions(*). Déjà nous avons visité » le collège et fait l'ascension du pic Victoria; » je tâche d'employer de mon mieux ce répit.

» La tranquillité et presque la solitude de la » vie de procure m'aident beaucoup à remettre » entrain mes petites affaires spirituelles.

» Sans avoir été sérieusement malade en mer, » on était accablé par la chaleur et capable » de bien peu de chose.

» Nous aurions bien désiré apprendre quel» ques caractères chinois, mais il n'y a ici » personne qui connaisse le mandarin (**), et » d'ailleurs, notre temps est trop morcelé par » ces changements de position.

» Le P. Osouf a fait de grandes réparations » à la chapelle de la procure. Il y consacre les » honoraires de ses intentions de messe. En » attendant que ce travail soit fini, nous avons » le Saint Sacrement dans la chambre qui est à » l'extrémité du corridor, faisant suite au salon » etlependant du cabinet de travail de M. Libois.

(*) Ils en firent une à Canton, pour accompagner M. Guerrin et visiter Mgr Guillemin, qui a si bien su, dans la construction de sa cathédrale, harmoniser les lignes aiguës de l'art chinois avec les courbes gracieuses de l'art ogival.

(**) Dialecte des lettrés chinois.

» En défaisant mes malles, j'ai eu à cons» tater un malheur, arrivé déjà, paraît-il, à un » assez bon nombre de confrères : ma pierre » d'autel était brisée par le milieu. Fort heu» reusement, Mgr Guillemin en avait en réserve, » et il m'a fait la gracieuseté de m'en envoyer » une, plus grande et plus épaisse que celles » qu'on donne à Paris.

» Je vous tiendrai au courant de l'expédition » que nous allons entreprendre vers la Mand» chourie. »

Cette lettre était adressée à M. Rousseille, qui connaissait parfaitement les lieux. Louis, témoin des sollicitudes du procureur et des tracas d'ordre absolument matériel qui résultent de cette charge, se rappelait l'originale boutade de son ancien directeur et ne pouvait s'empêcher d'en sourire : « C'est du pur Larrieu », écrivait-il, et, au fond du cœur, il comprenait que, pour une âme avide de se dépenser, un tel rôle était une croix plus pénible à porter que le travail de l'apostolat et que l'instrument du supplice.

Le mois de septembre s'écoulait et il fallait

songer aux séparations. Le 22, MM. Lesser teur et Huet se détachèrent les premiers du groupe impatient. Ils se rendaient, on le sait, au Tong-King occidental.

« Baisez pour moi, leur dit Beaulieu, la » poussière de l'illustre MSf Retord : c'est peut» être à lui, après Dieu, que je dois ma voca» tion. » Il professait en effet la plus vive admiration pour le courageux évêque, et le missionnaire modèle était pour lui Mgr Retord; il le louait notamment, il nous en souvient, d'avoir su, en pleine persécution, procurer chaque année, à ses collaborateurs, le bienfait de la retraite pastorale.

Le 29, fête de l'Archange des bons combats, c'était le tour des Coréens. MM. deBretenières, Huin, Dorie et Beaulieu, quittaient à leur tour la procure et montaient sur VHydaspe, qui les transportait à Shang-Haï (*), ville presque européenne, située à l'entrée de la mer Jaune.

Ils ne firent que toucher à ce port, le temps de prendre connaissance des lettres arrivées, d'en écrire quelques-unes, sous le couvert de M. Mathevon, aux compagnons laissés en

(*) Station cédée à la France, en 1848.

route, de trouver un navire qui consentît à cingler vers le Nord, et d'opérer le transbordement. Descendus à terre, le 5 octobre, le 6, ils prenaient place à bord de Y Eclipse, voilier suédois, en partance pour la Mandchourie ; le 7, ils appareillaient.

Msr y errolles, vicaire apostolique de cette province et de celle du Leao-Tong, avait demandé que les missionnaires fussent chez lui vers le 10 décembre. Beaulieu, nous l'avons vu, supposait chez ce prélat un espoir fondé de les faire pénétrer plus aisément en Corée par le Nord.

Peut-être n'était-ce que le désir de posséder plus longtemps et plus tôt ces quatre hôtes providentiels, et d'utiliser leur zèle au profit de ses néophytes.

Le démon sans doute frémissait de rage.

Dieu lui permet parfois de bouleverser les éléments, et vraiment, l'enfer sembla, pendant cette dernière traversée, user et abuser de cette faculté. Douze jours de calme plat et trois tempêtes violentes mirent à l'épreuve la patience et le courage des voyageurs. D'abord, il leur fallut deux mortelles journées pour descendre jusqu'à l'embouchure du fleuve Bleu et entrer en mer. Alors un orage éclate, dans

la soirée du dimanche, 9, et, les trois jours suivants, leur navire, malgré une admirable résistance au gros temps, est jeté loin de sa route, à une faible distance d'un îlot dépendant de la péninsule coréenne. La violence du vent est telle que nos missionnaires peuvent croire, un instant, qu'ils vont mourir, comme le libérateur des Hébreux, en vue de la terre promise.

Cependant une accalmie se produit, et, le samedi, 15, ils n'ont plus que vingt-cinq milles à franchir pour atteindre le lieu du débarquement. On va jeter l'ancre, pour quelques heures, lorsqu'une nouvelle tempête se déchaîne ; la prudence commande de regagner la haute mer. Après cette seconde bourrasque, on se rapproche de l'endroit où l'on doit prendre un pilote, pour remonter le fleuve Leao-Ho, jusqu'au port de Neu-Tchang. Troisième et dernier assaut des vagues soulevées, et, par suite, troisième fuite et arrêt au large.

Enfin, le 28 oetobre, fête des saints Apôtres Simon et Jude, on tente la dernière manœuvre et, cette fois, on réussit. On débarque au petit port Ing-Tze (*), dans le Leao-Tong; on n'est

(*) Argent.

qu'à une journée de marche de YangKouane (*), résidence de M. Métayer. Le froid se fait déjà rudement sentir. Avant de quitter Y Éclipse, Beaulieu prévoyant que les glaces s'opposeront, plusieurs mois durant, à la marche des bâtiments « seuls facteurs », dit-il, de cette contrée lointaine, écrit aux siens pour leur adresser à l'avance ses souhaits de bonne année, et, du même coup, pour leur exposer le besoin qu'il a de lainages et de chaussures : « grosses bottines de paysan, bien solides et » bien ferrées, voire même de bons sabots de » noyer, bien fermés, et assez larges pour » qu'on y loge ses pieds, enveloppés de forts » chaussons. » Les quatre apôtres se mirent en marche aussitôt, deux à cheval, deux en chariot, désireux d'atteindre Yang-Kouane avant la nuit. Beaulieu et Dorie étaient les deux cavaliers. Mais « à cause du mauvais état des » chemins, ou plutôt à cause de l'absence de » tout chemin », montures et véhicules s'attardèrent et force fut à la caravane, que guidaient plusieurs chrétiens, envoyés à sa

(*) Le Soleil. Beaulieu écrit Jam-Kuam. Le biographe de M. de Bretenières Tam-Xuam.

rencontre, de faire halte, pour souper et coucher, dans une auberge chinoise. « Ce n'est » pas ici, écrira bientôt Beaulieu, qu'on peut » appliquer le proverbe : Tout nouveau, tout » beau. Tout est nouveau, c'est vrai : table, » haute d'un petit pied, bâtonnets pour man» ger le riz, kan pour s'étendre (espèce de » fourneau en terre, qui sert de lit). Ajoutez à » cela l'impossibilité de dire un mot qui soit » compris, même do nos guides. » Toutefois on soupe et on dort, « pas trop mal, parce » que les chariots chinois, par leurs cahots, » fatiguent plus en un jour que les chemins de » fer en quatre ».

Le lendemain, aux premières lueurs de l'aube, ils se remirent en marche, et, à onze heures du matin, ils étaient dans les bras de M. Métayer.

S'il en coûte de se séparer, quand on est à mille lieues des siens et de la patrie, au sein de pays barbares, inconnus, infidèles, qu'il est doux pour des frères de se rencontrer au loin, alors même qu'ils ne se connaissent pas ! Mais dans la vigne du Seigneur, tous les travailleurs se connaissent, tous se chérissent et sont heureux de se serrer la main. On peut donc

appliquer à cette rencontre l'exclamation du poète antique :

Oh! qui complexus et gaudia quanta fuere 1 (11) Quels doux embrassements, quelle joyeuse ivresse !

M. Métayer retint auprès de lui ses jeunes confrères, pour célébrer en grande pompe, avec leur concours, la solennité de la Toussaint et la Commémoration des Morts.

Le 2 novembre donc, à l'issue d'une belle messe, il les dirigeait vers Notre-Dame des Neiges, résidence épiscopale de Mgr Verrolles.

Après quarante-huit heures de marche, à travers des montagnes escarpées, des ravins profondément encaissés, des fleuves sans pont; à travers aussi des bandes de brigands, qui les respectèrent, les croyant mieux armés qu'eux-mêmes; après une courte halte à San-Mou-Lin-Tze (**), ils aperçurent enfin le clocher neuf d'une cathédrale gothique; c'était Notre-Dame des Neiges, métropole du LeaoTong. Le saint évêque reçut les nouveaux

(*) Horace. Voy. de Rome à Brindes (Satires).

(n) Forêt des saules.

venus, comme un père reçoit ses enfants. Il profita de leur présence pour célébrer fête sur fête, dans sa belle église ornée de vitraux et munie de cloches sonores : anniversaire de son sacre, bénédiction des saintes huiles, etc.

Toutes ces cérémonies s'accomplirent selon tous les rites prescrits par le Pontifical, et Beaulieu, minutieux liturgiste, s'en réjouit grandement.

Ils prirent là dix jours de repos. Mais le palais de Monseigneur, était une habitation moins que modeste, très exiguë ; la présence de ces quatre hôtes n'allait pas sans causer une véritable gêne.

De plus, l'étude du chinois s'imposait, et comment résister, en si bonne compagnie, à la tentation de parler français? Force était donc de pratiquer l'isolement, qui met chacun un peu à l'aise et le contraint à étudier pour comprendre et être compris.

Monseigneur assigna donc à ses subordonnés de passage leurs quartiers d'hiver, dans quatre chrétientés des environs. M. de Bretenières fut adjoint à M. Métayer, en qualité de vicaire de celle du Soleil, à 58 lys au nord, et dut revenir sur ses pas jusqu'à Yang-Kouane.

M. Dorie eut la paroisse de Sium-Iao (*), à 90 lys ou 9 lieues à l'ouest. M. Hum fut nommé curé de S an-Mou-Lin-Tze ou des Saules, et Beaulieu placé, à 8 lys seulement, vers l'est, dans la même vallée que ce dernier, « à la » même distance à peu près qui sépare Langon » de Saint-Macaire », comme il disait, dans le village de Si-Hoang-Ti, ou Désert de la terre d'Occident. Pendant quelques mois il signera : L. Beaulieu, missionnaire apostolique, destiné à la mission de Corée, desservant par intérim de Si-Hoang-Ti (**) au Leao-Tong (Chine).

(*) Saint-Joseph des Ours.

C) Il écrit Si-Hoam- Ti.

CHAPITRE XV

HIVER 1864-1865. — UNE CHRÉTIENTÉ CHINOISE.

TOPOGRAPHIE ET CLIMAT DU LEAO-TONG.

DÉPART DE MANDCHOURIE. — CONTRE-TEMPS.

ENTRÉE EN CORÉE.

Celui que Dieu appelle aux rudes labeurs de l'apostolat n'a jamais rêvé la vie calme et unie du curé de campagne. Parlez-lui de fatigues, de dangers, de tortures même, il sourira, et la brûlante aspiration de son cœur attirera du ciel, dans la carrière où il s'élance, les croix et les persécutions. Lui infliger de longs mois de repos, alors que son ardeur, depuis longtemps comprimée, n'a pas encore trouvé d'issue, c'est un conseil de la Providence, qui se plaît à mortifier l'impatience de nos désirs, et qui préfère à toutes choses la sainte indifférence de l'âme, la soumission au bon plaisir de Dieu.

Nos missionnaires, partis de France au mois de juillet, avaient subi les ennuis d'un interminable voyage, et maintenant, on les plaçait, ni plus ni moins que les jeunes recrues sacerdotales d'un diocèse d'Europe, dans des paroisses, où ils devaient être à peu près sans action.

Dieu le voulait; l'acte de résignation fut accompli, et l'abbé Beaulieu prit son parti des loisirs que lui infligeait une sagesse supérieure à la sienne.

Installé dans sa petite chrétienté du Désert, il se mit, sous la direction d'un catéchiste habile, à étudier la langue chinoise, dont le coréen n'est qu'un dialecte, hérissé, il est vrai, de difficultés particulières. Après tout, c'était là préparer ses armes pour l'avenir, et, puisque le Verbe de Dieu consent à se manifester par ces idiomes étranges, l'interprète mortel de ce Verbe de vie n'apportera jamais trop de zèle au travail que lui impose le devoir.

Beaulieu entra si bien dans ces pensées qu'au bout de quelques mois M. Dorie disait de lui à un de ses confrères de Vendée : « Le Gascon » Beaulieu parle déjà le chinois comme un » habitant du pays. »

Il s'appliquait en même temps à développer

en son âme et à pratiquer les vertus les plus nécessaires à un apôtre : « Patience, humilité, » chasteté. Le peu que j'ai vu des missions, » écrivait-il à un aspirant, me fait vous recom» mander particulièrement ces trois vertus, qui » d'ailleurs renferment toutes les autres. »

« Ne soyons pas des charrettes, écrivait-il » à M. Verdier; soyons le char de feu du pro» phète Élie, consumant les autres, en nous » consumant nous-mêmes pour eux. »

Au reste, content et heureux dans sa nouvelle position, il prit soin de la faire connaître, sous tous ses aspects, à ses parents :

1

« J'arrivai dans ma cure, le 17 novembre, » à la grande jubilation des chrétiens du lieu, » qui n'ont jamais eu de missionnaire à poste » fixe.

« Je suis là, à côté de mon église, où j'entre » par une porte qui donne dans ma chambre » même : le tout, dans l'enclos d'une excel» lente famille, qui me nourrit, me chauffe, » m'éclaire, me blanchit et même me gâte, » tout comme vous me gâtiez quand j'habitais » ma jolie chambre, à Langon. On me fait du » beau et bon pain. Je mange force porc, chè-

» vre, bœuf, etc., et de fameux haricots, car le » Leao-Tong, c'est, en Chine, par excellence, » le pays aux haricots. Mes journées sont » consacrées à la prière et à l'étude de la lan» gue, qui est loin d'être facile. J'ai, pour me » l'enseigner, deux maîtres habiles, l'un, le » fils même de la maison, et l'autre, un chrétien » du voisinage, qui me sert de domestique. »

Ce dernier avait été jadis au service de M. Berneux, missionnaire en Mandchourie, avant de devenir vicaire apostolique en Corée.

« Ne croyez pas que j'aie chaque jour grand » temps devant moi. Les Chinois sont très » bavards, et, en ce moment, désœuvrés. Ils » viennent donc, à chaque instant, causer » avec moi, et, quoique je ne sache pas encore » grand'chose, nous finissons toujours par » nous comprendre. Pendant mon repas, j'en » ai toujours une légion, qui me pressent de » manger et m'accablent de questions sur la » France, sur ma famille, mon oncle, ma tante, > etc., etc., car, depuis le premier jour, ils » savent tout ce qui vous regarde. Ces gens > sont très simples, et, en général, excellents » chrétiens. Tous les jours, ils viennent au » temple chanter leurs prières et assister à ma

» messe. Ils sont tous dévoués au Père, au » Chen-fou, comme ils nous appellent. Mon » nom à moi est :

Pao l'enveloppe (mon nom), chen spirituel lao vieux fou- père, ta grand jen homme.

» Ce qui signifie : Le vieux Père spirituel : » VEnveloppe, grand-homme. Voilà qui est » distingué. Quant aux païens, en parlant de » nous, ils se servent indifféremment du titre » de grand homme ou vieux grand-père, » excepté pourtant quand ils nous appellent » kouizes, c'est-à-dire diables. Pauvres gens, » possédés eux-mêmes par ce mauvais Satan !

» Et le pays, direz-vous ? — Pays de mon» tagnes et de rivières, montagnes de tous » côtés, fleuves de tous côtés. — Pour aller aux » Saules, chez M. Huin (une lieue), il me faut » passer trois rivières. Or, point de ponts, » point de chemins. Ici, chacun passe comme » il peut et où il veut; personne n'a rien à y » voir. Il est vrai qu'en cette saison on n'a

» pas besoin de ponts : tout est glacé. — Il fait » donc bien froid ? — C'est le cas de dire que » la réponse est facile. La température varie » entre 20 et 30 degrés au dessous de zéro, » si bien que, quand je vais aux Saules, je » passe sur la glace, aussi bien en chariot » qu'à cheval ou à pied, et que, quand j'arrive, » ma barbe (par parenthèse déjà assez longue) » n'est plus qu'un glaçon, qui remue tout d'un » bloc.

» Ne vous alarmez pourtant pas sur mon » sort ; il n'y a pas eu d'hiver où je n'aie plus » souffert en France qu'ici. Voici comment : » 1° Le froid du Leao-Tong n'est pas humide, » comme celui de mon pays; on y a toujours » un beau soleil; jamais débrouillards; aussi, » point de rhumes, et grand appétit; 20 les » maisons sont toutes tournées au midi et » sans aucune ouverture au nord. En outre, le » sol est un four, dans leque] on entretient » constamment du feu, et qu'on appelle kan.

» C'est là dessus que les Chinois dorment.

» Pour moi, bien que ma chambre soit un kan, » j'ai un bon lit à la française. Je suis vêtu de » manière à braver les plus grands froids.

» Comme je suis convaincu que la descrip-

» tion de mon costume ne sera pas pour vous » sans intérêt, j'entre dans le détail : » Souliers chinois, avec le bec en l'air, en » beau velours noir, et garnis de coton à » l'intérieur; bas item, ouatés en coton; pan» talons chinois, en bon drap noir, tout bourrés » de coton; robe chinoise, en peau d'agneau » blanc, descendant jusqu'aux talons et serrée » par une ceinture noire ; par dessus la robe, » devant de gilet noir, doublé en soie bleue, » avec cinq boutons sur le côté droit, et un » beau collet en peau de loutre. Sur la poitrine » pendent un cure-dent, un cure-oreilles et un » cure-pipe, le tout en argent. Ajoutons à » cela un revolver à six coups, à cause des » brigands. Par dessus le tout vient une » espèce de gilet à larges manches, nommé » Kouatze, fait aussi de peau d'agneau, et cou» vert à l'extérieur de belle étoffe bleue. Aux » oreilles, deux bons oreillards en poil, brodés » à l'extérieur de diverses couleurs; enfin, » pour la tête, j'ai deux coiffures, l'une en four» rure de poil de loutre, noir comme ébène, et » l'autre, qui est le grand chapeau chinois, en » feutre noir, dont les bords s'élèvent en rond, » au dessus de la tête, d'un bon demi-pied.

» J'espère que voilà un accoutrement qui » mériterait d'être vu. Je regrette de n'avoir » pas ici un photographe, pour vous procurer » ce plaisir. C'est ainsi vêtu que je vais et » viens au milieu des païens, la grande pipe » chinoise à la bouche, et tout le monde de » dire, comme la chanson :

» Jamais on n'avait vu » Un homme aussi barbu.

» Car pour eux, quand ils ont vingt poils » sous le nez, c'est beaucoup, encore faut-il » avoir quarante ans, pour avoir le droit de » les porter. Aussi des chrétiens m'ont déjà » dit que je devais avoir cinquante-cinq ans; » ils ne se trompaient que de trente et un; » c'est peu de chose.

» Le ton de ma lettre vous dira, mieux que » mes paroles, que je suis gaillard, comme » à quinze ans, et me porte comme un pont » neuf.»

Il est facile de voir, en effet, que l'âme du pieux missionnaire était, selon la belle expres-

sion de l'Écriture, dans un état perpétuel de fête, juge convivium (*).

Une des causes de sa joie, outre la paix de sa conscience, c'était le bon esprit, la simplicité, la ferveur de son petit troupeau provisoire.

Le 1er janvier, les chrétiens vinrent lui souhaiter la bonne année dans l'église. Il fallut bien leur donner des étrennes. Il avait entr'ouvert, à Hong-Kong, quelques-uns de ses ballots et avait reconnu, entre autres paquets plus ou moins précieux, deux caisses d'objets de piété, provenant l'une de Langon, l'autre, du Petit Séminaire. Celle-ci fut bientôt aux trois quarts vidée : « C'a été une débâcle de cadeaux de » toute sorte : chapelets, croix, médailles; il » faut voir comme les Chinois aiment tout cela !

» Au fond, ce sont de bons chrétiens, quoique » un peu à l'orientale. »

Il célébra en ce lieu les solennités pascales avec une pompe rustique.

« Il aurait fallu voir mes servants, en > surplis, écrit-il, maniant l'encensoir, et » entendre les fidèles chanter 1 '0 filii, traduit » en chinois ! Au moment de l'élévation, une

(*) Prov. xv, la.

» détonation terrible de pétards annonçait » à tout le village la grande fête des chrétiens.

» Les païens sortaient de toutes parts, pour » s'enquérir du sujet de ce fracas extraordi» naire, et on leur répondait : Jesou fou » houo; Jésus est ressuscité. Le matin et la » veille, j'avais bénit une quantité incroyable » de fruits de toute espèce : semences, pains, » gâteaux, œufs, rien n'y manquait. En » l'honneur de la solennité, les chrétiens » s'étaient cotisés, pour me donner à dîner. Il » y avait au moins trente ou quarante livres » de viande. Pendant que je prenais mon repas, » tous les chefs de famille, ayant à leur tête » les quatre catéchistes, sont venus me faire » la triple prostration,, pour me remercier » d'avoir accepté leurs petits cadeaux. C'est la » rubrique chinoise. »

Le voisinage de ses confrères et les aimables relations qu'il entretenait avec eux contribuèrent aussi grandement à égayer les froides journées de l'hiver. Nous avons vu , qu'il visitait fréquemment M. Huin. Ils étaient, l'un vis-à-vis de l'autre, dans les rapports de pénitent à confesseur. Il le , surnommait familièrement « un rude lapin, j

un confrère hors ligne, sous tous les rappêrts (*) ».

Mgr Verrolles ayant été obligé de faire un voyage à Pékin, M. Huin était allé garder la résidence épiscopale, laissant du coup, pendant deux grands mois, son voisin à la tête de deux ckrétientés. « Curé, disait-il, avec annexe et » deux églises.» Mais, avant cette séparation momentanée, ils avaient eu de charmantes réunions et, dans une lettre adressée à M. Yerdier, nous trouvons, racontés avec bonhomie, les détails d'une de ces petites conférences, à la résidence du Soleil.

C'était à l'occasion de l'Épiphanie : « Nous avons passé là cinq jours, en com» pagnie de Mgr Verrolles, de MM. Métayer et » de Bretenières. Il y avait à peine une heure » que nous y étions arrivés, que voici venir un » chariot, portant le P. Pourthié, provicaire » de la mission, et le P. Gillié, que vous con» naissez bien. On allait donc se voir huit » Européens ensemble; c'était merveille. Aus» sitôt on s'organise, et, au moment où le

C") Lettre au P. Daugaron, 21 avril 1865.

» P. Gillié met le pied dans la maison, on lui » sert à pleine voix ce couplet, que vous » connaissez parfaitement :

» Ce qui caractérise » Le marquis de Gillié, » C'est qu'il suffit qu'il vise, » Pour passer à côté. »

Il se réjouissait de recevoir des nouvelles de France : vingt-quatre lettres, arrivées en un seul courrier, lui en apportaient, dont plusieurs relatives aux placements et déplacements. Il se hâtait de les communiquer à ceux pour qui il les supposait intéressantes ; il se laissait aller à d'humoristiques, mais innocentes saillies, sur les hommes et sur les choses. Sa barbe, « dorée sur tranche, et où, avec un peu de « bonne volonté, on pourrait facilement trou« ver toutes les couleurs de l'arc-en-ciel », lui était une source inépuisable de plaisanteries.

Ici, c'était le grand Just, ou le grand mouton, M. de Bretenières, avec son habitude de donner à ses confrères des coups de sa tête frisée ; ailleurs, le fter-à-hras, M. Lesserteur, ainsi

surnommé à cause de la vigueur de son poignet; puis le P. Daugaron, de Tranquebar, qui « prie tous les jours pour moi à la messe; » brave saint homme, bien capable de m'épar» gner le Purgatoire > ; enfin, Mgr Theurel, le seigneur d' Acardhe, qui s'avise d'avoir la dysenterie. « Il n'est pas possible que Dieu le retire, » en ce moment surtout, où les missionnaires » du Tong-King perdent tout espoir de revoir » Mgr Charbonnier », obligé de retourner à Paris. « Quand vous m'écrirez de nouveau, » disait Beaulieu à M. Verdier, ne manquez » pas de me donner des nouvelles de votre » illustre malade, que je vénère comme une » des gloires de notre chère Congrégation. Je » ne sais pourquoi je ne sais plus séparer » aujourd'hui, dans mon affection bien respec» tueuse, Mgr Joseph-Simon Theurel, évêque » d'Acanthe, de Pierre-André Retord, évêque » d'Acanthe. Or, vous savez, vous, bien cher, » si j'aime Mgr Retord ! »

« Il y a dans votre lettre, écrit-il à un » prêtre bordelais, un petit mot, qui m'est » allé droit au cœur. C'est votre apprécia» tion du séminaire des Missions Étrangères.

» Oh ! oui, n'est-ce pas, que le Saint-Esprit

» souffle un peu dans cette maison (*) ? »

Et il s'étendait sur les prospérités de sa congrégation bien-aimée, où il avait connu tant « de braves gens ».

Le P. Lesserteur et le P. Verdier, ses « deux bons amis du départ », lui écrivaient : le premier, de Hong-Kong, au moment de s'enfoncer dans le Tong-King occidental, par le sud de la mission de Canton ; le second était nommé professeur, président d'études, au collège de Pondichéry. « Voilà des destinées différentes ! Le P.

» Bodinier, qui vous chantait la Bique à » Durand, dans les bois de Meudon, vient d'être » expédié à Mgr Faurie, au Kouey- Tcheou. Le » vénérable M. Charbonnier, martyr manqué » du Tong-King occidental, que vous avez vu » à Paris, a été sacré, le 27 décembre, dans » l'église du Séminaire, évêque de Domitiopo» lis, et vicaire apostolique de la Cochinchine » occidentale (Tourane sur les cartes). »

Grand nombre d'aspirants, nouveaux aménagements à la chapelle de Paris, romanismes liturgiques, tout lui était un sujet de réjouissance.

(*) A M. Faure.

Il applaudissait à un bon tour joué par un de ses anciens condisciples, M. Largeteau (Anatole), au Cardinal de Bordeaux : Voulant être missionnaire, M. Largeteau avait feint de vouloir rejoindre son frère aîné à SaintSulpice, et avait obtenu cette autorisation, puis, une fois dégagé de tout lien avec son diocèse d'origine, et ayant passé un an à Issy, il venait de se faufiler enfin rue du Bac : « Bayas (*) vient de m'écrire qu'il a laissé la > Solitude (**), pour passer aux Missions, au » mois de décembre. Voilà un tour bien joué.

» Je suis toujours un grand bavard. C'est un » défaut dont on se corrige difficilement, » surtout quand on est né sur les bords de » la Garonne. »

A un séminariste, qui déjà lui avait fait confidence de ses aspirations au lointain apostolat, il répondait :

« Bien cher Déjean, » Votre lettre du 12 novembre m'arrive, » en compagnie de vingt-trois autres, juste

(*) C'est le nom du village natal de M. Largeteau.

p) La Solitude, maison de probation des futurs Sulpiciens.

» au moment où je me prépare à m'embarquer » pour ma chère Corée. Vous comprenez aisé» ment qu'il y a un peu de presse au petit » presbytère de Si-hoang-ti. N'importe ! quoi» que pressé, je ne veux pas qu'il soit dit que » je n'ai pas trouvé un petit moment pour » écrire ces deux mots : » Courage et patience.

» Courage, parce que tous ceux qui ont voulu » sérieusement être missionnaires, l'ont été.

» Courage ! parce que Dieu se doit à lui»même, et vous doit de vous donner les » moyens de suivre votre vocation.

» Patience ! parce que la cause pour laquelle » vous combattez est belle et la source de > grands mérites.

» Patience ! parce que plus votre vocation » sera éprouvée, plus elle sera solide. Priez » et attendez. Frappez à la porte, et elle » finira par s'ouvrir. Oh ! le beau jour que » celui où vous entrerez dans cette chère con» grégation des Missions étrangères ! Aimez» la, par avance, puisque Dieu semble vouloir » vous la donner pour mère. Aimez-la, parce » qu'elle est vraiment, dans les mains du divin » Maître, l'instrument de quelque bien.

» Tenez-moi toujours au courant de vos » affaires. Mais à Bordeaux, condamnez-vous » au silence, sinon à l'égard de M. Larrieu, » quand vous serez sous sa conduite.

» Encore une fois, courage et patience.

» Adieu. »

La principale cause de toute cette jubilation continue, c'était l'espérance fondée de pénétrer bientôt dans la chère presqu'île. On peut dire que, par la meilleure partie de son âme, l'abbé Beaulieu était en Corée et non pas à Si-hoangti. Un courrier coréen, arrivé sur ces entrefaites, apportait de si bonnes nouvelles ! On n'avait pu suffire, dans le cours de l'année 1864, à faire Vadministration, dans toutes les chrétientés. Plus de mille adultes avaient reçu le baptême : la mère du jeune roi passait pour être catéchumène.

« Vous comprenez, bien cher, écrivait Beau» lieu, qu'on désire entrer, pour pouvoir, avec » le temps, donner son petit coup de main. »

Toujours humble pourtant, il semblait n'aspirer au terme de son voyage que par la crainte de s'attiédir dans un repos trop pro-

longé. C'est ainsi qu'il s'en expliquait avec son directeur, M. Rousseille : « Par la grâce de Dieu, mon âme est tran» quille, presque trop. Elle s'endort peut-être » un peu dans les douceurs de la solitude ; j'es» père que le travail de la Corée la dégourdira.

» D'après ce que j'ai pu voir, la vie de mission» naire a ses dangers, mais elle a aussi ses » grâces et ses grâces de choix. Pour les croix, » il ne m'a pas encore été donné de les sentir; » peut-être l'heure est-elle venue. Priez bien, » cher Père, pour que mes épaules soient assez » fortes. »

La croix, en effet, allait peser prochainement sur ses épaules ; mais « de la croix, dit saint » Bernard, découle invisiblement l'onction » céleste, qui en allège le fardeau », et le fervent disciple de Jésus crucifié devait accepter la croix, sans se plaindre, et la porter, sans défaillir.

Dès le mois de décembre, à cause des difficultés presque insurmontables des communications avec la Corée, on avait prévenu Mgr Berneux, vicaire apostolique de ce royaume, de l'arrivée de ses quatre collaborateurs. On le priait d'envoyer une barque au Leao-Tong, en

mars ou en avril, et, si l'expédient était impraticable, ou l'avertissait que les missionnaires se tiendraient, du 10 au 15 mai, dans l'île de Pe-lin-tao, ou Melinto, dite l'île du Rendez-vous.

Le moment des grandes émotions approchait.

On était en avril 1865. Il fallait faire ses adieux aux chrétiens Tartares, si prévenants et si hospitaliers. « Si je n'allais pas en Corée, » écrivait Beaulieu, je regretterais cette Chine, » où je viens de passer six mois. Vraiment, » il y a du bien à faire par ici. Ce vieil Orient » est vermoulu. Il a besoin du christianisme, » et le diable, quoiqu'il compte ses pagodes par » centaines et par centaines de mille, n'y est » réellement pas le maître absolu. Dans le » Midi, on m'annonce un mouvement extra> ordinaire. Mgr Faurie écrit qu'il compte, » cette année, sur quelques dizaines de mille » conversions. Au Su-tchuen, c'est encore » mieux : 30,000 en un mois, autant qu'aux » jours des apôtres. »

« Mercredi, 26 avril. — Je pars pour faire > ma dernière étape. Le rendez-vous avec la » barque coréenne, qui doit venir à notre ren» contre, est fixé, du 5 au 20 mai. C'est au

» moment où les maîtres et les élèves de ce » cher Petit Séminaire invoqueront tous les » jours l'Étoile des Mers, que le pauvre enfant » du Petit Séminaire, qui y a appris à aimer » Marie et à désirer de gagner quelques âmes » à son divin Fils, c'est à ce moment qu'il » essaiera de franchir cette terrible barrière, » dont Satan a entouré ce malheureux pays > de Corée (*). Rapprochement consolant! mon » bien cher ami; oui, bien consolant! Au » Petit Séminaire, on prie la Sainte Vierge de » si bon cœur ! Réussirons-nous? Dieu le sait !

» Pour moi, je m'attends à de ; la misère.

» Quatre d'un coup, c'est dur à avaler pour le » diable, d'autant plus qu'en ce moment, il est » un peu aux abois en Corée. Je pars heureux.

» L'Esprit souffle où il veut. En Chine ou en » Corée, qu'importe ? pourvu que le Règne de » Dieu arrive ! »

Et à un autre :

« La Corée a ses peines, comme la France ; » elle a aussi, comme elle, ses croix et ses » consolations. Unis de prières, donnons-nous

(*) Lettre à M. Deydou.

» la main, bien cher Frère, et travaillons de » concert, à 6,000 lieues de distance, vous, à » l'Occident, moi, à l'Orient, à l'œuvre que » notre commun Maître nous a confiée. Heu» reux si nous pouvons arriver ensemble au » séjour de l'éternelle félicité, vous, par la » porte du couchant, moi, parcelle de l'aurore.

» Oui, nous nous y retrouverons, j'en ai la » douce confiance. Convenons-en, après tout, » cela ne dépend que de nous.

» Je vais donc, mercredi 26, me mettre en » route pour tâcher de m'enfoncer, comme vous » dites, dans ce tombeau vivant de la Corée.

> Mais ne croyez pas qu'une fois entrés, nous » soyons là, comme les morts dans leur sépul» cre. Une fois par an, nous pouvons recevoir » et expédier des lettres. Donc, si vous voulez » bien me donner de vos nouvelles, il y a » moyen, et croyez bien que je trouverai tou» jours le moyen de vous répondre.

» En union de prières et de sacrifices, » Votre indigne, mais sincère ami. »

A cette dernière lettre se rattache un intérêt poignant. Le destinataire, l'abbé Vital Bareille,

un de ceux qui avaient le plus goguenardé Beaulieu, sur l'incompatibilité entre sa faiblesse physique et le travail des missions, devenait valétudinaire lui-même et, après diverses alternatives de repos et de retour au travail, il succombait à la maladie de poitrine qu'il avait longtemps dissimulée (*).

Les missionnaires s'ébranlèrent au jour indiqué; c'était le lendemain de saint Marc.

Ils se réunirent autour du P. Huin, toujours résidant, auprès de l'Église épiscopale, à Notre-Dame des Neiges, sur les bords du Saro.

Le 1er mai, sous les auspices de Marie, ils se dirigèrent vers la mer; le 3, ils s'embarquèrent sur une jonque chinoise, à Ta-tsouang-ho.

« L'équipage était tout païen, mais composé » d'excellentes gens, dont nous avons fait » tout ce que nous avons voulu.

» Les commencements de notre navigation » furent des plus heureux; mais le diable, » peut-être un peu mécontent, se chargea d'en » empoisonner la fin. Retenus, durant huit

(*) Il quitta l'enseignement, devint vicaire au Bouscat, préfet des études, sous M. Arnaudin, au collège Sainte-Marie, vicaire à saint-Nicolas. Il est mort en 1871.

» jours, par un vent furieux, sur une île à peu » près sauvage (So-va-tao), nous voyions arri» ver le terme fixé, sans pouvoir faire un pas.

» Enfin, le 11 mai, par un temps affreux, et » après avoir nous-mêmes quasi dirigé la » manœuvre, nous pûmes arriver vers l'île du » Rendez-vous.

» Déjà nous l'apercevions, quand notre jon» que tomba dans un tourbillon, où nous fail» lîmes rester, corps et biens. C'est, je crois, » le plus grand danger que nous ayons couru, » depuis notre départ de France.

» Nous fîmes alors le vœu, si nous entrions » en Corée, de célébrer trois messes, en l'hon» neur de la Sainte Vierge, et cinq, ou au plus, » dix minutes après, nous étions hors du » tourbillon, et abordions à la fameuse île, où » nous devions trouver la barque de Mgr Ber» neux, notre vicaire apostolique. Mais, hélas !

» de barque point ! Il nous a fallu l'attendre, » huit mortelles journées, pendant lesquelles » plus d'une alerte est venue rompre la mono» tonie de notre séjour.

» Une fois, entre autres, nous avons eu la » visite de cinq mandarins coréens, que nous » avons reçus, bien entendu, cachés, le mieux

» possible, à fond de cale. Ils venaient tout » simplement nous intimer l'ordre de partir.

» Nos Chinois s'en débarrassèrent en leur fai» sant boire de l'eau-de-vie. Enfin, dans la » nuit du 19 au 20 mai, à la faveur des ténè» bres, cette bienheureuse barque arriva. A » minuit, on fit, dans le plus profond silence, » le transbordement de la contrebande animée » et inanimée, et, une heure après, nous » disions adieu à tous nos bons Chinois, et

» moi, en particulier, à mon servant de Si» hoang-ti, qui nous avait accompagnés et » qui avait la larme à l'œil, en nous faisant la » dernière prostration. Et puis, à la garde de » Dieu, entassés pêle-mêle, avec nos cinquante» deux colis, sur un méchant sabot coréen, » aux voiles de paille, et où il n'y avait pas un » clou de fer, nous voguions joyeux vers notre » pays de Corée, sans penser le moins du » monde à cette mer Jaune, la plus affreuse » peut-être de l'Extrême-Orient.

» Ce que Dieu garde est bien gardé.

» L'ordre de Mgr Berneux était de nous » conduire directement à la capitale; mais » nos braves matelots, en arrivant à l'entrée » du fleuve qui y conduit, prirent une telle

» frayeur, qu'il fut impossible de les décider » à avancer. Ils se voyaient déjà, en esprit, la » cangue au cou et le glaive à la gorge, et, de » fait, s'ils eussent été découverts, avec nous » à leur bord, c'était bien ce qui les attendait.

» Il fallut donc se résigner -à faire trente » lieues de plus, pour aller aborder au midi » de la Mission.

» Enfin, le 27 mai, à six heures du soir, en » plein soleil, nous prenions possession de la » Corée. »

En dépit de tous les obstacles, les missionnaires étaient donc arrivés à leur destination.

Dix mois environ s'étaient écoulés depuis leur départ de Paris.

Beaulieu, ne pouvant soulager son âme en entonnant le Te Deum; s'en dédommagea, en murmurant à voix basse l'exclamation favorite d'un de ses amis de Paris : « Vive Dieu, et » tremble l'Enfer (*). »

(*) M. Placide Parguel, de Rodez, né le 7 février 1841.

Envoyé, le 13 août 1866, au Yun Nan; décédé là-bas, le 3 février 1890, des suites d'une morsure de chien hydrophobe.

CHAPITRE XVI

LA CORÉE : DESCRIPTION DU PAYS.

COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE L'ÉGLISE CORÉENNE.

ÉTAT DES CHOSES EN 1864-65.

Nos pacifiques envahisseurs ont enfin mis le pied sur le sol qu'ils viennent soumettre.

L'Enfer les a comptés et il a frémi : il n'y avait eu jamais, jusqu'ici, en Corée, un missionnaire par province; les quatre nouvelles recrues portent à douze le nombre des soldats de Dieu qui se partageront le pays. Douze ! le nombre des Apôtres qui se partagèrent le monde, pour le conquérir.

Mais avant d'ouvrir le récit de cette rude campagne, qui aboutit, en dix mois, à un résultat si triste et si beau, essayons de décrire le champ de bataille et de résumer les diver-

ses phases d'une guerre, qui dure depuis au moins trois cents ans (*).

Avec nos habitudes modernes, avec nos frontières ouvertes, avec cette facilité de communication, cette rapidité des moyens de transport, qui, en un jour, nous fait passer du nord au midi d'une même contrée, et, en une semaine, traverser quatre ou cinq États différents, nous avons peine à concevoir un royaume qui s'isole de ses voisins, ferme systématiquement ses ports au commerce, bâtit une muraille ou fait le désert à ses frontières, pour tenir à distance l'étranger, en qui toujours il voit un ennemi.

Ce pays existait pourtant, et la France, qui, depuis un demi-siècle, avait ouvert, dans l'Extrême-Orient, tant de portes obstinément fermées ; la France, qui s'était établie en Cochinchine, en attendant de s'établir au Tong-King; qui avait planté son drapeau sur les murs de Pékin g, et qui venait récemment de forcer le Japon à recevoir ses vaisseaux et ses agents consulaires, la France n'avait pas songé à

n Les premiers martyrs coréens sont de 1614. (Voir Dallet, Histoire de la Corée, 1. I. ch. ier, page 5.)

s'ouvrir la Corée, où le sang de ses enfants avait coulé plus d'une fois.

Un marin français, qui plus tard se fit jésuite, François de Plas, s'en plaignait en 1854 : « Les Américains, disait-il, viennent d'ou» vrir le Japon au commerce; les Anglais » avaient déjà ouvert la Chine à l'opium; » la France ne fera-t-elle donc rien pour » Dieu (*) ? »

Et devançant les rêves d'empire colonial dont notre temps devait s'éprendre, il opinait en ces termes : « La Corée, la Cochinchine, le Tong-King, » seraient de grandes conquêtes. Nous pour» rions y ajouter Madagascar et cette terre » d'Afrique, qui a bu tant de sang français, » depuis saint Louis jusqu'à nos jours. »

Ce vaillant fils de notre patrie, qui eut l'occasion, pendant son stationnement dans les mers de la Chine, de rendre maints services aux missions et aux missionnaires, écrivait encore, en juillet 1855 : « Nous sommes maintenant sur les côtes de

Ci Vie du P. Fr. de Plas, parle P. Mercier, S. J., tome Ier, ch. vi.

» Corée ; nous y resterons un mois ou deux.

» En Corée, comme au Japon et aux îles » Lieou-Tcheou, on éprouve de grandes diffi» cultés à se mettre en rapport avec la popu» lation, pour en obtenir les vivres dont on a » besoin. Il fallut faire une descente et une » promenade militaire, avec fusils, pour inti» mider, et se procurer des bœufs. Cela réus» sit, » Et un peu plus tard : « Nous avons longé de près les côtes de » Corée, qui sont imparfaitement connues, et » nous avons été frappés de la multitude des » petites villes et des hameaux qui bordent la » mer. Tous les habitants sont vêtus de blanc, » ce qui permet de les distinguer à de gran» des distances. On les voit se grouper, soit » par curiosité, soit par mesure de police, dès » qu'un bâtiment ou un canot annonce l'inten» tion de s'approcher de la côte. Il leur est » interdit de rien - vendre aux étrangers, et, » sauf en quelques points, on ne peut rien » obtenir de leur bonne volonté. Comme ils » ne sont pas armés, on peut, sans grande » démonstration militaire, les faire venir à y composition. »

Empruntons, pour faire connaître cette région perdue, quelques mots au grand ouvrage rédigé par M. l'abbé Dallet, d'après les notes que Mgr Daveluy avait recueillies. Elles en donnent une idée plus complète et moins avantageuse que les quelques lignes extraites du journal du futur religieux : « La Corée, royaume tributaire de la Chine, est située au nord-est de cet empire, entre les hauts plateaux de la Mandchourie, la mer Jaune et la mer du Japon. Elle forme une presqu'île allongée, à la façon de la péninsule Italique, et mesure, si l'on en croit ses habitants, un peu portés à l'exagération, 300 lieues de long, sur 130 de large. Des calculs plus vraisemblables réduisent la longueur à 200 lieues, la largeur moyenne à 60.

» Elle est divisée en huit provinces. Ces provinces se subdivisent en trois cent trente-deux districts, qui renferment, dit-on, trente-trois villes du premier ordre, cinquante-huit du second et soixante-six du troisième. Les districts se subdivisent en cantons. La capitale, Han-iang, ou Séoul (ville des délices), est grande, entourée d'une forte enceinte de murs et de tours, dans laquelle s'entasse une

population considérable, en des taudis bas, séparés généralement par des ruelles infectes et tortueuses. Quelques-unes pourtant sont plus larges. Le sol de ce pays, marécageux sur les côtes, est montagneux dans l'intérieur. Aride au nord, il est assez fertile dans les autres parties, qu'arrosent de nombreux cours d'eau.

Il produit du coton, du tabac, du riz, du blé, et quelques légumes et fruits sans saveur. On y trouverait, sans grands efforts, du cuivre, du fer et même de l'or. Les forêts vierges, dont certaines montagnes sont couvertes, recèlent des légions de panthères et de tigres, qu'un despotisme stupide réserve pour les chasses royales et dont la dent cruelle fait, tous les ans, des milliers de victimes.

» Huit ou dix millions d'habitants, intelligents, mais asservis au plus odieux despotisme, s'agitent sur cette langue de terre, trop vaste pour sa population actuelle, trop mal cultivée pour la nourrir. Des famines fréquentes et des pestes presque continuelles, notamment la variole, passée à l'état endémique, déciment périodiquement bourgades et cités.

» Sans commerce, par suite d'un esprit d'indépendance jalouse, presque sans industrie,

ce peuple, pauvre et rachitique, est encore la proie d'une noblesse tyrannique et de gouverneurs rapaces, qui le sucent jusqu'au sang.

Quatre factions s'y disputent l'influence, et leur histoire, depuis l'asservissement à la dynastie qui règne actuellement en Chine, est celle de luttes intestines, de conspirations, qui aboutissent au triomphe de l'un des partis, à l'écrasement des trois autres. On prend ordinairement pour roi un enfant de la race royale, qu'on abrutit de bonne heure, en le confinant dans un sérail, et sous le nom duquel administrent et s'enrichissent quelques chefs ambitieux.

» La nourriture la plus exquise des Coréens est, avec la chair des oiseaux aquatiques, celle du chien; leur boisson, l'eau de riz ou une eau-de-vie extraite du blé fermenté.

» Leur costume est à peu près celui des Chinois, leurs voisins ; mais leur natte chevelue, au lieu de .pendre jusqu'aux talons, s'enroule en chignon sur le sommet de la tête.

» Le fond de leur religion est le culte des ancêtres. Toutefois, la superstition populaire adore un millier de bons et de mauvais génies, dont les principaux sont : Senytsou, le

protecteur des familles; Sam-sin, le créateur du genre humain; Mal-mieng, l'ami et le vengeur des parents; Kouan, le dieu des combats.

Les lettrés se rattachent, qui, aux maximes de Confucius, qui, aux doctrines de Fo et aux pratiques du Bouddhisme, ils ont des bonzes, des sorciers, des évocateurs et expulseurs d'esprits. Du reste, quand les Coréens se convertissent, ils deviennent très fervents et inébranlables dans leur foi. »

Le christianisme s'introduisit en Corée, dans le courant du xvie siècle. Nul ne peut préciser l'heure mystérieuse où le grain de sénevé tomba sur ces âpres rivages; nul ne connaît la main que le divin semeur emprunta pour ce premier travail. On a présumé que les instruments de la grâce furent des soldats chrétien's de l'armée japonaise, qui envahit la péninsule, en 1592, sous les ordres de Taï-ko-sama.

Toujours est-il qu'en Europe on sut qu'il y avait des martyrs coréens, avant d'avoir appris qu'il y eût des chrétiens de Corée. Ils souffrirent d'ailleurs le martyre à Na-ga-sa-ki, au Japon, où les avaient transportés les hasards de la guerre, et le religieux qui avait accompagné au delà du détroit l'armée d'invasion,

le P. de Cespédès, dut la suivre dans sa retraite, sans laisser sur le continent aucun prosélyte.

En 1631 et en 1720, les ambassadeurs coréens, qui s'étaient rendus à Péking pour y recevoir le calendrier officiel, en signe de vasselage, virent, dans cette capitale, des Pères de la Compagnie de Jésus et entendirent de leur bouche l'exposé des principes chrétiens. Ils les consignèrent par écrit, et en rapportèrent l'expression dans leur pays, pour la communiquer à quelques esprits curieux de nouveautés ou inclinés par la grâce vers un changement décisif.

Enfin, en 1784, le jour du salut se leva pour la Corée.

Un jeune homme d'illustre famille, nommé Pié-hi, avait eu connaissance des écrits dont nous venons de parler, et son âme, naturellement élevée, n'avait cessé de méditer sur les mystères qu'il avait entrevus dans une étude rapide. Apprenant, pendant l'hiver de 1783, qu'un de ses amis, Seng-houn-i, était désigné pour faire partie de l'ambassade annuelle, il s'empressa de l'en féliciter et le supplia de se mettre en rapport avec les prêtres européens, d'approfondir leurs enseignements, de

s'enquérir des principales pratiques de leur religion, enfin d'en obtenir des livres plus étendus sur ces matières intéressantes. Senghoun-i promit et tint parole. Son premier soin, en arrivant à Péking, fut de se rendre à la cathédrale catholique. L'évêque, franciscain portugais, était le célèbre Alexandre de Govea, qui avait joué un rôle pacificateur des plus heureux, dans le célèbre conflit de dominicain à jésuite, relativement aux rites chinois.

Vivement ému de l'ardeur naïve de Senghoun-i, et remerciant le Ciel d'être choisi lui-même pour ouvrir à la foi de nouvelles terres, il admit, au nombre de ses catéchumènes, le jeune attaché d'ambassade, et au printemps de l'année suivante, 1784, Ly(*) ou Ni-seng-houn-i, baptisé par un missionnaire, M. de Grammont, reprenait le chemin de sa patrie, rapportant des livres en grand nombre, ainsi que des croix, des images et autres emblèmes religieux. Il avait reçu au baptême le prénom de Pierre, parce que, dans l'esprit de ses pères spirituels, la Providence le destinait à devenir le fondement d'une

(*) Ly est la prononciation chinoise du mot coréen Ni.

nouvelle chrétienté. Il baptisa Pié-hi, qui prit le nom de Jean-Baptiste, et plusieurs autres ascètes volontaires, qui s'appelèrent François-Xavier, Louis de Gonzague, etc., etc.

Leurs adeptes se recrutaient dans la classe lettrée.

Hélas! ces prompts succès alarmèrent la superstition païenne. Un an à peine écoulé, une persécution éclatait. Pressés de toutes manières, les convertisseurs ou apostasièrent, ou eurent recours à des formules de rétractation équivoques. Après diverses alternatives d'agitation et de trouble, de lâcheté coupable et de retour sincère, il y eut un moment de répit. L'initiateur, pour assurer la perpétuité de l'œuvre entreprise, crut pouvoir instituer un sacerdoce, en reproduisant les rites décrits dans les livres liturgiques qu'il possédait, ou dont il avait été témoin dans la capitale.

Cependant quelques scrupules naquirent dans ces consciences naïves. L'évêque de Péking, secrètement consulté, blâma paternellement une ingérence, si contraire à l'institution de Notre-Seigneur Jésus-Christ et aux recommandations de saint Paul : « Que nul ne » s'arroge Vhonneur du pontificat etdu sacer-

» doce; il n'appartient qu'à Vélu de Dieu, tel » que fut Aaron (*). »

Enfin, un vrai prêtre chinois, le P. Jacques Tsiou, leur fut envoyé, en 1794. Il pénétra en Corée, au commencement de 1795, et, en quatre années, il rendit cette chrétienté naissante une des plus florissantes de l'Orient. La persécution entretint le feu sacré, au lieu de l'éteindre. Elle commença, de façon régulière, en 1791, et, depuis cette date cruelle, l'Église de Corée n'a pu, qu'à de rares intervalles, sortir de ses catacombes et respirer un peu librement. Le premier prêtre coréen, André Kim, fut martyr, cela va sans dire; martyr avait été le P. Tsiou, en 1801. L'un et l'autre sexe, tous les âges, toutes les conditions, ont fourni au martyrologe coréen des noms glorieux. Dans le livre de l'abbé Ballet, sur quarante-six chapitres, vingt-quatre sont intitulés : Persécution générale; Nouvelle persécution; Suite de la persécution; Martyrs; Martyre ; Nouveaux martyrs, etc.

Sept persécutions en un siècle, quel bilan, pour un seul pays! C'est autant que l'Église

(j Hebr. v, 4.

entière, de Néron à l'empereur Constantin.

La Papauté n'avait pas ignoré ces luttes et ces triomphes. L'introduction mystérieuse et l'épanouissement soudain du christianisme dans la presqu'île coréenne avaient consolé Pie VI, à Valence, au cours de la grande Révolution française. Pie VII, dans sa captivité de Fontainebleau, avait tressailli d'une sainte allégresse au récit des souffrances et de l'héroïsme de ce troupeau sans pasteurs.

Grégoire XVI, en 1831, eut la consolation de leur assigner un premier vicaire apostolique, Mgr Bruguière, de la mission de Siam; mais celui-ci expira de fatigue, en vue des redoutables frontières, après plusieurs tentatives infructueuses pour les franchir. C'était en 1835.

Deux missionnaires, MM. Maubant et Chastan, bravant le régime de terreur qui pesait sur la Corée, furent plus heureux. Ils trouvèrent làbas neuf mille chrétiens ; ils les organisèrent en société réglée, et purent cultiver trois ans ce champ si fertile, avant de verser leur sang, qui acheva de le féconder. Ils avaient frayé la voie à Mgr Imbert qui, avec eux, donna sa vie pour sauver ses brebis, en 1839.

En 1845, un chrétien indigène, André Kim,

introduisit, au prix de mille dangers, Mgr Fer réol et M. Daveluy. L'histoire de ce dévoué catéchiste, dont le zèle fut récompensé par la prêtrise, et plus tard par le martyre, avait été racontée tout au long dans le livre : la Salle des Martyrs, en attendant de fournir de magnifiques pages à l'ouvrage de M. Dallet.

M. Maistre, entré à peu près vers ce temps, reçut le dernier soupir de Mgr Ferréol, qui tomba d'épuisement, en 1854.

Celui-ci eut pour successeur Mgr Berneux, qui, flagellé pour la religion au Tong-King, avait tenu la palme en sa main, pendant deux années, sans parvenir à la détacher (*). Il prit le titre d'évêque de Capse, qui avait été le titre épiscopal de Mgr Bruguière. Avec lui, commença pour cette Église, noyée dans le sang et les larmes, une ère de progrès et de prospérité. En 1864, elle comptait deux évêques et six prêtres.

Les deux évêques étaient Mgr Berneux et Mgr Daveluy, celui-ci sacré coadjuteur, en 1857, avec le titre d'évêque d'Acones, in partibus

(*) Lui et ses compagnons de captivité furent sauvés par l'arrivée d'une frégate française.

infidelium. Travailleur infatigable, il se reposait de ses courses apostoliques, en écrivant les Annales religieuses de la Corée, et en rédigeant les deux dictionnaires de la langue de ce pays.

Les six prêtres étaient : MM. Féron, Calais, Ridel, Pourthier (ce dernier provicaire) , Petit Nicolas et Aumaitre.

Tous se conduisaient avec la plus extrême prudence, parce que les menaces de mort planaient toujours sur la tête des chrétiens.

On ne pouvait accorder à ce troupeau malheureux le consolant spectacle des pompes solennelles. A la capitable même, Han-iang ou Seoul, les fidèles n'entendaient la messe que le jour où on leur administrait les Sacrements, et toujours avant le lever du soleil.

On n'osait conférer aux malades que l'Extrême-Onction, pour n'avoir pas à faire un second voyage, en leur portant le Saint Viatique; toujours « on était obligé de cacher la > pénitence, avec le même soin qu'on eût » fait les crimes. Toujours Jésus-Christ » se voyait contraint à chercher d'autres » voiles et d'autres ténèbres que ces voiles » et ces ténèbres mystiques, dont il se couvre

» volontairement dans l'Eucharistie (*). »

Les missionnaires, toutefois, passaient inaperçus, grâce à l'habit de deuil, dont ils avaient soin de se revêtir dans leurs sorties. Cet habit consiste en une large pièce d'étoffe grossière, dans laquelle on se drape tout à son aise, et en un vaste chapeau de jonc, dont les bords rabattus descendent jusque sur les épaules.

De plus, l'homme en deuil porte à la main un voile en toile de chanvre, suspendu à deux petites baguettes, et il s'en couvre le visage, d'aussi loin qu'il aperçoit quelqu'un. Il serait de la dernière inconvenance d'interpeller l'homme en deuil, et, sous cet accoutrement burlesque, l'étranger peut aller et venir, en toute sûreté, pourvu qu'il ne séjourne pas trop longtemps dans le même endroit.

Ainsi déguisés, Mgr Berneux et ses prêtres se mettaient en campagne, au mois d'octobre, pour visiter chacun leur district.

Voici le programme qu'on suivait dans cette tournée : Dans chaque agrégation de vingt confessions, arrêt et séjour de vingt-quatre heures.

(*) Bossuet, Or. fun. de la reine d'Angleterre.

Le missionnaire arrivait ordinairement pour déjeuner, chargé de tout son bagage, c'est-àdire pierre d'autel, vases sacrés, ornements, 'tc., etc., et s'installait dans un Kong-so. On appelle ainsi la maison chrétienne choisie à cause de sa moindre incommodité. On tapisse de papier, ou l'on recouvre de toile les murs de terre de ce qui sera l'oratoire et redeviendra, tôt après cuisine, et chambre à coucher. Heureux est-on, quand on trouve deux pièces communiquant ensemble. D'ordinaire elles sont si basses, que l'évêque ne peut s'y coiffer de la mitre.

Après le déjeuner, présentation des chrétiens, examen sur le catéchisme, instruction des catéchumènes, concession des dispenses, puis, un peu d'office, servant de repos.

Cet intermède écoulé, entretien avec le catéchiste sur l'état de la chrétienté, puis confessions. Elles duraient quelquefois jusque fort avant dans la nuit et laissaient à peine le temps d'un court sommeil, car, de grand matin, il fallait être sur pied, pour célébrer la sainte messe, distribuer la communion, administrer les sacrements de baptême et de confirmation, et on repartait, si possible, avant l'aube, pour

éviter les rencontres. Parfois, entre les villages, il y a trois, quatre, dix, vingt lieues.

Aussi chaque chrétienté offrait-elle au Père, avant son départ, une paire de bas et une paire de souliers de paille. Le missionnaire rentrait chez lui en mars, avril ou mai, selon l'étendue de son district. C'est alors qu'il se refaisait un peu, visitait le vicaire apostolique, écrivait d'une manière détaillée, pour le lui communiquer, le compte rendu de son administration, étudiait lalangue, composait des livres coréens ou chinois, ou en traduisait de français pour l'usage des fidèles, enfin expédiait sa correspondance et faisait solitairement sa retraite.

Ensuite il partait pour recommencer.

On le voit, cette vie était occupée, et cependant les missionnaires, dans les six ou huit mois que durait leur course, n'avaient pas toujours le temps de parcourir toutes les chrétientés, encore moins* pouvaient-ils s'occuper des païens; les conversions étaient l'œuvre des catéchistes, et surtout de la grâce de Dieu. Or, à la faveur d'une trêve de vingt années, Dieu et ses humbles émissaires avaient si activement travaillé, que le chiffre des abjurations s'était accru dans des proportions merveilleuses.

L'horizon d'ailleurs semblait s'éclaircir.

Le roi de Corée, Tchiel-song, étant mort sans postérité, au mois de janvier 1864, la veuve d'un de ses prédécesseurs, la reine Tcho, monta sur le trône. Comme c'est assez l'ordinaire, dans ce pays de révolutions de palais, elle adopta un enfant de noble famille, dont le père fut déclaré régent. La reine, ainsi que la faction qui l'avait portée au pouvoir suprême, était notoirement hostile au christianisme; mais le régent paraissait disposé à tolérer la religion étrangère, et la prise de Péking par les Français le confirma dans ces sentiments favorables. La crainte d'attirer en Corée nos armes victorieuses fit prévaloir une conduite assez libérale. Au commencement de 1865, le bruit se répandit que la persécution allait recommencer, et les deux évêques, réunis à la capitale, sachant que leur domicile était connu, préparèrent leurs habits pontificaux, pour paraître devant les tribunaux, revêtus de leurs insignes.

Ce n'était qu'une fausse alerte.

Peut-être l'attitude ferme des chrétiens contribua-t-elle à éloigner le péril : ils se présentèrent en foule aux mandarins, confessant

hautement leur foi, demandant à grands cris le martyre. La cour, effrayée de leur courage et de leur nombre, n'osa rien tenter contre eux. Les plus timides alors s'enhardirent.

Dans certaines provinces, on voyait les chrétiens procéder aux obsèques de leurs coreligionnaires avec pompe, à la lueur des torches, en chantant les psaumes de l'office des morts.

De toutes parts, les païens demandaient le baptême; les bras des ouvriers de Dieu se lassaient à régénérer ces nouveaux enfants du Seigneur. Ainsi autrefois, dans l'empire romain, malgré les empereurs et les proconsuls, en dépit des édits de proscription, les ministres de l'Évangile prêchaient le Christ crucifié; les supplices, bien loin d'inspirer la terreur, devenaient un attrait de plus, et, après trois persécutions meurtrières, les apologistes pouvaient écrire, sans exagération ni mensonge : « Nous peuplons vos cités; nous » couvrons vos campagnes ; le sang que vous » répandez est une semence de chrétiens (*). »

n Tertullicn : Apolog.

CHAPITRE XVII

BEAULIEU EN CORÉE. — ÉTUDE DE LA LANGUE.

CRAINTES ET ESPÉRANCES.

PERSÉCUTION. — MARTYRE. — SÉPULTURE.

(1865-66)

Nous avons laissé les quatre missionnaires sur le rivage, remerciant Dieu et gourmandant leurs conducteurs. Ceux-ci, en effet, au lieu de remonter le fleuve qui baigne Seoul, capitale du royaume, où Mgr Berneux attendait impatiemment, depuis plusieurs jours, étaient allés débarquer à trente lieues plus au sud, dans un marais., voisin de leur village, situé dans la plaine de Naï-hpo. Ce village et cette plaine, théâtre de plusieurs martyres, appartenaient au district de Mgr Daveluy. Les chrétiens, tout épouvantés d'avoir reçu, dans un milieu déjà suspect, un dépôt aussi compro-

mettant que celui de quatre prêtres catholiques, ne tenaient point à les garder trop longtemps. De leur côté, ceux-ci les sommaient de les conduire à leur destination. Pendant qu'on cherche des porteurs, on apprend que l'évêque d'Acones administre dans le voisinage. Bien vite on l'avertit et il se hâte d'accourir. Ses dispositions sont bientôt prises et son sang-froid triomphe de l'affolement général. Il dirige immédiatement M. de Bretenières sur la capitale et emmène les trois autres prêtres en un lieu plus sûr, autrefois résidence de M. Landre.

Au bout de huit jours, on reçoit les lettres du Vicaire apostolique. Sa Grandeur laissait M. Huin à la disposition du Coadjuteur, et mandait auprès de lui MM. Dorie et Beaulieu.

« Nous arrivâmes à Seoul, la veille de la » Trinité, écrit celui-ci, et j'ai dit un fameux » Te Deum, en franchissant les remparts.

» Après douze jours délicieux, passés en la » compagnie de notre évêque, il fallut se » séparer, pour se mettre à la besogne.

» M. de Bretenières resta à Seoul; M. Dorie » et moi fûmes casernés, à cinq lieues de )) là, au milieu des hautes montagnes, dans

» deux petits villages entièrement chrétiens, » séparés l'un de l'autre par une distance » d'une lieue et demie (*). J'apprends tranquil» lement la langue, qui est beaucoup plus » difficile que le chinois : à peine si, après » trois mois d'études, je puis dire quelques » petits mots; cependant, avec la grâce de » Dieu, on en viendra à bout, et même, je » l'espère, assez facilement. > Ces derniers mots laissent entrevoir ce que l'humilité du futur martyr dissimule, à savoir, les progrès rapides qu'il faisait dans cette langue « 1diabolique ». M. Calais, dans une relation qu'il adressa au Séminaire des Missions Étrangères, sur les événements qui suivirent, s'exprime ainsi : « Ce que le P. Beaulieu savait de la langue » coréenne, il le parlait clairement. Les carac» tères chinois, qu'il avait beaucoup étudiés » dans son court passage au Leao-Tong, lui » servirent à se faire comprendre, dès les » premiers jours qu'il fut parmi nous. > Nous apprenons encore, par cette relation, que Beaulieu avait reçu le nom de So-sin-pou,

(*) A Son-Kol.

c'est-à-dire le père spirituel, So, et que M. Dorie, P. Kim-sin-pou, et lui se visitaient à tour de rôle, pour se confesser et se soutenir mutuellement dans la ferveur.

Il ne put donner qu'une seule fois de ses nouvelles à ses amis et à ses proches, pendant les dix mois qui précédèrent sa mort. A la vérité, il écrivit en septembre et en décembre, mais les deux lettres arrivèrent en même temps. Les détails suivants expliqueront ce retard :

« Royaume de Corée, 21 septembre 1865.

» Bien chers Parents,

» Avant de vous donner aucune nouvelle, je » veux vous faire connaître l'état de la poste » coréenne à l'usage des missionnaires, afin » que vous ne vous inquiétiez pas trop, si » quelquefois vous ne recevez pas de nouvelles, » ou si vous n'en recevez que rarement.

» Voici comment la chose se pratique : » Chaque missionnaire ayant fait sa corres» pondance pour l'Europe, l'envoie à la capi» taie, chez Monseigneur.

» Jusque-là, peu de difficultés.

» Au mois de décembre, Sa Grandeur expé» die deux hommes à la frontière de la Chine, » pour porter nos lettres et recevoir des cour» riers de Mgr Verrolles (que vous connaissez), » et les lettres qui nous sont adressées.

» Or, ces hommes coréens, faisant ce métier, » s'exposent, ni plus ni moins, à la peine de » mort, s'ils sont découverts, et le danger de » l'être n'est pas petit, puisque, à la douane, » ils sont examinés de la tête aux pieds. On se » demande vraiment comment ils peuvent » s'en tirer. Vous comprenez qu'avec une » poste ainsi desservie, il faut s'attendre à » tout. N'importe! j'espère que, pour votre » consolation et la mienne, les bons anges de » notre famille voudront bien se charger de » ce message, le rendre invisible aux yeux de » nos féroces douaniers, et vous le faire » arriver sain et sauf, au mois de juin ou de » juillet de l'année prochaine. »

Ici se place le récit que nous lui avons emprunté de sa dernière traversée, avec toutes les péripéties d'attente, d'angoisse, de crainte et d'allégresse ; puis il en vient à ses chers chrétiens, « affamés des sacrements, dit-il, et » dont les mœurs, admirablement chrétiennes,

» feraient rougir leurs frères d'Europe, et me » font rougir moi-même.

» Que vous dirai-je maintenant de la » Corée ? ajoute-t-il. Bien que je l'aie par» courue dans une partie de sa longueur, je » ne la connais encore guère. Je puis pour» tant vous en donner une petite idée. Au » physique, ce ne sont partout que monta» gnes, souvent très hautes et bien boisées, ce » qui rend le ministère pénible, surtout quand » on y ajoute des chemins moins larges que » nos plus petits sentiers dans les prairies.

» Au moral, je ne suis pas encore en état d'en » parler. Ce sera pour l'année prochaine.

» Un mot alors de l'administration reli» gieuse de ce pays. »

Suivent les noms des évêques et des missionnaires présents en Corée, avec l'indication de leur pays d'origine : « Mgr Berneux, évêque » de Capse, vicaire apostolique, et Mgr Daveluy, » évêque d'Acones, son coadjuteur, le pre» mier, du Mans, le second, d'Amiens. Dix » missionnaires : MM. Petit-Nicolas, de Saint» Dié (Vosges) ; Pourthié, d'Albi ; Féron, de » Séez (Orne); Ridel, de Nantes; Calais, de » Nancy ; Aumaître, d'Angoulême, et nous

» quatre nouveaux venus. Pour donner de » l'ouvrage à tout ce monde, comptez environ » vingt-cinq mille chrétiens à administrer et » environ dix millions de païens à convertir, » tout cela disséminé sur une étendue de deux » cents lieues, au moins, en longueur, sur » soixante de largeur, toujours, — bien » entendu, dans le plus strict incognito.

» Voilà que vous connaissez tout le personnel.

» Je voudrais bien vous dire un mot de » l'habit coréen. Mais c'est chose impossible à » décrire. Je vous en dirais bien long, que » vous ne comprendriez pas; il faut avoir vu.

» Qu'il vous suffise de savoir qu'il est entière» ment blanc; pantalons beaucoup plus larges » que ceux de nos zouaves, souliers de paille, » chapeau de paille ou de jonc, qui mesure » certainement plus d'un mètre. Jamais on ne » coupe un poil de barbe ni les cheveux. On » les relève et on en forme un chignon, que » les hommes portent sur le sommet de la » tête, et les femmes, derrière, un peu comme » en France. Plus, une pipe, beaucoup plus » longue qu'en Chine, et qui ne vous quitte » jamais.

» Comment pensez-vous que je me trouve ?

» Bien je vous assure, très bien. Ma santé est » toujours ce qu'elle était en France et ce » qu'elle a été en Chine. Dieu veuille, si c'est » son bon plaisir, m'en continuer autant, afin » que je puisse faire quelque chose dans cette » chère Corée.

» Pour vous, priez toujours pour moi. N'ou» bliez pas les jours dont nous sommes conve» nus et auxquels je dis la messe pour vous » tous, et surtout, vivez toujours de manière » que, si nous sommes séparés, pendant cette » vie, qui n'est qu'un instant, qu'une ombre; » nous nous retrouvions sûrement, dans celle » qui ne finira pas.

» Adieu, il faut se borner, parce que plus le » paquet de lettres est gros, et plus est grand » le danger que courent nos braves chrétiens, » en allant les porter en Chine. Je vous » embrasse tous, un à un, et me rappelle au » bon souvenir de tous ceux qui veulent bien » ne pas m'oublier. »

Un post-scriptum recommande d'informer ses correspondants ordinaires des raisons de son silence, et l'énumération qu'il fait d'eux et de proches auxquels il avait fait plus rarement allusion, achève de prouver que la mémoire

de son cœur ne connaît pas les défaillances.

D'ailleurs, avant le départ du courrier, il reprit la plume, pour en renouveler l'assurance.

Il commence à « bredouiller la langue », et espère pouvoir prochainement satisfaire les fidèles qui l'entourent et qui le « désolent de » demandes ».

Quoique loin des siens, il pense à eux tous, « surtout le 20 de chaque mois, comme c'est » convenu ».

Mgr Berneux, ayant vu la solide montre que Beaulieu tient de la libéralité de son oncle, en désire une pareille, à laquelle il en faudra joindre quatre autres « en argent, à double boîtier, » du même genre et de même qualité, avec » quelques clés pour chacune ». M. Albrand, à Paris, paiera le tout. Ces observations pratiques sont accompagnées d'un trait d'humour, tout à fait aimable : « Avoue que je rends ton » nom célèbre, écrit-il à M. Blaize. Non, au » bout du monde, je n'aurai pas à rougir de » ton horlogerie. »

Pour économiser son temps, il partage entre ses amis les renseignements qu'il suppose dignes d'intérêt : « Le récit de ma navigation, dit-il à l'un.

» d'eux, est consigné dans une lettre adressée » à ma famille. Quelques mots sur l'adminis» tration des chrétiens en Corée sont la part du » cher abbé Dubreuilh; un petit aperçu, sur la » situation actuelle de la Corée, par rapport à » la religion, vous sera communiqué par » M. Faure; à vous, je dirai un expédient » admirable, que le bon Dieu s'est créé dans ce » pays, pour permettre à ses missionnaires de » tromper la surveillance des mandarins. » Et il décrit le précieux costume de deuil, qui déguise si complètement l'apôtre, et qui s'impose à tous les respects.

« Vous comprenez aisément, poursuit-il, qu'à » ce compte-là, le missionnaire, en arrivant » en Corée, n'a rien de plus pressé que de se » mettre en deuil de son père et de sa mère, » souvent fort bien portants. Le malheur est » que, si on reste trop longtemps dans un » même endroit, les païens disent : Mais cet » homme-là porte bien longtemps le deuil !

» Aussi quelques confrères, dont le visage » n'est pas trop étrange, pour des yeux coréens, » portent l'habit ordinaire, et, le diriez-vous, » il paraît que je serai de ce nombre. Ma barbe » est bien un peu rousse et mon nez proémi-

» nent, mais il y a, en Corée, de loin en loin.

» quelques barbes rousses, et ce nez, par trop » français, on le raccourcira, en lui faisant » porter une grosse paire de lunettes coréen» nés. Cela, bien entendu, seulement quand » j'aurai appris la langue et que je serai un » peu au courant des rubriques du pays. Pour » le moment, je suis en deuil. et ce fameux » habit n'est pas un paratonnerre absolument » sûr. En voulez-vous un exemple ?

» L'année dernière, Mgr de Capse, revenant » de faire son administration annuelle, ren» trait à la capitale, lorsqu'il fit la malencon» treuse rencontre du cortège du premier » ministre. Aussitôt il fit arrêter ses porteurs » et déposer sa chaise (car Sa Grandeur, brisée » par les travaux et par deux ans de captivité » au Tong-King, ne peut plus aller à pied, » bien qu'âgé à peine de cinquante-deux ans).

» Les gens du premier ministre, trouvant que » ce n'était pas assez faire honneur à leur » maître que de rester ainsi, assis dans sa » chaise, voulurent savoir qui c'était. Un » d'eux s'approcha donc et leva le voile qui cou» vrait le visage de Monseigneur : « Eh bien !

» lui dit alors l'évêque, de sa plus forte voix,

» regarde-moi bien. » La majesté de ce visage, » la longueur de cette barbe blanche, qui n'a » certainement pas sa pareille en Corée, firent » tant d'impression sur ce soldat, qu'il alla » simplement dire à son maître que c'était un » vieillard de haute noblesse, et Monseigneur » put, sans encombre, arriver jusque chez » lui. »

Le missionnaire bordelais Daugaron, à.

Tranquebar, MM. Verdier et Lesserteur, au Tong-King, reçurent chacun au passage une intéressante épître : « Notre évêque, leur man» dait-il, est trempé à la Retord, à la Bon» nard. » On sait combien ces paroles étaient significatives sous sa plume.

Il exprimait ses craintes, non pas pour luimême, mais pour l'Église de Corée : « C'est d'un vrai nid aérien que je vous » écris. — Comment va la Corée ? me demande» rez-vous. — Mal, pour les missionnaires; » bien, pour les chrétiens. Nos confrères suc» combent à la besogne. On n'a pas une idée » du travail qu'il y a, avant de l'avoir vu.

» L'oeuvre de Dieu marche raide. L'année » passée a été fructueuse; le petit P. Calais, » qui est un vrai saint, a trouvé moyen, dans

» un district immense, d'entendre à lui seul » plus de quatre mille confessions. — Et la » persécution ? — La persécution ? elle peut » survenir d'un jour à l'autre, et, si elle éclate, » nous sommes sûrs d'être tous, je ne dis pas » tués, mais pris. En ce moment, rien fl'éton» nerait. Le régent est perdu de débauches, et » le jeune roi, qui, au printemps, va prendre » les rênes du gouvernement, est déjà épuisé » par les excès. Il a quatorze ans ! ! ! — Qu'at» tendre de pareils êtres ? S'ils n'avaient pas » présente à l'esprit la catastrophe de l'empe» reur de Chine, on verrait une boucherie » générale de tous les chrétiens du royaume.

» — N'importe ! En attendant le diable perd » rudement de terrain. — La mission est vrai» ment bien organisée, aussi bien du moins » que le permettent les circonstances, et, ce » qui est encore plus précieux, et que j'ai déjà » pu constater par moi-même, c'est que, évê» ques et missionnaires ne font qu'un cœur et » qu'une âme, bienfait dû, sans doute, après » la grâce de Dieu, au régime de la commu» nauté, sous lequel nous vivons, à peu près à » l'instar du Tong-King occidental. »

Il y a ici une allusion à _la mesure inaugu-

rée dans cette dernière mission par Mgr Retord, de réunir une fois chaque année tous ses prêtres autour de lui, pour leur ménager les exercices d'une retraite. Mgr Berneux, collaborateur autrefois de l'illustre prélat, avait adopté ses vueuet les appliquait en Corée.

Revenant à la question des menaces, toujours suspendues sur la tête des missionnaires, Beaulieu disait encore : « Nos gouvernants, dans un moment » d'ivresse, et ces moments ne sont pas rares, » pourraient dire un mot, qui suffirait pour » qu'on massacrât tous les chrétiens. Que » nous réserve le bon Dieu? Lui seul le sait.

» Pourvu que tous, et moi surtout, soyons à » la hauteur de notre position, et sachions » prouver au besoin que nous aimons Dieu un » peu plus que notre vie ! ! !

» Mon ami (ceci s'adresse à M. Verdier), il > faut que vous et moi nous soyons de grands » saints, des saints à canoniser, qui aiment » Dieu comme des fous. Oh! la belle philoso» phie que celle-là! Demandons-la au bon » Dieu, l'un pour l'autre, et que Notre-Sei» gneur fasse de nous ce qu'il voudra. Vive » Jésus ! mon cher confrère; et surtout n'allons

» pas manquer la porte du ciel, parce que, à » tout prix, je veux vous revoir; nous étions » trop amis pour être séparés éternellement. »

Ceci à M. Lesserteur : « Quarante ans de mission et le martyre au » bout, dit Mgr Pie à ses diocésains, quand ils » partent; et moi, je vous dis : Autant de » mission que le bon Dieu voudra, et le mar» tyre au bout, si c'est son bon plaisir.

» Aimons Dieu, non verbo, neque linguâ, sed » opere (*). »

L'heure approchait où il allait donner de son amour pour Dieu cette preuve de fait.

Du reste, prêt à tout, il se tenait amoureusement dans la main de Dieu, et ses désirs de souffrance, de mort sanglante, n'avaient plus rien d'impatient et d'immortifié.

On lui avait indiqué, paraît-il, pour hôte et pour catéchiste, un chrétien, en qui la bonne volonté ne suppléait pas le défaut d'intelligence.

Il le quitta bientôt, pour aller s'établir dans une autre maison, dont il prit le propriétaire

n « Non de bouche, et en paroles, mais effectivement, d'oeuvres et d'effets. » (la Joan., III, 18.)

pour servant. Cet homme s'appelait Tjiang.

Il était assez instruit, mais baptisé seulement depuis trois ans.

Beaulieu, progressant de plus en plus dans la langue coréenne, put donner deux fois les sacrements à son village, et une fois, à un village voisin. Il baptisa quelques adultes, bénit deux ou trois mariages, confirma (*) quelques personnes, et administra plusieurs fois l'extrême-onction, dans des localités peu éloignées de sa résidence.

Mgr de Capse, voyant que le jeune missionnaire commençait à se rendre utile, lui assigna, au commencement de 1866, un district, situé au sud-ouest, à trente lieues plus avant dans l'intérieur des terres.

Beaulieu, ravi, fait sa retraite et se prépare à partir avec des chrétiens de ce district, qui sont venus chercher leur pasteur. Il va donc enfin pouvoir donner ce petit coup de main, dont il parlait dans une de ses lettres. L'horizon est si souriant ! Il y a eu, c'est vrai, des arrestations et même des supplices, infligés à

(*) Dans les pays de mission, le prêtre reçoit du SaintSiège l'autorisation d'administrer le sacrement de Confirmation.

des chrétiens, dans quelques provinces, mais on a donné pour prétexte de ces rigueurs des querelles qui n'avaient point trait aux croyances religieuses des victimes. La reine-mère est toujours catéchumène ; le rapport annuel de l'évêque mentionne des conversions en nombre étonnant et exprime, pour l'année nouvelle, des espérances plus belles encore. Il réclame deux ou trois ouvriers de plus, tant la moisson s'annonce abondante.

Soudain, un bruit sinistre se répand et vole de bouche en bouche : Mgr Berneux est arrêté !

M. de Bretenières, arrêté lui-même, trois jours après son évêque, a eu juste le temps d'expédier un émissaire sûr à chacun de ses confrères.

Beaulieu, avant de se mettre en marche, veut attendre des nouvelles plus précises, et congédie ceux qui l'étaient venus quérir. Mais le village a pris l'alarme. On conj ure le missionnaire de fuir. Sa présence est, dit-on, connue d'un trop grand nombre de personnes.

En se retirant, il préservera ses hôtes des plus grands malheurs. Il cède à leurs craintes et s'en va, à trois quarts de lieue plus loin, dans la province de Tountery, où un croyant dévoué, nommé Ni, lui a ménagé une cachette sûre.

Tout ceci s'est passé entre le 23 février et le 27; à cette dernière date, des satellites se présentent de grand matin : ils sont conduits par un mauvais païen du voisinage, renseigné, selon certaines relations, par le catéchiste Tjiang, serviteur perfide ou simplement intimidé. D'autres satellites s'emparaient, en même temps, de M. Dorie. Le domestique de Mgr Berneux, Ni-son-i, avait traîtreusement donné toutes les indications nécessaires pour que l'on frappât à coup sûr.

Le lendemain, les deux prêtres, ceints du cordon rouge qui désigne les grands criminels, et coiffés d'un bonnet de toile rouge à longs bords, rabattus devant le visage, sont portés sur une civière à la capitale. On les dépose dans la prison Kou-riou-kan, espèce de cachot infect et obscur, où l'on écroue les gens de basse condition et les plus vils scélérats. On y est assis sur la terre nue, et une cloche étourdissante, incessamment balancée, empêche les captifs de se communiquer leurs pensées. La vermine s'y prend à mains pleines, les cancrelas et les rats s'attaquent aux chairs des prisonniers, qui sont obligés de s'asseoir dans une boue infecte.

Voici, en peu de mots, les causes qui ont amené cette subite explosion de rage idolâtrique.

Le régent a espéré quelque temps que rintervention de l'évêque européen le débarrasserait des importunités de la Russie, qui demande à s'établir dans un port septentrional de la Corée. Il l'a mandé près de lui, par l'intermédiaire d'un mandarin chrétien, nommé NamJean, et, en cas de succès, a laissé entendre qu'il accorderait la liberté religieuse. Sur ces entrefaites, les navires qui effrayaient le régent ont disparu, et les troupes sibériennes, qui avaient franchi la frontière, pour appuyer les revendications des marins russes, ont rebroussé chemin. De plus, on a reçu de Péking une lettre, dans laquelle l'ambassade coréenne affirme qu'en Chine on tue les Européens. Le parti païen, un moment abattu, a repris courage, et le régent, ne résistant plus à la pression de ses ministres, a remis en vigueur les anciens édits.

Beaulieu et Dorie ne trouvèrent pas dans la prison Mgr Berneux et M. de Bretenières, qu'on avait transférés, après les premiers interrogatoires, dans la prison Keum-pou, un peu

moins malsaine, et réservée aux accusés de marque. Conduits le 28, au tribunal de droite, Sin-mieug-sioum, situé à droite du palais royal, ils furent interrogés par le grand juge, Ni-kieng-ha : « Apostasie et tu seras sauvé », avait dit le juge à l'évêqne. Celui-ci avait répondu qu'il ne pouvait obéir, et opposé un silence plein de dignité aux questions indiscrètes que lui posaient le régent lui-même et son fils. Il en fut de même de l'abbé de Bretenières.

Beaulieu, interrogé à son tour, déclara qu'il était venu en Corée pour sauver des âmes et qu'il mourrait pour Dieu avec plaisir. D'ailleurs, il s'excusa sur son inexpérience de la langue de ne pouvoir répondre à toutes les interrogations qu'on lui adresserait. Son compagnon parla dans le même sens. Reportés dans 1 eKewn-pou et enfermés chacun dans une cellule, on les réunit, après quatre jours, dans le Kou-riou-kan, où ils passèrent ensemble quatre autres jours, dans des entretiens dignes du ciel. Ils comparurent, selon l'usage, chacun quatre fois, devant le tribunal et subirent les tortures que nous allons raconter ; après quoi on leur enveloppait les jambes de papier huilé et de morceaux de grossière étoffe.

Donnons une idée de ces séances : Sur un des côtés d'une cour spacieuse s'élè» yent plusieurs tribunes, où siègent les juges » et les mandarins. Au milieu de la cour est » une chaise très solidement attachée, sur » laquelle on assied le prévenu. On lui lie les » deux pieds ensemble, au dessus de la che» ville; le pantalon relevé laisse les jambes à » découvert; une autre corde attache ensemble » les genoux ; enfin, d'autres cordes, passées » sous les aisselles, attachent les épaules au » dossier de la chaise. Des deux côtés de la » victime se tiennent debout, rangés en ligne, » quatre, six, ou huit exécuteurs, armés d'ins» truments de torture. Derrière eux, et séparé » seulement par un voile, est un scribe, qui » recueille toutes les paroles, tous les aveux » du patient. A quelques pas en arrière, et for» mant un fer à cheval, sont disposés quatre» vingts soldats, armés eux aussi d'instruments » de supplice ; enfin, à deux ou trois pas en » arrière, est une autre ligne de soldats, qui » contient la foule. Aussitôt que l'interroga» toire ou les supplices commencent, commen» cent aussi à retentir les cris lugubres des » soldats; le bruit sourd et cadencé de leurs

» voix doit couvrir le son des paroles de » l'accusé et des plaintes que peut lui arracher » la souffrance; car on ne veut pas que les » assistants entendent rien de tout cela. »

On voit par là combien il est difficile de savoir ce qui se passe : les soldats et les exécuteurs seuls peuvent donner des détails exacts et complets. C'est par deux d'entre eux, qui étaient chrétiens et qui se trouvaient de service, que l'on a connu réponses et tourments. Ces notaires providentiels s'appelaient Jacques So-z'n-kz'ez'-mz' et So-sieng-kiei-mi.

Mgr de Capse fut celui qui souffrit le plus ; après lui, on signale comme ayant été plus cruellement torturés, MM. Beaulieu et de Bretenières.

Ils subirent un grand nombre de tortures différentes; l'acte de condamnation en fait foi. Il en est deux auxquelles ils furent particulièrement soumis : le kieun-moun et le tjioutjiou (bastonnade et poncture). La première consiste à frapper, avec de longs bâtons de rotin triangulaires, le devant des jambes, les pieds et surtout les doigts : les os sont promptement brisés ou broyés par la violence des coups; la chair vole en lambeaux, la moelle s'en échappe et coule liquide. La seconde con-

siste à aiguillonner le corps tout entier, et surtout les côtes, avec des pieux aigus, qui ouvrent d'énormes trous dans les chairs. Nos martyrs endurèrent ces tourments avec une kéroïque patience et ne répondirent rien aux igiobles inj ures dont les juges les accablaient.

Seul l'évêque interpella les foules rieuses : « Vous devriez pleurer, disait-il, et non rire.

» Qui vous montrera le chemin du ciel ? Oh !

» que vous êtes à plaindre! »

Enfin, le jeudi, 8 mars, on les fit sortir une cinquième fois de prison : c'était le jour du suprême combat. Suivons-les sur ce dernier champ de bataille, où la terre et l'enfer furent vaincus.

Chacun des confesseurs était assis dans une chaise grossière, que portaient deux hommes.

On leur avait lié les bras et les jambes aux bras et aux barreaux de ce char triomphal ; la tête, légèrement renversée en arrière, était retenue par les cheveux, enroulés autour d'un morceau de bois; au dessus, s'élevait une petite planche, sur laquelle était écrite, des deux côtés, la sentence de condamnation, pour qu'elle fût lue à la fois et par derrière et par devant. Celle de Beaulieu était ainsi conçue :

So, rebelle et désobéissant, condamné à mourir, après avoir souffert plusieurs supplices.

Pendant le trajet, qui dura une heure, les porteurs, fatigués, se reposèrent plusieurs fois, et, alors, les quatre héros s'entretenaient ensemble, d'une voix joyeuse, bien qu'affaiblie.

Pourquoi faut-il que le Ciel ait seul entendu ces colloques ineffables, et que des oreilles humaines n'en aient rien saisi? C'était, certes, l'équivalent de l'A lleluia et du répons bref, que notre ami réservait pour les circonstances heureuses. L'évêque pourtant s'affligeait; mais, comme le Sauveur, pleurant sur Jérusalem déicide, il déplorait l'aveuglement des meurtriers.

L'exécution devait avoir lieu en un endroit nommé Sai-narn-to. C'est une grande plage sablonneuse, à dix minutes environ du fleuve qui baigne Séoul.

Sur un des côtés de cette plage, on voyait une tente dressée, destinée à abriter le mandarin qui présidait à l'horrible cérémonie. Au milieu de l'enceinte s'élevait un poteau, surmonté d'un drapeau blanc. Quatre cents soldats étaient sous les armes : les uns contenaient la multitude des spectateurs, les autres

formaient un demi-cercle, que fermait la tente du mandarin. Cinq porte-étendard et cinq soldats, armés d'instruments de supplice, formaient une seconde ligne, plus petite que la première; enfin, au centre, six exécuteurs, tenant en main de grands couteaux à large ; lame, entouraient le poteau. Tout est prêt : on pose les victimes à terre ; on les dégage de leurs liens, on les dépouille de leurs vêtements, à l'exception du caleçon ; puis on leur lie fortement les deux bras derrière le dos ; on asperge d'eau la figure et la tête, que l'on saupoudre ensuite de chaux; on plie les extrémités de chaque oreille, et on les perce, de haut en bas, d'une flèche qu'on y laisse plantée ; enfin, on passe sous les bras du patient deux morceaux de bois brut, que deux soldats saisissent, l'un en avant, et l'autre en arrière, et alors commence la marche funèbre dite le pal-poug. Trois porte-drapeau ouvrent la marche, avec deux soldats armés de bâtons ; derrière eux vient le patient, suivi de trois autres soldats et de deux porte-drapeau. Quatre-vingts soldats, la lance ou le sabre au poing, les accompagnent. Ils s'avancent, en décrivant une immense spirale, qui se rétrécit déplus en plus, jusqu'à ce que,

après avoir tourné huit fois sur eux-mêmes, ils se trouvent rendus au milieu de la plage. La victime est jetée à genoux sur le sol, la tête penchée en avant et les cheveux liés à une corde que tient un soldat. Le signal, donné par le mandarin, est transmis par deux officiers, échelonnés dans l'espace qui sépare la tente du poteau fatal. Aussitôt, les six exécuteurs tournent, en dansant, autour du poteau, brandissant leurs coutelas et poussant des clameurs sauvages. Ils mesurent plusieurs fois leur proie et déchargent leur coup, en tournant et dansant toujours.

L'évêque, c'était son droit, fut décapité le premier. Sa tête ne tomba qu'au troisième coup.

M. de Bretenières passa le second et reçut quatre coups de sabre. Beaulieu fut le troisième et en reçut trois ; Dorie mourut le dernier.

A chaque fois qu'une tête touchait le sol, les satellites disaient : « C'est fini », puis ils l'apportaient au mandarin, qui la vérifiait, la tournant et la retournant, à l'aide de bâtonnets, sur une petite table. Après quoi, on la suspendait par la chevelure, au dessus du tronc d'où elle avait

été détachée et sous le titre de la condamnation.

Après que ces glorieuses dépouilles eurent été, trois jours entiers, exposées sur le rivage, les païens de Sai-nam-to vinrent creuser une large fosse, où ils enterrèrent les martyrs. Ce soin incombe aux habitants du village vers lequel les suppliciés en mourant ont la face tournée.

Le 12 mars, au même endroit, furent immolés MM. Petit-Nicolas et Pourthié, arrêtés au Séminaire de Pai-rong. Avec eux périrent un jeune chrétien de vingt et un ans, nommé Alexis Ou, et Marc Tieng, vieillard vénérable, hôte et catéchiste de Just.

Mgr Daveluy, MM. Huin et Aumaître, périrent de même, mais dans une autre province, à Sourieng, le vendredi saint, 30 mars. Avec eux et après eux, de nombreux chrétiens de tout âge cueillirent la palme du martyre. Les trois derniers furent déterrés, au mois de juin, et ensevelis près d'un village du district de Hong-san, à trois lieues de la côte.

Les premiers, à raison de la proximité de la capitale, furent délaissés, à peu près cinq mois, dans leur sépulture de sable. Cependant, le feu de la persécution étant un peu amorti, les

chrétiens recueillirent entre eux l'argent suffisant pour acheter des cercueils. Réduits, pour la plupart, à la mendicité, ils épuisèrent leurs dernières ressources, et plusieurs femmes vendirent même, pour contribuer à la pieuse collecte, l'anneau qu'elles portaient au doigt.

On se donna rendez-vous autour de la fosse qui renfermait les restes des martyrs, et, une nuit,celle du vingtièmejourdelaseptième lune, dit la relation coréenne, c'est -à-dire du 1er août, quarante chrétiens y arrivèrent, par divers chemins, pour moins exciter les soupçons. Ils exhumèrent les corps de Mgr Berneux, de MM. de Bretenières, Beaulieu et Dorie, ceux de MM. Pourthié et Petit-Nicolas, couronnés le 12 mars, et celui du jeune Alexis Ou. Tous ces corps étaient sans corruption ; la dépouille de Marc Tieng avait été enlevée secrètement par sa famille. Nos pieux chrétiens les arrangèrent en ordre, remettant à chacun sa tête, puis, les ayant cachés sous des pierres, pour les soustraire aux inj ures des animaux, ils se retirèrent, parce que le soleil allait se lever.

Ils revinrent la nuit du 3 août, apportant sept cercueils, des suaires, de l'eau bénite, et leurs livres de prières, pour réciter l'Office des morts.

Ils creusèrent trois fosses très spacieuses, disposées entre elles en forme de triangle.

Dans la plus large, qui formait la base, ils placèrent les restes de Mgr Berneux, entre ceux de M. de Bretenières et du jeune Alexis Ou.

Dans la lossede droite, ils déposèrent MM. Pourthié et Petit-Nicolas, et, dans celle de gauche, MM. Beaulieu et Dorie. Près de chaque cercueil, on mit, dans de la cendre, une petite écuelle renversée, au fond de laquelle était écrit le nom du martyr dont le cercueil contenait le corps (*).

C'est là qu'ils reposent, à une demi-lieue au sud de la capitale, sur la montagne appelée Ouai-a-ko-kai.

Dépouilles sacrées, attendrez-vous là-bas le signal de la résurrection ? Ne viendrez-vous pas enrichir bientôt l'autel du lieu natal, les autels de nos Séminaires, l'église de votre baptême, la chapelle de votre première communion, celle de vos consécrations cléricales et de vos saints engagements?

Vous verrons-nous briller sous le cristal des

0 On croit que la tête de M. Dorie a été adaptée au corps de M. Petit-Nicolas, et réciproquement.

châsses, dans l'or des reliquaires, tombeau définitif des saints glorifiés? Espérons-le, et que nos lecteurs nous aident alors à célébrer le plus triomphant Triduum!. Hic est verè martyr, qui pro Christi nomine sanguinem suum fudit ; qui minas judicum non timuit, nec terrenœ dignitatis gloriam quoesivit, sed ad cœlestia regna pervenit. Il est véritablement martyr, celui qui, pour le nom du Christ, a répandu son sang, qui n'a pas craint les menaces des juges, ni recherché la gloire d'une terrestre dignité, mais est parvenu au royaume des deux (*).

(*) Office des martyrs. (Voir aux pièces justificatives le Proccs-Vcrbal officiel du Martyre.)

CHAPITRE XVIII

IMPRESSION PRODUITE EN EUROPE PAR LA MORT

DES MARTYRS DE CORÉE.

CÉRÉMONIES COMMÉMORATIVES DE LEUR SUPPLICE.

HOMMAGES A LA MÉMOIRE DE BEAULIEU.

Pendant que le sang de neuf missionnaires et de quarante chrétiens indigènes inondait le sol coréen, MM. Féron, Calais et Ridel, réduits à se cacher, soutenaient de leur mieux le courage du troupeau décimé. Le dernier réussit à quitter cette terre barbare et se rendit, au commencement de juillet, sur une frêle barque, à Tche-Fou, lieu de station navale de la France, dans les mers de la Chine, pour y demander du secours. De là, il gagna TienTsin (*), résidence du contre-amiral Roze,

(*) L'établissement français de Tien- Tsin date de 1861.

puis il revint à Tche-Fou, où ses deux confrères finirent par le rejoindre. Une hospitalité pieuse leur permit de refaire à loisir leur corps et leur âme, en attendant le moment propice pour se glisser de nouveau dans leurs chrétientés désolées. Une intervention de l'escadre française ne pouvait manquer de leur en fournir l'occasion; du moins ils y comptaient. On verra que cet espoir fut déçu, et qu'ils ne purent de si tôt reprendre leur œuvre, si violemment interrompue.

Le courrier d'Europe avait apporté de nombreuses missives. Nos fugitifs se hâtèrent d'y répondre, se substituant pour cela aux destinataires, partis pour un meilleur monde. Voici la lettre que nous reçûmes, en septembre, un peu après que les journaux eurent répandu la triste et glorieuse nouvelle : « A Monsieur P.-Gab. Deydou, professeur » de rhétorique au Petit Séminaire de Bor» deaux.

« Monsieur, » Ce n'est pas en Corée, mais au ciel qu'il » faut maintenant aller chercher ce cher ami,

» qui, en quelques jours, a été élevé à tant de » gloire : prêtre, missionnaire, martyr. Vous » l'avez appris, sans doute, M. Beaulieu, à » peine arrivé en Corée, vient d'être pris et » décapité pour la Foi. Déjà, plusieurs fois, » j'ai décrit les seules circonstances que je » connaisse; je ne crois pas devoir répéter ce » récit ; c'est seulement une petite réponse que » je me propose de vous donner, pour vous » dire que M. Beaulieu n'a pu recevoir votre » bonne lettre du 1er janvier 1866.

» Comme vous vous intéressez beaucoup à » cette pauvre mission, je dois vous dire en » quel état elle se trouve. D'abord j'avais cru » que nous ne pourrions pas échapper et que » tout serait à recommencer. Deux mission') naires restent actuellement, pour soutenir » par leur présence les chrétiens effrayés et » prêts à lâcher pied.

» La mission a tout perdu. Le collège est » détruit ; nos maisons particulières ont été » pillées. Nous avons à regretter surtout la » perte de livres, qui avaient demandé beau» coup de peine et de travail, entre autres, » deux dictionnaires de la langue coréenne, » etc., etc.

» Envoyé par les deux confrères qui res» tent, j'ai traversé la mer sur une petite bar» que, et je suis arrivé sur les côtes de Chine, » pour apporter la nouvelle de ces tristes évé» nements et réclamer les secours de la France » Partout l'indignation a été grande.

» Français, Anglais, Américains, catholiques » et protestants, tous étaient unanimes pour » demander la répression d'une telle barbarie.

» L'amiral Roze m'a fait l'accueil le plus bien» veillant, et j'espère, sur sa promesse, que » bientôt la France va nous assurer la paix et » la tranquillité, que nous avons achetées si » chèrement.

» Priez et faites prier beaucoup pour nous.

» J'ai une confiance toute particulière en nos » chers martyrs, et je pense qu'ils travaille-

> ront efficacement à nous obtenir la liberté.

» Recevez, Monsieur, l'expression des sen» timents de profond respect avec lesquels j'ai » l'honneur d'être, en Notre-Seigneur Jésus» Christ, » Votre tout dévoué et très indigne serviteur, » F. RIDEL, » missionnaire apostolique de Corée.

» Chine, le 27 juillet 1866. »

Une autre réponse du même genre contenait en plus ces quelques détails, qui rappellent certain passage de saint Paul sur les persécutions d'Achab et de Jézabel (*) : « Les chrétiens sont poursuivis, chassés de » leurs maisons, devenues la proie des flam» mes ou bien pillées par les satellites, errants » sur les montagnes, sans ressources ; plu» sieurs pris, jetés en prison, ont eu à endurer » de cruels supplices et une quarantaine ont » eu le bonheur de remporter la palme du » martyre.

» M. Beaulieu, qui venait de recevoir sa » destination pour l'administration des sacre» ments, m'était annoncé par Mgr d'Acones, qui » me le recommandait. Je me rendis aux lieux » où je pensais le trouver, arrivant moi-même » d'une distance de plus de soixante lieues.

» C'est alors que je reçus des nouvelles de la » persécution et que j'appris l'arrestation et » la mort de ce cher confrère, qui a accompa» gné Mgr Berneux et MM. de Bretenières et » Dorie dans leur captivité. Ils ont subi à peu

(*) Hebr., xi, 36, 38.

» près les mêmes tourments, le même jour, » et, en même temps, leur tête est tombée » sous le sabre du bourreau ; en même temps » ils sont montés au ciel. Généreux martyrs, » ils ont reçu la récompense qu'ils étaient » venus chercher à travers les mers. M. Beau» lieu n'a pas eu le temps d'exercer le saint » ministère ; le bon Dieu s'est contenté de sa » bonne volonté et lui a donné sa place au » rang des martyrs.

» Je me recommande, avec toute notre » mission, à vos bonnes prières. Après avoir » tout perdu, il nous faut un puissant secours » de Dieu pour rétablir toutes choses. Il » éprouve ceux qu'il aime. J'espère, avec une » grande confiance, que la mission de Corée » va prospérer : nous avons de puissants in» tercesseurs, nos martyrs ; M. Beaulieu, que » vous connaissiez et aimiez. »

Le pauvre fugitif n'omettait qu'une chose, dans ce récit, et celle qui l'honorait davantage, à savoir que, s'il avait fui une terre hérissée, en quelque sorte, d'instruments de torture, c'était, non à la prière de ses confrères, mais par

obéissance, et sur l'ordre exprès de M. Féron, que son ancienneté dans la mission faisait momentanément son 'supérieur. Il ne disait pas non plus qu'il avait affronté les périls de la mer, n'ayant pour rameurs que des chrétiens, matelots improvisés, et pour gouvernail qu'une boussole.

Le contre-amiral Roze, qui commandait l'escadre française, ne put agir sur-le-champ, retenu qu'il était par un commencement de révolte, en basse Cochinchine. Au mois de septembre, il tenta une première reconnaissance sur les côtes de la Corée. Il reparut en octobre, avec une assez nombreuse flottille, et se dirigea vers Séoul.

Le fort de Kang-Hoa, situé dans une île, au milieu du fleuve, et qui protège les abords de la capitale, fut emporté, après une courte canonnade. Cent soixante fusiliers s'avancèrent même dans l'intérieur de l'île. Malheureusement, ils étaient dépourvus d'artillerie, et les soldats coréens, abrités dans une pagode fortifiée, purent les mitrailler sans risques.

Contraints de se replier sur le fort, en emportant trente blessés, nos marins se rembarquèrent, par ordre du contre-amiral. Celui-ci,

craignant d'engager, sans instructions du gouvernement, des hostilités qui amèneraient une véritable guerre, appareilla soudain vers la Chine, sans avoir reçu même de. réponse à ses sommations, et alléguant à M. Ridel, qui insistait pour une descente à Séoul, l'impossibilité de franchir les rapides et les bancs de sable dont la rivière est obstruée. La corvette Laplace ramenait MM. Féron et Calais, lesquels, escomptant un succès, s'apprêtaient à redescendre sur le rivage homicide. Surexcités par ce semblant de victoire, les païens se ruèrent avec plus de haine contre les chrétiens et la persécution se prolongea et s'aggrava, pour ne cesser qu'après quatre années.

Cependant la nouvelle du martyre de nos compatriotes traversait les mers et éclatait, comme un coup de foudre, dans notre pays. Il nous souvient de l'impression profonde produite par ces quelques lignes d'un journal, qui nous fut communiqué, le 8 septembre, sur la plage de Royan : « On assure que neuf missionnaires » ont été arrêtés en Corée, au mois de mars » dernier, et mis à mort avec plusieurs de » leurs fidèles. La persécution est déclarée. »

Suivaient les noms des victimes. Dans toute la

France l'émotion fut vive. Ce fait divers était commenté en tous sens, mais surtout avec sympathie. Notre siècle distrait et affairé apprenait avec surprise qu'aujourd'hui encore il y a des Paul, des Étienne, des Laurent, des Sixte, comme il y a des Néron et des Domitien.

Les jeunes aspirants aux Missions Étrangères étaient alors en vacances. La nouvelle leur arriva dans la soirée. Aussitôt ils improvisèrent une illumination, sous les ombrages de leur villa de Meudon, autour de la Madone de la terrasse, et, jusqu'à minuit, ils chantèrent Te Deum, Magnificat, Regina Martyrum, et autres hymnes de triomphe. On nous a montré la date du 8 mars et les mots : Vive la Corée !

gravés sur l'écorce d'un arbre, sous une charmille, dans l'ivresse de cette nuit, splendide à l'égal du plus beau jour (*).

A Bordeaux, Y Aquitaine, Semaine religieuse du diocèse, publiait justement alors des articles de M. Lenfant, résumant, d'une façon aussi intéressante qu'instructive, le martyrologe coréen. Le rédacteur en chef, M. Nolibois, se hâter d'en demander aux amis de Beaulieu,

O Au dessus on lisait : Vive Pie IX 1

sur le compte du jeune héros. M. Dubreuilh en écrivit deux, au courant de la plume.

Pour répondre aux vœux des familles Blaize et Faurey, et de la population tout entière, Langon célébra, le 15 septembre, une messe votive d'action de grâces, et M. Rousseille, qui se trouvait en vacances chez les siens, vint dire à une foule émue le sens et la gloire du trépas souffert pour la religion. Il lut, du haut de la chaire, quelques extraits des lettres que nous avons citées, et, aux larmes de l'assistance, Louis put voir, du haut du ciel, que la « petite Babylone » comme il appelait parfois sa patrie, était capable de sentir et de comprendre autre chose que les jouissances de la cupidité et du plaisir sensuel.

Une parole tombée des lèvres de Pie IX acheva de donner à la mémoire des nouveaux martyrs une sorte de consécration. Dans une de ces allocutions consistoriales où il épanchait sa grande âme, et que le monde catholique écoutait avec vénération et amour, le Père commun des fidèles déclara qu'au milieu de tribulations sans mesure, la Providence lui ménageait des consolations et des joies, et que le récit des luttes héroïques des prêtres et

des chrétiens de Corée avait soutenu son courage et rafraîchi son cœur (*).

Pasteur compatissant, malgré sa propre détresse, il daigna directement adresser félicitations, consolations et encouragements aux brebis dispersées de l'infortuné troupeau coréen (**).

Le 8 mars 1867, le Grand et le Petit Séminaire de Bordeaux fêtèrent le premier anniversaire du triomphe de leur illustre enfant.

Dans cette dernière maison, un modeste Panégyrique fut prononcé, dans lequel l'orateur se plaça au point de vue le plus utile pour son juvénile auditoire (***). On avait invité à cette manifestation d'un caractère intime, outre les parents de Louis, M. Laprie et le clergé de Sainte-Croix, paroisse du Séminaire, dont le curé, M. Coiffard, et un vicaire, M. Desfossés, avaient passé par Langon.

Enfin, le 2 mai, cette ville eut sa solennité paroissiale. Le Mans, Amiens, Dijon, Langres, Angoulême, etc., avaient célébré maternellement leurs fils décapités, et les feuilles publiques nous entretenaient, depuis quelques

(*) Allocution du jour de Noël 1866.

(n) 19 décembre, même année.

(***) Voir ce discours à la fin du volume.

mois, des splendeurs de ces fêtes, pour lesquelles on avait demandé à Rome des instructions. Notre éminent Cardinal avait figuré notamment, avec le prince Chigi, nonce apostolique, le Cardinal de Rouen, Mgr de Bonnechose, et quinze autres évêques, à la pompe sacrée dont la capitale de la Picardie eut le spectacle, le 28 février. Il y avait entendu l'éloquente oraison funèbre prononcée par Mgr Mermillod, qui, à son retour du pays de l'évêque d'Acones, devait louer en passant le martyr bourguignon, Just de Bretenières.

On se demandait, dans le diocèse de Bordeaux, si Langon serait à la hauteur de ces précédents. Les relations suivantes répondront pour nous. Elles parurent dans VAquitaine (*) sous ce titre : FÊTES DE LANGON EN COMMÉMORATION DU MARTYRE DE LOUIS BEAULIEU 2 mai 1867.

1

« Mon cher ami, » Vous savez si ce que j'aime je l'aime bien.

» Mon petit pays de Langon a toujours été

(*) 12 mai 1867.

» Pobjet de mes affections les plus vives; » cependant, je lui ai fait un reproche de » manquer d'enthousiasme pour les choses » d'un ordre supérieur. Il m'a semblé quel» quefois qu'il mettait au service exclusif des » intérêts ou des plaisirs terrestres une viva» cité d'intelligence et une élévation naturelle » de sentiments, qui doivent avoir une meil» leure application. Je ne sais si je me suis » trompé et si mon dévouement m'a rendu » révère, mais je sais bien qu'aujourd'hui ma » conscience et mon cœur s'indigneraient » contre moi, si je ne proclamais qu'aux yeux » de mon patriotisme mon cher Langon m'ap» paraît tout transfiguré.

» C'est la journée du 2 mai qui a opéré cette » métamorphose. Quoi qu'il arrive, la lumière » de ce jour restera au front de ma ville natale, » comme une douce et brillante auréole. Si » l'honneur des fils rejaillit sur leur mère, >> Langon, qui a donné naissance à un martyr » de la foi, L.-B. Beaulieu, n'a plus rien à » envier à des cités plus illustres. Qu'il se glo» rifie donc, mais surtout qu'il se souvienne, » et que l'image du héros chrétien, sans cesse » présente à ses regards, ne cesse de lui dire

» qu'il est des biens au dessus de tous les » autres, et que, pour les conserver, la vie et » la mort doivent être regardées comme rien.

» Pardonnez-moi ces réflexions, mon cher » ami ; elles me semblent le bouquet spirituel » de la fête qui vient de se célébrer, et qui doit » laisser dans les âmes l'impression la plus » profonde et les souvenirs les plus salutaires.

» Quel jour et quelle pompe! Dans quelle » région élevée nous avons été tous transportés ! A Amiens, pour Mgr Daveluy, la solen» nité a pu avoir un éclat officiel plus grand ; » elle n'a pas été plus émouvante. A Dijon, » pour M. l'abbé de Bretenières, elle a été » circonscrite dans l'enceinte d'une cathédrale, » et a manqué, par conséquent, de cette expan» sion extérieure, qui noie tout un peuple dans » une atmosphère de foi. A Langon, rien n'a » manqué, ni la pompe du dedans, ni les mani» festations du dehors. Chacun glorifiait un » frère, un concitoyen, un héros, et il y. avait, » dans les âmes et dans les regards, je ne sais » quoi de triomphant et d'attendri, qui indi» quait, que, dédaigneux des surfaces, chacun » était entré avec amour dans l'esprit de la » cérémonie.

» Je ne m'arrêterai pas, mon cher ami, à » vous dire les détails. L'affection et l'admi» ration avaient tout fait; c'est vous dire que » tout avait été merveilleusement fait. D'un » bout à l'autre de la petite ville, la commu» nauté des sentiments avait amené, sans » concert préalable, sans pression officielle, » une harmonie parfaite de décoration. Des » arcs de triomphe magnifiques, à l'entrée et » au bout des rues que devait parcourir la » procession, des guirlandes partout, de » manière à former une élégante voûte de » verdure, des banderoles au vent, des inscrip» tions naïves ou sublimes, des acclamations » à Notre Martyr, voilà pour la parure exté, » rieure. Au, dedans, c'était comme un coin du » ciel. Le sanctuaire était tendu de pourpre; » de l'arc triomphal une grande croix rouge » descendait au milieu des festons, portant » une couronne d'immortelles; chaque pilier » portait sa devise; de chaque clef de voûte » tombaient des lampadaires élégants et des » ornements de couleurs diverses, qui, cou» rant d'ogive en ogive, se balançaient douce» ment au souffle de la multitude. Tout cela, » une piété ingénieuse l'avait préparé, et le

» zèle intelligent de M. le curé et de ses » vicaires (*) l'avait inspiré et dirigé.

» Représentez-vous, mon cher ami, sous ces » décorations, une foule compacte; dans cette » enceinte, toute pleine de l'harmonie des » chants sacrés et des instruments de musique, » deux cents prêtres en habit deTchœur ; tout » près de l'autel, sur un trône élevé, ayant en » face l'ancien évêque de Vannes, cette autre » victime de sa charité (**), Son Éminence, » entourée de nombreux dignitaires de son » Chapitre, et vous aurez une idée de ce qui » impressionnait le regard. Mais ce que vous > ne sentirez pas, c'est l'impression, tout à la » fois douce et poignante, qui s'était emparée » des âmes.

» Pour moi, tout en écoutant, au commence» ment de la cérémonie, le discours si remar» quable d'à-propos de M. le curé et la réponse, » empreinte d'un sentiment si paternel et si » élevé, que lui fit son Eminence; tout en > associant à la pensée du sacrifice, offert par

(*) M. Dauby, MM. Latour et Raymond.

r') Mrr Gazailhan avait démissionné, à la suite d'une atteinte du typhus, contracté à l'hôpital maritime de Lorient, en visitant les typhoïques.

» le prince de l'Église, la pensée du sacrifice » offert par mon jeune compatriote; tout en » suivant la procession du matin, dans des » voies connues, et au milieu d'un flot de » spectateurs respectueux et empressés; tout » en conduisant sous les mains de Son » Éminence les enfants, qui imploraient une » bénédiction, jeme sentais transporté ailleurs.

» Moi aussi, — et combien d'autres avec moi !

» — moi aussi j'étais en Corée, et, sur la san» glante arène, je contemplais les restes muti» lés du jeune ami devenu notre protecteur.

» Depuis lors, cette vision ne me quitte pas.

» Dans mon souvenir, avec cette vivacité de » coloris et ce je ne sais quoi de puissamment » dramatique qu'un panégyriste, inspiré par » un cœur chaleureux et un talent hors ligne, » a su lui donner, j'ai toujours devant les > yeux le tableau des terribles épreuves sup» portées par l'abbé Beaulieu. Il me semble le » voir, nouvel Étienne, endurer, plein de grâce » et de force, plenus gratia et fortitudine (*), » les coups de ses bourreaux. Le dépouillant » de ce costume coréen, dont il était couvert,

(*) Act. Apost., iv, 8.

» je le revêts de l'angélique candeur, que nous » lui avons connue, et de la virilité, dont il » a donné des preuves, et l'ayant regardé, » broyé sous les verges, comme la paille sous » le fléau des moissonneurs, je baise ses bles» sures, avec un saint respect, et je cherche » sur ses lèvres le sourire avec lequel il » regardait le ciel : « Fortitudo et decor » indumentum ejus, et ridebit in die novis» simo (*). » Deux fois, à trois jours de dis» tance, la rage des satellites s'acharne sur » son corps, et quand le héros n'est plus, de la » tête aux pieds, qu'une large plaie, on le » couvre de chaux vive, avec un raffinement.

» de cruauté, inspiré par l'enfer. Le martyr » résiste, sa bouche mourante confesse encore » Jésus-Christ; alors le mandarin lassé pro» nonce la sentence de mort. Le moment est » donc venu. Louis, porté par ses bourreaux, » qui le tiennent en l'air avec des bâtons, » passés sous ses bras enchaînés, fait huit » fois le tour de la place publique, au milieu » des outrages de la soldatesque. Puis on le » jette, nu et sanglant, sur le sable, et quand

i.) Prov. xxxi, 2, 51.

» il s'est mis à genoux, la tête penchée,.

» comme un agneau, offrant son cou au cou» teau du sacrificateur, les soldats, en courant, » le frappent avec leur sabre, jusqu'à ce qu'il » soit décapité.

» Quelle scène! et comme ces images, se » présentant à l'imagination et au cœur de » tous, étaient de nature à émouvoir et à » recueillir ! Ne dirait-on pas une page des » Actes des premiers martyrs, et Louis Beaulieu » n'est-il pas le digne frère de ceux qu'immola » la rage des empereurs, et dont le nom, dans » le royaume de la vérité, rappelle ce que la » vertu a de plus aimable et l'héroïsme de plus » divin ! C'est dans ces pensées, mon cher ami, » que nous passâmes tous cette belle matinée » du 2 mai, soit pendant la messe, qui fut » solennellement célébrée par Son Éminence, » soit pendant la procession qui suivit. On » peut dire sans craindre de se tromper, mal» gré la magnificence et l'éclat des choses » extérieures, que les yeux de l'âme étaient » surtout tournés vers le spectacle que j'ai » essayé de décrire. Cependant, les choses » extérieures étaient bien belles. On ne pou» vait regarder sans attendrissement et cette

» famille, objet de tant de sympathies; et cètte » tribu de Lévi, qu'a produite Langon, et qui » se groupait avec une fierté particulière » autour du Prince de l'Église ; et ces prêtres » de tout âge, accourus pour glorifier un » enfant; et cette foule pressée; et cet évêque, » Mgr Gazailhan, revenu victorieux, quoique » blessé, d'un autre champ de bataille ; et cet » éminent Cardinal, qui semblait, tant il était » heureux, porter autour de ses cheveux blancs » l'auréole nouvelle, mise par la main du jeune » martyr au front de l'Église de Bordeaux, sa » mère, et de la ville qui fut son berceau. Il » manquait quelqu'un à cette fête, pour la > rendre plus attendrissante encore; mais, du » haut du ciel, la mère de Louis Beaulieu > souriait au triomphe de son fils, et son âme, » si pieuse et si douce, était avec nous, pour » remercier Dieu et pour célébrer la victoire » de l'Église.

» Dans l'après-midi, l'affluence parut être » plus considérable encore. On avait chanté, » le matin, la messe de la Sainte Trinité; on » chanta, le soir, les premières vêpres de » l'Invention de la Sainte Croix. Les pres» criptions liturgiques s'harmonisèrent ainsi

» à souhait avec la circonstance : c'était tou» jours la croix du Sauveur, mais teinte, cette » fois, du sang de l'un des nôtres ; aussi » l'office divin fut-il chanté avec un entrain » et une allégresse admirables.

» A l'issue des vêpres, M. Laprie monta en » chaire, et, pendant plus d'une heure, tint » suspendu à ses lèvres l'aud itoire qui l'écoutait.

» Je voudrais parler de ce discours, mais je » craindrais de ne pas le louer suffisamment.

» Je n'en dirai qu'un mot, c'est qu'il a été » digne de l'orateur, et surtout qu'il a été digne » de la circonstance. L'émotion du panégy» riste, qui a été l'ami et le père spirituel de » l'abbé Beaulieu, s'est vite communiquée à » l'assistance, et c'est en versant des larmes » que prêtres et fidèles ont suivi le jeune » apôtre, parcourant sa carrière et tombant, » comme un soldat, bonus miles Christi, sur » un champ de bataille lointain. Une œuvre » pareille ne s'analyse pas. J'y ai remarqué » cependant, au milieu de mille beautés, un » portrait du jeune martyr, tracé avec une » délicatesse exquise, quelques phrases sur sa » sainte mère, pleines de charme et de sensibi» lité, des aperçus, extrêmement élevés, sur le

» Séminaire des Missions Étrangères, enfin le » tableau final du jugement et du supplice de » notre héros, qui a élevé l'émotion à son » comble. Je m'arrête ; mais que M. Laprie me » permette de lui dire que son panégyrique ne » lui appartient plus, et qu'il doit le livrer » - c'est pour lui un devoir de charité — à la » pieuse curiosité de ceux qui n'ont pas eu le » bonheur de l'entendre.

» A l'issue des vêpres, a eu lieu la bénédic» tion du Saint Sacrement, et, bientôt après, » prêtres et fidèles se dispersaient, emportant » dans leur cœur les parfums de cette »mémorable fête. Ces parfums vaudront » mieux qu'un simple souvenir ; ils garderont » avec eux je ne sais quoi d'héroïque, qui ne » fera pas des martyrs, mais, à coup sûr, des » saints.

» Voilà, mon cher ami, notre fête langon» naise. Je vous en livre le récit, pour que » vous en fassiez l'usage que vous jugerez » convenable. Permettez-moi seulement de don» ner à ma prose un condiment qui la relève, » et de faire lire aux amis de XAquitaine » les vers improvisés par M. Boyé, curé » d'Arbanats, pendant le dîner présidé par

» Son Éminence. Ce sera le meilleur de mon » article; vos lecteurs seront certainement de » mon avis :

Au souvenir sacré de notre cher Beaulieu ! ! !

En attendant le jour, où, du sein de la tombe Il sera déposé sur l'autel du saint lieu, Permettez à mon cœur, comme un dernier adieu, Une larme à l'ami qui si jeune succombe, Un sourire au martyr qui, comme un héros, tombe, Et, pour le suivre au ciel avec l'élan du cœur, Un hymne de triomphe à l'apôtre vainqueur.

Ouvrez-vous, portes éternelles!

liaissez, laissez passer le héros triomphant.

Des habitants des cieux, phalanges immortelles, Agitez devant lui vos palmes fraternelles : Des saints martyrs c'est un enfant !

Et le soldat du Christ, dans la céleste enceinte, Que des élus de Dieu remplit la foule sainte, S'avançait radieux au bruit de leurs concerts.

Et les élus chantaient : « Gloire au prêtre fidèle, » Que l'amour du martyre enflammant d'un saint zèle, » Tout jeune transporta jusqu'au delà des mers ! »

Et le nom de Beaulieu, que chacun d'eux répète, Attirant tous les yeux par l'éclat qu'il projette, En caractères d'or rayonna dans les airs.

Et le Maître disait : « Viens, monte sur le trône; » Reçois le sceptre et la couronne, » Auxquels ta noble mort vient d'assurer tes droits.

» Du sang des martyrs décorée, » Jeune apôtre de la Corée, » Ta robe s'est changée en la pourpre des rois ! »

P. M. GERVAIS.

II

« Honneur et gloire à la ville de Langon, à » ce peuple qu'on dit frivole, et qui a su » décerner à Dieu, force et récompense des » martyrs, un magnifique triomphe. On nous » pardonnera ce cri de filial et fraternel » orgueil; il part de notre cœur et notre » bouche ne peut l'arrêter. Oui, vraiment, la » foi est au fond des âmes, et il suffit d'une » émotion forte et profonde pour la réveiller ; » et quand les occasions solennelles se présen» tent, ces populations, que des esprits cha» grins accusent d'indifférence, se montrent » passionnées pour les saintes choses, et un » mot alors suffirait, un mot du prêtre ou de » l'évêque, pour qu'on vît se renouveler ce

» qu'on appelle les pieuses folies des âges de » foi.

» Amiens, Dijon, d'autres villes encore, » avaient fêté l'anniversaire du martyre de » leurs enfants; Langon attendait son jour, » parce qu'elle voulait son Pontife, et il semble » que l'attente n'ait servi qu'à enflammer l'en> thousiasme des compatriotes de Louis Beau» lieu.

» Le 2 mai, toute la ville était en fête; les » ateliers étaient fermés, les habitants endi» manches, l'air tout imprégné des senteurs » du laurier. Et le Pontife était là, accompagné » de l'ancien évêque de Vannes, ce martyr du > dévouement, et environné de plus de deux > cents prêtres et d'une foule immense de » fidèles. L'église dilatait en vain ses trois » vastes nefs, tous ne pouvaient y trouver > place, et le pasteur ému, du haut de la > chaire, remerciait Son Éminence, au nom » du troupeau reconnaissant. Il disait, dans » un langage que nous voudrions reproduire, » le bonheur de cette cité, plus fière de son > martyr que de sa prospérité matérielle ; l'élan » de ce peuple, qu'il avait fallu moins exciter > que modérer, les récentes consolations de

» son ministère, qu'il attribuait a l'intercession » de Louis Beaulieu.

» Son Éminence a répondu à M. Duby.

» Elle a dit, Elle aussi, sa joie de voir cou»ronnée d'un honneur exceptionnel cette » petite ville, si féconde en vocations sacer» dotales, et a rendu un public hommage à » la seconde famille du jeune saint, à cet » oncle et à cette tante, qui, pendant plusieurs » années, ont tenu lieu à Louis de père et de » mère. Notre bien-aimé Cardinal, voulant » rehausser la fête d'un éclat particulier, avait » invité S. Exc. Mgr le Nonce Apostolique; mais » le représentant de Sa Sainteté, retenu par » des occupations pressantes, n'avait pu se » rendre à cette invitation.

» Son Éminence a ensuite célébré la messe, » assistée à l'autel par les prêtres langonnais » les plus anciens dans le sacerdoce : MM. La» borde, doyen de Blanquefort; Célérier, curé » de Sainte-Terre; Boyé, curé d'Arbanats, et » Dupuy, curé de Toulenne. Les autres fonc» tions sacrées étaient remplies pareillement » par des prêtres, enfants de Langon, et par » les anciens condisciples du martyr. Et pen» dant que mille voix faisaient retentir les

» chants sacrés, pendant que la musique de la » Société Chorale remplissait l'enceinte du » temple de ses harmonies, les pierres de » l'édifice criaient et chantaient, à leur » manière, ces paroles, que des mains habiles » avaient gravées sur d'élégants écussons, » attachés aux piliers :

Visi sunt mori. — Illi autem sunt in pace.

Per fidem vicerunt. — Victorum genus optimum.

Quantapassisunt tormenta !—Sanguinem suumfuderunt.

Poenas cucurrit fortiter — Et sustulit viriliter.

Certavit usque ad mortem (*).

» Et les guirlandes de mousseline rose et » blanche, et les banderoles, et les lustres de » gaze, suspendus aux voûtes et entre les » arcades, se balançaient gracieusement au » dessus des têtes, comme ces légères vapeurs

(*) Ils ont paru mourir,'mais ils sont dans la paix. (Sap., m, 2.) C'est par la foi qu'ils ont vaincu. — C'est la plus glorieuse classe de vainqueurs. Quels tourments ils ont soufferts ! Ils ont versé leur sang. Il a parcouru vaillamment la carrière des supplices et les endura héroïquement. — Il a combattu jusqu'à la mort (Office des Martyrs.)

» que nous prenons pour le ciel ; et les rouges » draperies du sanctuaire, relevées par une » frange d'or, semblaient des flots de sang, » de ce sang vermeil des martyrs, qui réfléchit, » dans la céleste Jérusalem, les rayons du » véritable soleil.

» L'émotion a été grande quand la famille » du héros de la fête, et sa nourrice, et sa » sœur de lait, sont venues s'agenouiller à la » sainte table et recevoir le pain qui rendit » Louis si fort.

» Après la messe, les enfants de chœur et le » clergé ont parcouru processionnellement les » principales rues de la ville, sous de vérita» bles voûtes flottantes (*) de verdure et de » fleurs. Pas une maison qui ne fût pavoisée, » enguirlandée, riante, en un mot, et radieuse » comme un visage heureux. De distance en » distance, aux guirlandes qui reliaient les » deux côtés des rues, pendaient des couronnes » d'immortelles ou de feuillage, des croix » rouges, des étendards de diverses couleurs.

» Le cortège a passé sous douze arcs de triom» phe, richement décorés ; les plus beaux

(*) Panég. par M. Laprie,.

» étaient élevés devant la maison de M. Blaize, » (et, en passant devant cette maison, Son Émi» nence s'est arrêtée, pour donner à la famille, » qui s'y trouvait réunie, sa plus paternelle > bénédiction); devant la maison de M. Ulysse » Dubourdieu, cousin par alliance du mar» tyr (*) ; devant le couvent des Ursulines et » à l'entrée du cours Napoléon (**). Rien ne » saurait donner l'idée du ravissant spectacle » qu'enraient les promenades publiques, déco» rées avec un goût merveilleux. L'attendris» sement redoublait, à chaque pas, quand on » lisait, sur les murailles ou sur les arcs de » triomphe, les inscriptions suivantes :

A Louis Beaulieu, 8 mars 1866 — 2 mai 1867.

Foi et Charité — Mors Vita (***).

Gloire à notre Martyr.

Vous l'avez prévenu de vos plus douces bénédictions.

Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans l'allégresse.

C'est notre sang et notre frère.

Le fils est la gloire de sa mère.

(*) Mm. Dubourdieu, née Billey, était parente des Beaulieu.

(") Aujourd'hui place Maubec.

(***) Cette mort, c'est la vie.

» Et celle-ci, sur le mur de la maison natale » de Louis :

Hic natus est (*).

» En rentrant à l'église, Son Éminence a » félicité les musiciens, qui, pendant tout le » temps de la procession, avaient exécuté, » avec un ensemble parfait, des marches du » plus grand caractère.

» Le soir, aux vêpres, le concours était plus » considérable encore que le matin, et M. La» prie, s'emparant de toutes ces âmes de chré» tiens et de prêtres, les captivait, pendant » plus d'une heure, heure bien courte, sous le » charme d'une parole accoutumée à faire des » prodiges. Nul ne pouvait mieux que lui » raconter la vie du bon soldat de Jésus-Christ, » bonus miles Christi Jesu. (C'était son texte.) » Il avait connu Louis tout petit enfant; hôte » familier d'une maison aujourd'hui vénérée, » il avait caressé plus d'une fois du regard et » de la main cette fleur si charmante ; il l'avait » accueilli au Petit Séminaire, préparé à la » première communion, et constamment suivi,

O n est né ici.

» depuis lors, de l'œil et du cœur. C'était donc, > comme il l'a dit : « Plus qu'un frère aîné, » parlant de son frère ; c'était presque un » père, parlant de son fils. » Aussi, s'il est » des spectacles qui défient toute description, » il est des paroles qui défient toute analyse, » et celles que nous avons entendues, le 2 mai, » sont de ce genre.

» L'orateur a distingué, dans la vie de son ;> cher héros, deux époques : la préparation et » l'action, préparation, dont le premier instru» ment fut une mère. M. Laprie a redit les » douces et fortes vertus de cette mère, avec » un charme inexprimable et une vérité qui » n'était que justice. Il a montré lajeune âme » de Louis, préparée en silence par la Provi» dence divine, jusqu'au jour, ignoré des hom» mes, où Dieu parla et fut compris.

» Mais je m'aperçois que j'analyse, c'est-à» dire que je déflore.

» Comment renoncer pourtant au plaisir de » rappeler ce tableau du Séminaire des Mis» sions Étrangères, où l'orateur a emprunté » un instant le langage deFénelon, sans qu'on » s'aperçût quand la citation était finie ? Et, » dans la seconde partie, dans le récit des

»divers campements et du grand combat, > cette description des deux mers sillonnées de » préférence par les apôtres, la Méditerranée » et l'océan Indien ? Disons un mot seulement » du récit douloureux des tortures. Tous, nous » avons frémi, en voyant, car l'éloquence peint, » aussi bien que la poésie, les bourreaux briser, » à coups de bâton, les jambes et les pieds de » la victime, lui aiguillonner les chairs, avec » des roseaux terminés en fer de lance, lui » enduire le visage de chaux, lui percer les » oreilles avec des flèches, et lorsque, au » moment où la tête du martyr va rouler sous » la hache, l'orateur appelait au triomphe » suprême les anges du paradis, et saint Louis, » et saint Bernard, patrons de Beaulieu, et » qu'il ajoutait : « Venez, vous aussi, noble et » sainte femme, qui lui avez donné le jour : » venez assister à sa mort, comme il assista » jadis à la vôtre ! », plus d'un auditeur avait » peine à retenir des sanglots. (") » La journée a donc été un de ces jours » pleins (**), qui embaument les âmes ; et M. le

(*) Voir ce discours aux pièces justificatives (Note 2).

(**) Ps. LXXII, 10.

» curé de Langon, qui n'a pas connu Louis » Beaulieu, et qui pourtant l'aime et le vénère, » comme la gloire et le protecteur de son » troupeau, et MM. les vicaires de la paroisse, » qui, pendant un mois, ont travaillé avec » un zèle et une ardeur infatigables aux » apprêts de cette belle solennité, n'ont plus » qu'à remercier Dieu et les hommes. Ils mois» sonneront bientôt ce qui a été semé et a germé » dans tous les cœurs, le 2 mai 1867.

» P.-G. DEYDOU, D Professeur de rhétorique au Petit Séminaire. »

L'héroïsme de Beaulieu était naturellement devenu un thème sur lequel s'exerçaient toutes les éloquences. Quelques jours avant la solennité mémorable, dont nous venons de reproduire le récit, un condisciple de Louis, dont les initiales P. F. ne parvinrent pas à cacher le nom, Paul Fauché, chantait à Toulenne, dans une soirée littéraire et musicale, le Missionnaire en Orient (*).

La semaine qui suivit la fête, une visite du cardinal Donnet à Mussonville amena de même

(*) Voir Aquitaine du 3 février 1867. M. Fauché est aujourd'hui professeur au lycée de Talence. *

la glorification du héros, dont le noble Pontife n'avait si longtemps éprouvé la vocation que pour la rendre plus solide. On chantait les ardeurs d'une âme vaillante, contrastant avec une tête prématurément blanchie, et voici la strophe, qui exprimait l'allusion attendue : 0 Père ! un de tes fils du ciel fit la conquête ; Il est tombé martyr : gloire au jeune vainqueur !

Dieu n'avait pas jeté ta neige sur sa tête ; Il avait allumé ta flamme dans son cœur (*).

Un mois après, le 9 juin, avait lieu, à Mussonville encore, le banquet annuel des anciens élèves. On inaugura, ce jour-là, un monument des plus simples. C'était, au bout d'une allée de charmes et de chênes, une croix en fer ouvragé, entre deux croix de bois, à la mémoire des deux grands lauréats de l'année écoulée, Beaulieu et Barreau, celui-ci massacré dans une émeute, au Cambodge, au pied de l'autel.

M. l'abbé Donis, curé de Saint-Louis, de Bordeaux, choisi pour présider la réunion

(*) 9 mai 1867. Paroles de P.-G. Deydou, chantées par l'élève Sarraute, de Bazas, sur un air de M. d'Etcheverry, célèbre musicien bordelais.

fraternelle, esquissa, à grands traits, l'histoire de nos gloires cléricales. Il montrait le vénéré fondateur du Petit Séminaire, envoyant successivement Henri de Langalerie, son fils de prédilection, dans la Bresse, jadis évangélisée par sa\nt François de Sales (*), et en Bretagne, à Saint-Brieuc, un collaborateur et ami des premiers jours, Mgr Guillaume-Élysée Martial. Il poursuivait en ces termes : « Une intrépide phalange de missionnaires se » partageait le Cambodge, les Indes, la Chine, » le Japon. C'était l'abbé Faurie, élevé depuis » aux honneurs et à la charge de l'épiscopat.

» C'étaient les Rousseille, les Lambert, les » Largeteau, les Daugaron, les Guérin, les » Alibert, les Barreau, les Beaulieu (**).

» 0 maison paternelle, foyer de nos âmes et » berceau de notre enfance! à ta radieuse » couronne il manquait le fleuron du martyre, » et cette perle céleste viendra s'ajouter à tes

1 (*) Mgr de Langalerie, sacré évêque de Belley, le 1er mai 1855, est mort archevêque d'Auch, en 1886. — Mgr Martial, sacré évêque de Saint-Brieuc, le 21 novembre 1858, mort en janvier 1862.

(") Voir aux pièces justificatives la liste complète des missionnaires sortis du Séminaire de Bordeaux, depuis cette époque.

» autres splendeurs ! Au sein de sa demeure » bienheureuse, notre Père éprouvera de nou» veaux et ineffables tresssaillements.

» Que le manque de détails et l'ignorance » des motifs qui ont porté les barbares à » immoler l'abbé Barreau ne permettent pas » à l'Église de l'inscrire solennellement au » nombre de ses martyrs, il "faut s'incliner » devant ses décisions, réglées par une sagesse » toute divine. Mais il ne nous est pas défendu » de le penser : Dieu, dont le regard ne con» naît pas d'obstacles et qui fait dépendre le » martyre, non de l'intention de ceux qui » donnent la mort, mais du dévouement et de » l'esprit de sacrifice dans ceux qui la reçoi» vent, Dieu lui a donné, sans doute, dans le » ciel, cette palme glorieuse, que peut-être la » terre ne pourra pas lui décerner.

» Et toi, notre gloire, notre protection, toi, » dont le souvenir excitait naguère, dans » Langon, ta ville natale, des élans spontanés » d'enthousiasme et d'admiration, immortel » Beaulieu, quand l'Église aura parlé, un jour » viendra où tes reliques reposeront auprès » des dépouilles paternelles, et la chapelle du » Petit Séminaire, heureuse de posséder une

» tombe patriarcale, s'enrichira de l'autel d'un » martyr! »

« L'idée n'était pas épuisée, ajoute une nar» ration officielle, et la poésie s'en est emparée, » à son tour, après la prose. M. l'abbé Cal» len, vicaire de la Primatiale, avait composé, » sur le même sujet, des strophes charmantes, » que M. Guibert (*) a chantées, avec cette voix » sympathique qu'on lui connaît, et dont il » sait tirer un si bon parti. Ce chant triom» phal, qui répondait si bien au sentiment de » tous, a porté l'émotion à son comble :

Air de la romance intitulée : les Adieux du Martyr (n).

1

Je contemplais son radieux visage, Et lui me dit, d'un air tout souriant : « De ton Louis j'ai vu le fier courage !

» C'est moi qui suis l'Ange de l'Orient.

» J'ai vu le sang qui rougit sa couronne.

» Il est plus beau que la pourpre de Tyr; » Et si je viens-aux bords de la Garonne, » C'est pour y voir les frères d'un martyr. »

(*) Ancien élève du Petit Séminaire, célèbre professeur de chant, décédé depuis.

(") Paroles de Maurice Monjean, musique de Guillot de Saint-Bris,

II

Un mois plus tard, de la voûte éternelle L'ange revint, à mes yeux éblouis, Sa main tenait une palme nouvelle : Ce n'était plus la palme de Louis.

« Gloire ! dit-il, encore une couronne 1 » Un autre brave a su vaincre et mourir.

» Et je reviens aux bords de la Garonne, » Pour saluer les frères d'un martyr. »

III

Lorsque, parés du sang de leur jeunesse, Au seuil du ciel on les vit triomphants, Un beau vieillard tressaillit d'allégresse Et s'inclina devant ses deux enfants.

Eux, dans ses mains, remirent leur couronne, Et tout le ciel s'empressa d'applaudir.

Applaudissons des bords de la Garonne; Il est si beau le Père d'un martyr !

IV

Vous que le temps éclaircit d'heure en heure, Vieux immortels ! 1 — Non, vous ne l'étiez pas !

Les ifs s'en vont; la croix seule demeure : L'arbre immortel, on l'a planté là-bas.

De Mussonville il sera la couronne ; Il gardera nos pieux souvenirs ; Et, tous les ans, c'est là que je vous donne Un rendez-vous sous la croix des Martyrs !

Au commencement de 1868, parut une courte biographie de Beaulieu, écrite à la hâte, pour satisfaire l'impatience du public.

Deux mille exemplaires s'enlevèrent en quelques mois. Le cardinal Donnet en avait accepté la dédicace, et il y répondit par cette lettre, trop gracieuse pour n'être pas conservée, au moins dans la partie qui concerne le héros :

« Monsieur l'Abbé, » Je vous remercie de m'avoir dédié la Vie » de l'abbé Beaulieu; c'est de grand cœur que » je bénis l'auteur et son livre.

» J'avais gardé dans mon souvenir l'angéli» que image du jeune héros; mais votre récit, » que j'ai parcouru avec autant d'attendrisse» ment que d'intérêt, en a ravivé pour moi » tous les traits d'une manière saisissante.

» Grâce à vous, j e revois, dans une lumière plus » vive, ce lévite, qui semblait avoir emprunté » sa douceur et sa modestie à saint Louis de » Gonzague, et au diacre saint Laurent sa » virilité. Désormais, quand je voudrai repo» ser mon âme dans la contemplation d'une » vertu aimable et forte, j'évoquerai l'image

» de Louis Beaulieu, telle que votre amitié » nous l'a peinte.

» Votre petit livre, Monsieur l'Abbé, n'est » pas seulement un hommage à une douce et » pure gloire, c'est de plus une œuvre émi» nemment utile. Les jeunes clercs y trouve» ront un modèle à étudier et à imiter, les » membres du clergé militant un admirable » exemple de dévouement et d'abnégation, les » laïques, une puissante excitation au bien et » une nouvelle preuve de cette surabondance » de l'esprit apostolique qui, du cœur de Jésus» Christ, descend au cœur de ses apôtres.

» Recevez, Monsieur l'Abbé, l'assurance de » mes sentiments dévoués et affectueux.

» t FERDINAND, card. DONNET, » Archevêque de Bordeaux. »

Mgr Faurie, à qui l'ouvrage fut adressé, répondit de Tsen-y-fou, au cours d'une tournée pastorale : « Monsieur et bien cher Ami, » J'ai reçu, avec votre bonne lettre du » 15 mars, la vie de mon cher Louis, que je

» n'avais connu qu'enfant, et que votre livre » m'a fait connaître saint prêtre et glorieux » martyr. J'ai lu avec délices ce petit ouvrage, » qui est pour moi comme des annales de > famille, puisque j'ai connu toutes les per» sonnes qui y sont nommées. Tous mes » missionnaires l'ont dévoré, et tous s'unis» sent à moi, pour vous remercier d'avoir » consigné, en un récit si simple et si intéres» sant, cette précieuse vie.

» Je n'ai pas ici le livre sous la main, mais » dès qu'il me sera revenu, je le relirai, avec » M. Largeteau (*), et nous vous ferons un petit » Mémoire des choses que nous savons et que » vous pourriez ajouter dans une nouvelle » édition.

» Selon votre désir, je bénis le livre et l'au» teur : Au nom du Père, et du Fils, et du » Saint-Esprit. = Amen.

» Louis S. FAURIE, évêque d'Apollonie, « Vicaire apostolique du Kouy-Tcheou. »

(*) M. Anatole Largeteau, dont il a été question plus haut.

était devenu un des collaborateurs de Mgr Faurie.

Au jour anniversaire des fêtes que nous avons racontées, M. Dauby, curé de Langon, fit monter en chaire le biographe du martyr, le chargeant de recommander l'œuvre catholique de la Propagation de la Foi. L'orateur interpréta la Voix du sang : Vox sanguinis clamat: Cri d'allégresse : Je suis sauvé !. Cri de vengeance, appel à Dieu, pour détruire l'empire de Satan, meurtrier des témoins du Christ. On ramassa, cette année, à Langon, pour l'œuvre ainsi patronnée, la somme de 1,100 francs. Cette paroisse est restée, dans le diocèse de Bordeaux, une de celles qui, en dehors des grands centres, occupent le rang le plus honorable, au compte rendu annuel.

En 1869, nouveaux hommages.

C'est d'abord un témoignage d'une haute valeur. Le grand évêque de Poitiers, Mgr Pie, nous apprend, dans son Instruction pastorale du Carême, que le Concile tenu, l'année précédente, dans la ville de saint Hilaire, s'est occupé des martyrs coréens et a émis le vœu qu'ils soient adjoints à leurs devanciers du Tonkin et de Chine, dans une sentence prochaine de béatification :

« Plusieurs des personnages béatifiés ou » canonisés récemment appartiennent à notre » France. Nous avons la confiance d'en voir » augmenter le nombre. Ainsi, parmi les mis» sionnaires qui ont scellé leur foi de leur sang, » dans l'Extrême-Orient, notre province d'Aqui» taine compte de nombreux martyrs (*). Nous » faisons des vœux pour que ces héros chré» tiens, dont les combats rappellent ceux des » apôtres et des premiers messagers de l'Évan» gile, reçoivent de l'Église les mêmes témoi» gnages et les mêmes honneurs (**). »

Puis, ce sont des démonstrations plus particulièrement adressées à notre héros bienaimé.

A la distribution des prix du Petit Sémi.

naire, Mgr Gazailhan, qui préside au lieu et place du cardinal Donnet absent, parle de Beaulieu, avec des accents qui arrachent des larmes.

Les retours que chacun fait sur la destinée et la situation personnelle du saint évêque ajoutent à l'attendrissement.

n MM. Vénard, de Poitiers; Beaulieu, de Bordeaux, Dorie, de Luçon; Aumaitre, d'Angoulême.

(") Œuvres de Mgr Pie, évêque de Poitiers, tome VI.

Au collège ecclésiastique de Bazas, dans une solennité du même genre, le baron David, viceprésident du Corps législatif, naturalisé Girondin par son mariage avec une Langonnaise, Mlle Merle, prend la parole, et glorifie à son tour son jeune concitoyen. Il rappelle l'illusion qui, un moment, avait paru au futur confesseur de la foi un signe de vocation militaire et exalte, avec une grande noblesse de langage, le dévouement aux deux patries, la France et la mystique cité des âmes.

L'arrivée de Mgr Faurie, mandé pour le Concile du Vatican, provoque une recrudescence d'enthousiasme pour les travaux et pour les ouvriers apostoliques, et le souvenir de Beaulieu est presque toujours évoqué, dans les allocutions qui saluent le revenant vénéré.

Celui-ci reparaît, après les mémorables sessions où sont définis, d'une part, les grands principes chrétiens sur les rapports de la raison et de la foi, de l'autre, l'infaillibilité du Pape. Il a juste le temps de sourire à l'hommage qu'il reçoit d'une effusion plus ou moins lyrique, sur Nos deux Louis, notre Évèque et notre Martyr.

- Ces vers sans prétention ont été lus à la distribution des prix du Petit Séminaire, le

3 août 1870 (*), la veille, hélas ! de nos calamités nationales.

En 1871, M. l'abbé Compans (**), qui avait passé deux ans au Grand Séminaire de Bordeaux et s'y était lié d'une amitié très vive avec Beaulieu, fait exécuter, à Rome, par le peintre français Pilliard (***), un remarquable tableau du trépas de son saint ami. Il en gratifie le Grand Séminaire de Bordeaux. Après un court séjour dans le réfectoire de théologie, cette toile, d'une composition très soignée, a été suspendue dans la salle de classe, où elle occupe tout le mur du fond. Deux têtes sont tombées ; deux restent à abattre, celle de Dorie et celle de Beaulieu. Les bourreaux lèvent le glaive sur celui-ci, dont les yeux sont fixés au ciel, avec l'expression de la joie. On ne peut reprocher qu'une chose à l'artiste, c'est de n'avoir pas reproduit, sans doute pour éviter de trop criants contrastes avec les teintes pâles

(*) Voir aux pièces justificatives.

ln) M. Compans avait séjourné à Rome, avant et pendant le Concile.

(***) M. Pilliard est, depuis quarante-trois ans, fixé à Rome.

Voir Croquis italiens, de M. René Bazin, un charmant chapitre sur cet artiste (A l'Aventure. Calmann-Lévy, 1891).

de l'ensemble, les détails vrais et truculents du supplice. Pas de chairs saupoudrées de chaux, pas de flèches, transperçant le lobe des oreilles, pas de côtes ensanglantées, ni de jambes brisées par les coups de rotin. Rien que la décapitation, avec les personnages, mandarins, satellites, exécuteurs, curieux, admirablement isolés ou groupés. Les physionomies sont expressives et trahissent des impressions très diverses. On remarque surtout la compassion admirative, empreinte sur le visage d'une spectatrice. On sent que cellelà trempera bientôt son mouchoir dans le sang qui coule des têtes coupées et des troncs à moitié couverts, et qu'elle n'hésitera pas à sacrifier son anneau, pour assurer un cercueil à ces restes bénis.

Au dessous du tableau, une longue tablette de marbre blanc porte, en caractères rouges, l'inscription ci-contre, composée par le sulpicien Largeteau :

BERNARDVS LVD. BEAULIEU

Pro fidei dilatatione animarq. salute Patria neglecta, Juventvte omnibvsq. impensis Seipsum svperimpendens In dissitâ Coreae regione

Sociis cvm heroibvs heros Gladio necatvs Martyr triumphat.

Bvrdigalensis Ecclesiae alvmnvs, Seminarii qvondàm flos svave olens Civitatis Lengonensis decvs inclytvm (*) Cvjvs intventes exitvm conversationis, Imitemvr fidem.

Coronatvs est anno Dni 4 866. Martii die 8a Annos natus xxvi (**)

C) Voir a la fin du volume, un détail relatif au nom de Langon.

(**) Bernard-Louis Beaulieu, nourrisson de l'Église de Bordeaux, autrefois dans ce Séminaire, fleur au doux parfum, gloire illustre de la ville de Langon, pour la propagation de la foi et le salut des âmes, abandonnant sa patrie, dépensant sa jeunesse et tous les biens, se dépensant lui-même dans la lointaine région de Corée, héros, compagnon de héros, sous le tranchant du glaivc, martyr il triompha. Considérant la fin de sa course, imitons sa foi. Il fut couronné l'an du Seigneur 1866, le huitième jour de mars, âgé de vingt-six ans.

Sous le cloître du Petit Séminaire, on lit celle-ci, dont le texte émane du même humaniste, et le support de marbre de la même munificence :

In memoriam fratris nostri Bern. Lvd. Beavliev, Christi Martyris inclyti Qui vocanti Deo docilis, Popvlvm svvm derelinqvens et domvm patris svi, Fidem qvam in his sedibvs ebiberat Apud longinqvos popvlos effvsvrvs In terram qvam non noverat exivit, Vbi charitate svccensvs Perque charitatem operans et militans, Sacrvm semen svper-seminato sangvine sparsit.

Hvjvs domi in æternvm Splendor et tvtamen Et exemplar fvtvrvs (*).

(*) A la mémoire de notre frère, Bernard-Louis Beaulieu, illustre martyr du Christ, qui, docile à l'appel de Dieu, abandonnant son peuple et la maison de son père, pour aller porter à des peuples lointains la foi, qu'il avait puisée dans ces demeures, partit pour une terre qu'il ne connaissait pas, où, embrasé de charité, et par charité opérant et combattant, arrosa de son sang la sainte semence qu'il avait répandue. U sera de cette maison l'éternelle gloire, la protection et l'exemple.

Enfin, dans la chapelle du Grand Séminaire, sur la proposition de M. Desfossés, l'image de Beaulieu a été peinte sur un vitrail, aux pieds de saint Bernard, son patron.

Mais, ce qui dut réjouir plus que tout le reste l'heureux triomphateur, ce fut de voir, de làhaut, de nombreux fils de son diocèse, s'engager dans la carrière qu'il avait lui-même si glorieusement et si rapidement parcourue.

Déjà, en 1867, le jour même où Langon lui décernait des honneurs si mérités, Louis Déjean obtenait l'autorisation d'entrer au Séminaire des Missions Étrangères. Il y rejoignait l'abbé Joiret, de Langon, dont les instances avaient été un peu plus tôt exaucées. D'autres les ont suivis, et ce mouvement n'a guère subi de temps d'arrêt. Désormais, dans ce ministère, Bordeaux occupe la place que lui souhaitait son martyr (*).

(*) Voir, aux pièces justificatives, les noms des missionnaires bordelais.

CHAPITRE XIX

HOMMAGES A LA MÉMOIRE DE BEAULIEU (suite).

1891

Vingt-cinq ans s'étaient écoulés. Des générations grandissaient qui n'avaient pas connu Beaulieu. Les monuments que nous avons décrits le rappelaient encore, mais devait-on les laisser sans voix articulée, et n'était-il pas opportun de frapper un coup, qui ravivât sa mémoire chez ceux qui vieillissaient, et qui lui fît, chez les jeunes, un renouveau de vie ?

La Providence le voulut ainsi, et son instrument fut l'ami fidèle, qui, par ces monuments eux-mêmes, avait lutté contre l'envahissement de l'oubli.

M. l'abbé Compans, condamné à un repos qu'il savait rendre fécond (*), fut l'instigateur

(*) Ex-vicaire général du diocèse de Bordeaux.

d'un demi-jubilé du martyre. Son idée, insinuée en premier lieu au pasteur de la paroisse où Louis naquit, puis aussitôt à l'autorité archiépiscopale, fut accueillie avec transport.

Mgr Lecot (*), pendant son court passage sur le siège épiscopal de Dijon, avait connu et apprécié la famille de Bretenières; l'abbé Christian, frère puîné du grand Just, avait même rendu à son diocèse, en des circonstances délicates, de signalés services (**). En digne successeur du pontife qui baptisa saint Paulin et consacra la première église de Langon, il adoptait les gloires de son nouveau diocèse, tout particulièrement la plus récente, qu'un lien ténu, mais très réel, rattache à cette tradition séculaire (***). Quant à M. Salviani, curé actuel de Langon, son adhésion était assurée à un projet, dont l'exécution ferait vibrer au cœur de ses paroissions des cordes trop aisément, trop souvent peut-être endormies.

(*) Intronisé, depuis quatre mois, archevêque de Bordeaux.

("j Lors de la fermeture du collège des Jésuites, il recueillit les élèves dans son hôtel de famille, et fonda ainsi une nouvelle maison ecclésiastique, confiée plus tard au TiersOrdre enseignant des Dominicains.

(***) Voir au chapitre ier, le récit de la consécration de la nouvelle église.

Il fut donc décidé que l'on célébrerait le vingt-cinquième anniversaire d'un trépas illustre, de même qu'on célèbre, dans une famille, les noces d'argent des époux, et, dans un diocèse ou une paroisse, celles d'un pasteur des âmes.

Une souscription fut ouverte, parmi les condisciples et les compatriotes de Beaulieu, pour doter l'église de Langon d'un vitrail historique, reproduisant la scène du supplice.

Mgr Cœuret-Varin, qui n'avait oublié, ni les jeux de la douzième année, ni l'édification de la vingtième, s'honora de figurer parmi les plus généreux souscripteurs. Ce vitrail, sorti des ateliers de M. Lorin, de Chartres, ornerait la chapelle de Sainte-Catherine, celle-là même où se plaçaient jadis les enfants de l'école communale, à laquelle Louis avait appartenu (*). Il serait inauguré, le 8 mars, qui, par une coïncidence vraiment heureuse, tombait cette année, le quatrième dimanche de Carême, dit le dimanche de Lœtare (**).

(*) Les chapelles latérales et le sanctuaire principal sont de l'ancien édifice.

(**) Réjouis-toi.

Mgr Lecot viendrait présider la fête, à laquelle on inviterait les prêtres plus spécialement attachés au souvenir du héros. Tout se passerait à l'intérieur du temple ; on se tiendrait dans les limites de la plus sévère régularité canonique, mais tout serait beau et digne de la circonstance.

Ainsi fut-il fait.

Les journaux religieux de Bordeaux rendirent compte de tous les détails de cette touchante cérémonie. Elle offrit une telle analogie avec celle du 2 mai 1867, qu'un reporter, pour rédiger sa chronique, n'eut qu'à transcrire et à combiner les phrases des articles cités plus haut, sans presque avoir aies modifier (*). Même ornementation et plus riche encore. Les vicaires, MM. Mathieu etBiersoux, s'étaient montrés aussi zélés que leurs devanciers d'un quart de siècle. Un habile décorateur, frère d'un prêtre Langonnais défunt, M. Besançon, leur avait prêté son concours le plus dévoué et le plus actif.

Mgr l'Archevêque, après avoir visité le couvent des Ursulines, reçut au presbytère les

0) Bordeaux-Journal du 9 marg.

salutations respectueuses du maire (*) et de son Conseil municipal, puis il entra processionnellement dans l'église, à dix heures et demie, au milieu d'une foule compacte, et précédé de trente-cinq ecclésiastiques, enfants de Langon ou amis de Beaulieu. L'oncle et la tante de celui-ci, avec plusieurs de leurs proches, avaient communié à une messe matinale et siégeaient au premier rang. M. Paul Faurey, aumônier de l'Hospice, devait assister, à l'autel, dans les modestes fonctions de sousdiacre, l'historiographe de son.cousin, désigné pour célébrer la messe solennelle. Au moment où elle allait commencer, arriva, pour être déposée sous le vitrail, et portée après sur la tombe de famille, une couronne de fleurs artificielles, avec cet exergue sur les rubans : A la pieuse Mère du Martyr. L'anonymat de cet envoi fit travailler toutes les têtes. Nous avons le devoir de trahir cet incognito. M. le chanoine Gervais, ex-vicaire général, qui, enfant, avait servi la messe, au mariage de Désirée Payotte avec Bernard Beaulieu, s'était senti inspiré d'associer la mère à la glorification

(*) M. H. Boyé, neveu de l'ancien curé d'Arbanats.

du fils. M. l'abbé Sursol, maître de chapelle de la Primatiale, toujours prodigue de sa belle voix et de son bon cœur, dirigeait les chants.

A l'Évangile, M. le curé monta en chaire, pour adresser à Monseigneur, assis au banc d'œuvre, le salut de bienvenue. Il put reprendre à la lettre, certaines déclarations de son prédécesseur au cardinal Donnet, notamment celle-ci, que : « Venthousiasme des compatriotes » de Louis avait eu besoin d'être modéré plu» tôt qu excité. » Le compliment se terminait par une invitation à laquelle s'associaient tous les cœurs. Monseigneur était prié de faire entendre « cette voix, qui fut appréciée dans > la patrie de saint Bernard, de Bossuet et de > Lacordaire ».

Sa Grandeur répondit avec son éloquence chaleureuse et forte et son don merveilleux d'à-propos. « Docteur et père > tout ensemble, il affirma < son intention et la nôtre de ne » préjudicier en rien, en célébrant les noces » d'argent d'un martyr, à l'autorité souveraine » de l'Église, seule capable d'informer et de » juger la cause des bienheureux. Puis, il parla » de la foi et de ses triomphes, les uns secrets

» et quotidiens, dont l'âme est le théâtre, les > autres plus brillants, mais plus rares. Ce » sont ceux des martyrs, de tous les chrétiens.

» prêtres ou laïques, dont la foi est ouverte» ment menacée, et Sa Grandeur ici rappela » l'histoire de ces zouaves de Lamoricière, à » qui échut un jour la bonne aubaine d'avoir » à choisir entre le martyre et l'apostasie », et qui, d'un commun accord, optèrent pour le martyre.

Aux vêpres, l'assistance était encore plus nombreuse que le matin, et son recueillement fut tel d'ailleurs, à tous les exercices, qu'on put écrire : « La journée entière a paru être » un long acte de foi (*). »

M. Compans s'était réservé le discours du soir. Promoteur de la solennité, et, ce jour-là, pour que toutes les joies concourussent au concert d'universelle allégresse, bienfaiteur des pauvres de la petite cité, il tenait à dégager les leçons renfermées dans les faits et trop vaguement saisies par la foule. Il signala avec

(j Aquitaine, 14 mars, article signé G. (Guiet). Voir aussi la Croix de Bordeaux, article signé : Claude Estève' et l'Univers du même jour.

autorité les similitudes que Dieu établit entre Jésus-Christ et ses envoyés, dans l'accomplissement de leur mission terrestre. Mêmes bienfaits apportés au monde; mêmes difficultés, mêmes hostilités rencontrées; mêmes triomphes posthumes. Les nouvelles reçues de Corée accentuent cette ressemblance. Vingtans après la mort sanglante de Louis et de ses compagnons, un évêque entre ouvertement dans ce pays; les conversions se multiplient; une cathédrale s'élève et portera dans les airs cette croix, dont les persécuteurs voulaient anéantir le culte.

Monseigneur reprit la parole après le Salut du Très Saint Sacrement. Visiblement ému, il trouva dans son cœur de Pontife quelquesunes de ces exhortations qui se gravent au fond des âmes et qui vibrent, comme un mot d'ordre, proclamé un soir de bataille, par un général victorieux. En voici les dernières notes : « Une ville qui a donné le jour à un » Louis Beaulieu ne doit pas se contenter de » produire des hommes vaillants; elle doit » produire de vaillants chrétiens, car c'est la » foi seule qui donne la mesure de l'homme; » c'est la foi seule qui le fait grand. »

A quelques mois de là, le Comité des anciens élèves du Petit Séminaire, qui comprend deux Langonnais : un prêtre, l'auteur de ces lignes, et un laïque, M. André Nouguey, conçut la pensée d'ériger, à Mussonville, un monument à ceux de leurs condisciples, prêtres et soldats, qui sont morts pour la foi ou pour la patrie. De la conception à la réalisation il n'y eut qu'un pas. Des cotisations furent recueillies, un plan dessiné par M. Mondet, architecte hors ligne, un groupe sculpté en pierre, par M. Fournier, statuaire de mérite. Nul autre que Beaulieu ne pouvait servir de modèle pour figurer l'héroïsme en soutane. Il est donc représenté, d'une main étreignant la main du soldat, et, de l'autre, élevant sa palme, pour montrer le ciel, qui couronne le dévouement. Tous les deux s'appuient à la croix, qui en est la source, et qui domine leurs têtes. Le 7 juillet 1892, ce groupe fut bénit par Mgr l'Archevêque, et offert par le Comité à deux cents souscripteurs présents: dans ce nombre, on comptait M. le vicomte de Pelleport-Burète, ancien maire de Bordeaux, ancien sénateur, président de la Société de Secours aux Blessés militaires, et M. le

commandant Bonnetti, président du Souvenir français. Ces deux œuvres avaient, de très bonne grâce, fourni leur contribution, à raison du caractère mixte du monument. D'ailleurs, catholiques convaincus, ces deux présidents n'hésitèrent pas à saluer, chacun, dans une allocution vibrante, l'union des deux uniformes, qu'on est sûr de rencontrer ensemble au champ d'honneur.

La commission, composée de MM. Dénéchaud, supérieur du Petit Séminaire, président d'honneur; Rabion, notaire, président de la Société des Anciens Élèves; l'abbé Deydou, ancien professeur de rhétorique; Sorbe, chef d'institution, secrétaire; Érable, pharmacien; Sarraute, employé de la Compagnie du Midi; l'abbé Sursol; l'abbé Réniac, économe; Nouguey, négociant, trésorier, et-Moine, rédacteur du Bordeaux-Journal, s'exprima en ces termes, par l'organe de son président effectif : « MONSEIGNEUR, » MESSIEURS ET CHERS CONDISCIPLES,

» Le Comité, chargé par une délégation flatteuse, d'ériger ce pieux monument, n'a pas entièrement terminé sa tâche.

» Il est heureux pourtant, avant de résigner son mandat, de présenter aux bénédictions de l'Église, et cette croix, et les nobles figures qui s'y appuient, et il compte sur votre générosité pour achever d'en solder la dépense.

» Il rend hommage au talent et au bon vouloir des artistes, que leurs cœurs et vos souvenirs ont si heureusement inspirés : le statuaire, pour faire revivre des êtres aimés, dans une attitude expressive ; l'architecte, pour les abriter, sous un encadrement qui doit les grandir et les mettre en saillie, tout en nous permettant d'illustrer ses parois d'inscriptions commémoratives.

» Honneur et merci à M. Fournier !

» Honneur et merci à M. Mondet !

» Le Comité paie un large tribut de reconnaissance à tous ceux d'entre vous qui ont versé, ou qui verseront, dans la sébile de son trésorier, leur fraternelle offrande; aux hommes et aux œuvres éminemment sympathiques, dont la munificence nous est venue en aide, bien que, d'eux ou d'elles à nous, il n'y eût d'autre lien que celui d'une mutuelle estime et d'une patriotique émulation.

». Honneur et merci à M. le vicomte de

Pelleport-Burète et à la Société qu'il préside. —

Honneur et merci à M. le commandant Bonnetti et à l'œuvre du Souvenir français.

» Nous exprimons enfin nos vifs regrets pour l'absence, trop justifiée, d'anciens élèves, souscripteurs vénérables, chéris de tous, retenus loin de nous par d'austères devoirs.

» Honneur, merci, regrets à Mgr l'Archevêque d'Albi(*)!

» Honneur, merci, regrets à Mgr l'évêque d'Agen !

» Disons maintenant à quel mobile obéissait notre piété fraternelle et filiale, lorsqu'elle entreprit d'enrichir cette Villa des Muses de ce mémorial artistique et sacré.

» Nous avons voulu glorifier une maison qui nous est chère, perpétuer de précieux souvenirs, offrir aux jeunes générations, qui se succèdent sous ces ombrages, un stimulant.

toujours présent, du progrès intellectuel, moral et religieux.

I » Oui, glorifierunemaisonquinous estchère.

Nous l'aimons tant notre petit Séminaire de

(*) Mgr Fonteneau, Bordelais.

Bordeaux et de Mussonville! C'est à dessein qile je lui donne cette double appellation, » En revenant sur mon passé, je me demande si la maison des champs n'a pas eu dans la formation de nos âmes un rôle aussi actif, dans les résultats des leçons reçues, une influence aussi décisive que celle de la maison de la cité.

» Les études se poursuivaient ici, avec le caractère, non plus d'une obligation sanctionnée par des examens, des punitions ou des récompenses, mais d'un délassement d'ordre élevé, d'une satisfaction, accordée à des besoins plus hauts, nés d'habitudes laborieuses, de généreuses impulsions.

> Oh! nos lectures volontaires et du Sophocle grec et de nos Sophocles français, de Virgile et d'Horace, et de La Fontaine, au chant des rossignols, moins harmonieux que leur poésie, au bord des eaux courantes d'un Céphise ou d'un Cédron, qui avait ses peupliers pour lauriers-roses et pour térébinthes !

0 rnihi prœteritos (*) !

» La piété y reprenait ses exercices interrompus. Elle s'épanchait, sans contrainte, devant

(*) Virg. Georg.

la Madone du lac, la Vierge du grand bois, sous les vieux ifs, à cette même place où nous sommes; et dans une chapelle ultra-modeste, que les magnificences du présent ne nous ont pas fait oublier (*).

» Douceurs du petit office, récité à deux chœurs et à demi-voix, sous les chênes et les ormeaux, psalmodie, dont le murmure semblait de loin un bourdonnement d'abeilles (**) ; émotions plus graves d'un chemin de croix, parcouru en silence, dans l'oratoire presque désert; joyeux transports de nos cantiques du départ ou du mois de Marie, au frémissement du feuillage du tremble, aux rayons du soleil du soir! 0 mihi prœterz'tos!

» Les jeux y réalisaient des projets, mûris une semaine entière, et nos professeurs s'y montraient encore plus nos amis, descendant jusqu'à nous, pour détendre leurs esprits, fatigués de huit jours de classe, nous élevant jusqu'à eux, par des entretiens, qui effleuraient

(*) Une chapelle neuve, très élégante, a remplacé l'ancienne.

(*') Apis argumentosa. sub arguta. ilice. Abeille bourdonnante. sous un yeuse plein de murmures. (Virg. Bucol., Egl. vu, v. 2, et Office de Sainte Cécile.)

tout sujet agréable ou utile, livres, auteurs, discours, voyages., politique ! justifiant ainsi le nom dont les Latins qualifiaient leurs vieux régents d'école : Ludi magister (*). 0 mihi proeteritos !

» Les fêtes de là-bas avaient ici leur lendemain, les succès du travail leur rémunération enviée.

Nous retrouvons ici nos fraîches impressions d'antan; nos illusions, envolées depuis, au souffle de l'expérience; les chimériques créations de nos rêves, qui se croisaient dans les airs avec le vol des papillons et des hirondelles.

» A travers ces bosquets, nous revoyons errer des ombres révérées; ce sont des fronts, illuminés par un reflet d'en haut, couronnés de cheveux prématurément blanchis; ce sont de hautes tailles, courbées avant l'âge, des regards transparents et toutefois paternellement inquiets, avec des attractions, dont la suavité rappelle le Sinite parvulos venire ad me de l'Evangile : « Laissez venir à moi les petits enfants CU) » Nous cédons à ce charme; nous regardons, nous écoutons, nous jouissons de

(*) Maître de jeu.

(") Marc, x, 4.

ces âmes sacerdotales, patriarcales, que la Providence plaça près de nous, et qui nous inspiraient, sans faire effort pour l'imposer, une vénération affectueuse. Hélas ! au cours d'événements terribles, sous des coups prévus ou inattendus, elles gardaient jusqu'à la fin une partie des belles naïvetés que notre fin de siècle a cessé de connaître ! 0 mihi prœteritos !

» Vrai foyer de famille, berceau, patrie de notre jeune âge! Ailleurs, certes, nous avons savouré des jouissances exquises, ailleurs, efficacement coopéré au labeur de notre formation, déployé peut-être plus de vaillance, conquis plus de mérite. Ici, nous avons plus inconsciemment fleuri, sous les tièdes baisers des brises printanières, dans la bonne camaraderie d'une fraternité, que n'altéraient point les âpres rivalités des convoitises ambitieuses; dans le giron d'une paternité, qui dégénérait quelquefois en maternité indulgente.

» Mais, que dis-je? Est-ce dégénérer?

» Un célèbre ouvrier de princières éducations, Fénelon, n'a-t-il pas donné aux pasteurs chrétiens ce conseil (*) : « Soyez mères ! »

(*) Discours pour le sacre de l'Électeur de Cologne.

L'indulgence envers l'adolescent, pourvu qu'elle accompagne ses caresses d'avertissements sérieux, allant jusqu'au blâme, au reproche loyal, sans exagération, ni partialité, n'est-elle pas voisine, ou plutôt partie intégrante de la justice?

» Oui, messieurs, gloire au Petit Séminaire, qui nous apprit à penser droit, à juger sainement, à parler, à écrire, à agir en conformité avec nos jugements et nos principes 1 Gloire au Petit Séminaire, où nous avons puisé le goût des chefs-d'œuvre des beaux génies, par suite l'horreur des productions malsaines ; au Petit Séminaire, qui nous fit partiellement classiques et romantiques, pour nous préserver du réalisme grossier et du naturalisme brutal !

» Gloire au Petit Séminaire, qui nous instilla l'esprit chrétien, par ses méditations matinales et ses lectures spirituelles, par ses retraites annuelles et ses dimanches, si sanctifiants et si gais, et ses solennités, si merveilleusement attrayantes !

» Gloire au Petit Séminaire, où nous avons contemplé, entendu l'Épiscopat de notre époque, dans ses personnalités les plus appréciées.

D'Aviau, Cheverus et Donnet, de la Bouillerie,

Guilbert et Lecot, et les Pères du Concile de 1850, et nos compatriotes vénérés, Dupuch, Georges, Salinis, Martial, Langalerie, Fonteneau, Faurie, Gazailhan et Cœuret, et les illustrations qui s'appelèrent Laurence, Pavy, Pie et Dupanloup !

Gloire au Petit Séminaire, où nous eûmes, pour nous conduire, des prêtres de singulière sainteté, Lacombe, Lataste, les deux Marès, de Laborie, et Gaussens jeune et Dénéchaud; et, pour nous instruire, des maîtres tels que Vidal, Gaussensaîné, Bûche, Manceau, Thibaut, Laprie !

» Nous n'avons pas suffisamment répondu à leurs soins.

» Quels maîtres arrivent à parfaire entièrement leurs disciples ! Du moins, ils nous ont appris à garder notre dignité morale, et à mettre nos qualités, natives ou acquises, au service des justes causes.

II

» Je vous en atteste, glorieux défunts, dont nous avons voulu perpétuer la mémoire.

» Vous étiez Français, et, en naissant, vous

aviez reçu votre part des généreuses qualités qui sont l'apanage de notre vieille race.

» Vous étiez chrétiens, et le baptême vous avait inoculé la sève qui a sa source au cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

» Mais, au Petit Séminaire, tout cela s'est épanoui. L'humble semence devint tige frêle, la tige frêle un jeune arbrisseau et les fruits que promettaient une riche floraison, une frondaison luxuriante, vous en faisiez hommage à ces vieillards, à ces hommes faits, qui furent pour vous les régénérateurs providentiellement suscités. L'héroïsme des immolations quotidiennes, dont vous étiez les témoins et l'objet, opérait en vous peu à peu l'héroïsme de votre oblation aux intérêts de la religion et de la patrie.

» Entre tous ces modestes clercs, qui partirent du milieu de nous, la couronne au front, l'onction sacrée aux mains, la flamme au cœur, pour féconder des sillons arides, nous t'avons choisi, toi, notre Louis, notre Bernard. Tu avais ces deux patrons, chers à la France.

» Toi seul de nos apôtres bordelais, tu as cueilli la palme du martyre. A côté du Manceau Berneuœ, du Picard Daveluy, du Bourguignon

de Bretenières, du Vendéen Dorie, tu souffris pour la foi, et tu marquas d'un rayon de gloire ton lieu natal, Langon, et notre Petit Séminaire.

Oui, cette maison, je l'affirme, et nul ne le sait mieux que moi, puisque j'ai eu tes confidences : ta vocation y naquit, y fut combattue, y triompha, et je revois avec attendrissement le champ principal de tes luttes, de tes défaillances et de tes premières victoires.

» Faible et incertain tout d'abord, tu inquiétas, tu contristas tes conducteurs, en attendant de les réjouir, et nous aimons peut-être en toi tes hésitations et tes faiblesses même, où nous retrouvons, pour la plupart, notre histoire, avec la vive représentation du caractère girondin, moins originairement que d'autres décidé au bien, mais capable, autant que pas un, d'enthousiasme et de raison, d'esprit de foi et d'amour ardent, allant jusqu'à la mort sanglante. Plusieurs t'avaient ouvert la voie du martyre : les Médocains Bernon et Lambert; Faurie, le Gascon; le Bordelais Rousseille, et Daugaron, leBlayais, et Alibert, le Parisien, un moment dépaysé. Un sembla t'y suivre, le Libournais Barreau, et, certainement, devant le Juge qui sonde les intentions, atteignit ton mérite.

D'autres sont venus après, s'inspirant de toi : ton condisciple Largeteau, le Gabay; Déjean, le Bastidien; ton compatriote Joiret; et Roussereau, de Cérons; et Ducot, de Bordeaux; et Guion, de Langoiran; et Calureau, et Castanet, et Bayle, et Templier. Tu brilles, au centre de cette pléiade, d'un éclat souverain. En toi, le ciel a couronné, avec la délicatesse du tempérament et l'aménité de l'humeur, la virile énergie d'une âme subitement retournée, et qui, en six ans, passa par toutes les phases du progrès spirituel, pour aboutir au sommet suprême. Gloire à toi, ô notre martyr 1 Pour perpétuer ta mémoire, il fallait mieux que l'humble croix de bois, qu'on planta jadis, au tournant d'une allée. Il fallait le marbre et la pierre, et l'habile crayon, l'impeccable ciseau, et les savantes élégances du style lapidaire, et les feux et les foudres de la grande éloquence. Que n'as-tu rencontré mieux pour tracer le récit de ta courte vie ! Un jour, j'en salue l'augure, et je l'ai surpris, l'an passé, sur vos lèvres (*), ô père actuel du diocèse de

(*) A Langon, le 8 mars 1891, vingt-cinquième anniversaire du martyre de Beaulieu.

Bordeaux, un jour, la Cour Romaine le résumera, ce récit, mieux qu'aucun biographe, dans les trois leçons d'un office liturgique; ce sera la consécration d'un culte, qui se renferme encore dans la discrétion d'honneurs privés et d'appels muets.

» Regardez, Messieurs, et tâchez de comprendre. Comme sa palme indique le but des courses haletantes, le terme des espérances résultant d'infaillibles promesses ! Comme son étreinte établit l'unité entre les deux formes que revêt l'héroïsme !

» Ah ! la patrie terrestre avait son affection, et, sans nul doute, quand il prodiguait au sol infidèle ses sueurs et son sang, il en offrait les effusions pour son pays, autant que pour son ingrate Corée.

» Au soldat, qui fraternise ici avec le missionnaire, nous ne donnerons pas de nom propre.

» Nous l'avouons, Messieurs, nous n'avons cherché, pour ce type des dévouements obscurs, aucune ressemblance particulière. Quand il nous sera permis de graver, aux murs de cet édicule en projet, nos diptyques familiers, nous nous efforcerons d'établir la liste complète, du

général au simple fantassin, et, des anciens élèves du Petit Séminaire que cet uniforme honora, qui honorèrent cet uniforme, nul ne sera victime d'un volontaire oubli.

» Qui d'ailleurs, parmi nous, ne salue d'une vénération attendrie ces groupes nombreux de témoins du Christ, désignés dans le martyrologe, sous cette dénomination commune : Massa candida (*) ? Qui ne se surprend à étudier au loin, dans les infinis de l'espace, avec d'instinctives admirations, cette voie lactée, ces nébuleuses, d'où nul astre ne se détache, mais dont on sait qu'elles se composent de mondes brillants, gravitant autour d'innombrables soleils?

» Tout au .plus regretterions-nous de n'avoir pas assigné pour type à cette seconde statue la physionomie d'un contemporain de Beaulieu, en qui notre adolescence aima la même grâce enfantine, les mêmes traits fins et réguliers, les mêmes ondes de chevelure bouclée, la même expression de physionomie aimable et tant soit peu mélancolique. Henri Demay, qui,

(*) Masse blanche. On appelle ainsi les trois cents martyrs d'Utique, dont les resLes calcinés furent mêlés dans de la chaux, et recueillis par les chrétiens, après la huitième persécution générale.

à vingt ans, tombait gravement blessé, après avoir arraché le premier fanion ennemi des avant-forts de Pékin, survécut à cette blessure. Il put reprendre du service, lors de notre malheureuse campagne de France. La mort ne voulut pas de lui, tandis qu'il l'affrontait sur les champs de bataille, et sa médaille militaire et sa croix d'honneur ne furent, à son cœur magnanime, qu'une insuffisante consolation pour tant d'héroïsme, dépensé en pure perte et pour tant de labeurs impuissants.

» Gloire donc à tous ceux des nôtres qui périrent dans les hécatombes d'Algérie, de Crimée, d'Italie ou de Chine, dans celles de la terrible Année, hélas ! Gloire à tous ceux qui envièrent, sans succès, lors de nos revers, le bonheur d'un si beau trépas !

» Gloire à tous nos soldats ! Gloire à tous nos martyrs !

III

» Jeunesse, qui nous entourez, une bouche auguste vous dira tout à l'heure quelle émulation sainte doit engendrer en vous la vue de ce monument. Car vous viendrez souvent lui

demander conseil et il vous répétera, chaque fois, la leçon du courage simple et constant.

Vous aurez là, devant les yeux, le devoir accompli, personnifié dans le prêtre et dans le guerrier, comme vous, fils du peuple, comme vous, nourris d'enseignements et de sacrements religieux; par conséquent, l'honneur humain, vivifié par la foi, élevé à la hauteur d'un sentiment surnaturel et d'une vertu catholique. Sainte passion, née d'une larme et d'une goutte du sang du Sauveur, et qu'il faut aviver, loin de travailler à l'éteindre. Lacordaire, terminant une de ses splendides conférences, adressée surtout aux jeunes gens d'une ville d'études, comparait la passion à l'idéal instrument du poète et s'écriait : « Ne » brisez pas la lyre, parce qu'Homère a chanté » les faux dieux ! Prenez-la des mains du » poète aveugle, et chantez sur elle le nom, » les bienfaits et la gloire du Dieu visible.

» Chantez : la terre vous écoute et le ciel » vous répond! car la lyre d'Homère est » aussi la lyre de David, et la passion, qui tue » l'homme, a sauvé le monde au Calvaire (*). »

0 Lacordaire, 3° conférence de Toulouse.

» C'est un des mérites de l'éducation, telle qu'on la pratique dans nos séminaires et dans nos collèges ecclésiastiques, c'est un de ses mérites de laisser à l'esprit et au cœur un ressort, qu'ailleurs peut-être on contraint trop. Ce régime, parfois taxé de faiblesse, a fait ses preuves. Il a formé le clergé de ce siècle, qu'il ne nous appartient pas de louer, et quelques-uns de ses meilleurs laïques. Tel système d'hygiène et de médication, qui ne le sait ? réussit mieux, parce qu'il compte sur le libre jeu des organes et des forces vives de la nature, et qu'il le favorise. — La souple discipline, dont vous connaissez les bienfaits, prévient les écarts, pour n'avoir pas à les réprimer, mais laisse aux facultés de l'âme leur libre jeu aussi. C'est la nature, rectifiée par la grâce de Dieu, soutenue par l'Eucharistie, discipline morale, qui forme la conscience aux délicatesses convenables et aux légitimes fiertés, la volonté aux vigueurs des mâles résolutions, le cœur aux spontanéités du dévouement charitable.

» N'est-ce pas ? martyrs bien-aimés ! On n'a pas ici brisé votre caractère; on l'a transformé, fortement et suavement. On en devina

les ressources et on s'attacha toujours à deux choses : atténuer les âpretés de l'égoïsme, stimuler et diriger les élans magnanimes.

» Merci à ces persuasions si efficaces ! Merci à ces enchantements de l'amour ! Merci à ces sévérités, détrempées dans de paternelles tendresses !

» Aidez, images bénies, les successeurs de ceux qui nous élevèrent, aidez-les à préparer des hommes, qui, sous l'autorité bienveillante des Pontifes, soient des prêtres zélés et dociles; des hommes, qui, sous la direction lumineuse du Vicaire de Jésus-Christ, soient (je ne prononce plus le mot laïques, trop d'abus l'ont déshonoré), des fidèles, des cléricaux, sans reproche et sans peur.

» A ces deux éléments de notre Société, sortis de la même source, d'élaborer un vingtième siècle, fécond en réconciliations, en progrès, en prospérités de tout genre, par l'application de cette devise : » Union par la charité !

» Dieu est amour. Deus charitas!

» P.-G. DEYDOU, l » curé de Saint-Nicolas, l chanoine honoraire de Bordeaux et d'Agen.

Au cours des agapes qui suivirent, un virtuose distingué, M. Vallade, accompagné sur le piano par M. l'abbé Sursol, fit goûter, avec sa belle voix, une cantate charmante, que l'on supposa composée par M. l'abbé Barbe, professeur de rhétorique. La voici :

1

Honneur à vous, notre plus pure gloire, Prêtres vaillants, Martyrs victorieux, Nos frères d'ici-bas, nos Patrons dans les cieux !

Dans nos cœurs à jamais vivra votre mémoire, Et de ce monument, comme d'un saint autel, Que respecteront les années, S'élancera vers vous. Victimes couronnées, Un chant de triomphe immortel!

REFRAIN

Humble trophée, avec ces âmes fières, Rappelle-nous notre martyr Beaulieu; Redis toujours à nos plus jeunes frères Comment on meurt pour sa foi, pour son Dieu!

t

II

Et vous aussi, frères, qui, pour la France Sacrifiant et bonheur et repos, Relevâtes si bien l'honneur de nos drapeaux, Vous fûtes notre orgueil en ces jours de souffrance !

Ah ! que ne peuvent pas, Christ, ceux que tu soutiens !

Pour la patrie agonisante, Blessée à mort, trahie et râlant impuissante, Ils tombent en héros chrétiens !

REFRAIN

Humble trophée, éternise les guerres De ces héros, dans nos champs envahis ; Redis toujours à nos plus jeunes frères Comment on meurt, Soldat, pour son pays 1

III

Prêtre, Soldat, deux gloires confondues Dans nos respects, dans nos affections, Dans un même triomphe, oui, nous vous unissons : Mêmes fleurs à vos noms, mêmes palmes sont dues !

De l'immortalité nous montrant le chemin, Martyrs de la plus sainte cause, Sur ce marbre, où l'artiste à nos yeux vous expose, Paraissez la main dans la main !

REFRAIN

Humble trophée, à ces morts volontaires Assure un nom éternel, en ce lieu ; Redis toujours à nos plus jeunes frères Comment on meurt pour la France, pour Dieu 1

Enfin, M. l'abbé Ferrand, curé de Baurech,

membre de l'Académie de Bordeaux, détailla avec autant d'art que d'émotion vraie, les strophes suivantes, intitulées : Nos Trois Patries.

Il en est qui, l'œil morne et les lèvres crispées, S'en vont, criant : « A bas les frontièresl A bas » Les drapeaux s'inclinant au dessus des épées!

» Songe creux les Héros, vides les Epopées : » La Patrie est un mot, et la chose n'est pas 1 »

La Patrie, un vain mot, une folle chimère, Elle qui vous nourrit du plus pur de son lait 1 Avant de proférer cette parole amère, Ingrats, si vous savez ce que c'est qu'une mère, Regardez la Patrie : elle est! elle est! elle est!

Elle est : ce mot confond vos viles théories ; Mais puisqu'on ne saurait vous convaincre, mieux vaut Qu'un cri parte de nos poitrines attendries : Homme, chrétien, chacun de nous a trois Patries : Deux ici-bas, et l'autre — immortelle — là-haut !

Oh ! la vieille Province, où ce Fleuve que j'aime — La Garonne — se rue à l'Océan lointain ; Oh ! le clocher natal, qui sonna mon baptême, Oui, c'est là ma Patrie, et je dis., sans blasphème, Qu'avant d'être Français, mon cœur est Aquitain !

Oh! le vaillant pays de Jeanne la Lorraine, Grand aux jours de bonheur, plus grand dans l'insuccès !

Oh ! le sol où le Christ fut roi, l'Eglise reine, Oui, c'est là ma Patrie, et, d'amour l'âme pleine, Aquitain, je suis fier de me dire Français !

Oh 1 le bleu Paradis, inondé de lumière, Où mes frères, les Saints, m'appellent floucement; Oh ! le grand Ciel, où vit le bon Dieu « notre Père », Ah! c'est là ma Patrie, et la seule, où j'espère Dans un manteau de roi vivre éternellement !

Or, contemplez, dans leur sublime rêverie, Ces deux hommes, debout à l'ombre de la Croix : Chacun d'eux, repoussant du pied la Barbarie, Sut dire, l'œil tendu vers la sainte Patrie : « Pour sa cause je meurs, comme en elle je crois ! »

Et ces héros, ce sont nos frères : leur village Avoisinait le nôtre; ils étaient, comme nous, Français, Prêtres, Soldats ; et, devant cette image, Où de ces morts vivants transparaît le courage, Je suis presque tenté de plier les genoux !

Qu'ils sont jeunes et beaux! Ils ont la même taille, Les mêmes traits. Avant de se mettre en chemin, A l'heure d'affronter la suprême bataille, Qui garde, à l'un la hache, à l'autre la mitraille, Une dernière fois ils se donnent la main.

Le Soldat, calme et fier, un instant se recueille Dans l'amour fraternel, avant d'aller au feu ; Le Prêtre sur son frère, à pleine main effeuille La palme et le laurier, ces rameaux, que l'on cueille Dans le sang répandu pour la Patrie et Dieu.

Le Soldat, du bras droit enveloppant le Prêtre, S'appuie au lourd fusil ; le doux héros chrétien N'a que son crucifix : comme son divin Maître, Devant le Mandarin, aussi cruel que traître, Il ne voudra verser d'autre sang que le sien.

Le Soldat, du lointain soupçonnant le mystère, De son regard aigu fouille l'horizon noir ; Le Prêtre, lui, plus haut et plus loin que la Terre, Extasié, déjà vole et se désaltère Dans ce Ciel, qui, sur lui s'entr'ouvrira ce soir.

Vous qui symbolisez nos Clercs et nos Laïques, Sur l'autel de la Gloire au Devoir immolés, Beau couple de Martyrs, également stoïques, Au contact de nos cœurs, battez, cœurs héroïques !

0 lèvres de granit éloquentes, parlez!

Dites qu'en Aquitaine, au grand pays de France, La Croix et le Drapeau marchent du même pas ; Que si Dieu nous réserve encor quelque souffrance, Prêtre et Soldat, debout dans la même espérance, « Mourront » pour la Patrie et ne se « rendront » pas !

Inutile de dire avec quelle vigoureuse éloquence Mgr Lecot résuma toutes les impressions et traduisit les siennes.

La fête était complète et se termina par une féerique illumination du parc tout entier, qui faisait saillir les deux blanches images, se détachant, dans une clarté d'apothéose, sous la sombre verdure des ifs.

En terminant ces descriptions et ces récits, nous emprunterons, pour amener nos derniers traits, la conclusion d'un narrateur des solennités semi-jubilaires : « Non, tout n'est pas fini pour notre prêtre» martyr. Regnat in coelis, il règne dans les » deux ! Voilà le cri de triomphe, définitif, » authentique, que nous demandons à » l'Eglise de laisser échapper de nos lèvres.

» Ce n'est pas pour le cinquantième anniver» saire que nous nous disons : Au revoir!

» mais pour la date, plus prochaine, nous » l'espérons, où le diocèse de Bordeaux pourra » chanter : Bienheureux Bernard-Louis Beau» lieu, priez pour nous !

» 0 vous, notre héros et notre ami, vous

» qui aimiez et pratiquiez le franc-parler des » Gascons de Guienne, permettez que, dans » l'intérêt de votre bonheur et de votre gloire, » je vous adresse, avec une humble familia» rité, cette prière : Faîtes des vôtres dans le » ciel (*). »

Louis a commencé à faire des siennes.

Une de ses tantes, Mme Faurey, agonisante, le voyait lui sourire, et elle expira, en lui disant : « Viens me chercher!. Louis, je » viens ! »

Celle qui lui servit quelque temps de mère, Mme Blaize, femme d'un caractère très calme et très droit, affirme l'avoir vu un matin, assis au pied de son lit, et la regardant en silence.

M. Blaize l'a vu de même. Ils se demandent s'ils ont rêvé. On peut le supposer.

Mais il y a mieux.

Des amis assurent avoir obtenu des faveurs de divers genres, à la suite de neuvaines, dans lesquelles ils réclamaient son intercession;

C) Aquitaine, 14 mars 1891.

des guérisons, même, par le contact d'objets qui lui ont appartenu.

M. Lucien Hazera, frère du prêtre qui fut un intime de Beaulieu, a raconté ceci : Voyageant en Espagne, pour affaires, au printemps de 1892, il fut atteint d'une congestion pulmonaire, qui le réduisit à l'extrémité. Plusieurs médecins se réuni rent auprès de sa couche pour une consultation ; il les entendit déclarer à voix basse que le mal était au pire et qu'il n'y avait aucun espoir d'amélioration. L'état comateux apparént, dans lequel il se trouvait, lui laissant une lucidité d'esprit, qu'autour de lui on ne soupçonnait pas, il fit un vœu.

au saint ami de son frère. Aussitôt après, le mieux, dont on désespérait, se prononça ; en quelques jours, la santé revint. De retour en France, il est allé assister, en accomplissement de son vœu, à une messe, célébrée par son frère (*), dans l'église de Langon, sur l'autel voisin du vitrail commémoratif.

Quel que soit le caractère de ce fait, et d'autres faits analogues, il est évident que

(*) Aujourd'hui curé-doyen de Sainte-Marie de BordeauxLa Bastide.

s'adresser à nos martyrs, pour obtenir des grâces d'ordre physique ou d'ordre spirituel et moral, ne constitue pas, ne saurait constituer un empiètement sur le rôle de la Sainte Église.

Il s'agit uniquement d'appels privés, formulés dans l'intérieur d'ùne famille ou d'une âme confiante.

Les chrétiens de Corée ne se font pas faute de les réitérer. Leurs visites sont fréquentes -à la colline des sépultures héroïques. Ils cueillent les herbes, les fleurs, qui croissent sur un plateau bien connu, et en usent, avec succès, comme de médicaments, dans leurs maladies.

Les missionnaires de là-bas, et surtout Mgr le Vicaire apostolique, sont attentifs à ces manifestations de foi simple et sincère; ils notent les cas de guérisons, en parlent peu, mais relèvent tout ce qui, plus tard, pourra servir à l'instruction d'une cause, chère à leur piété fraternelle.

C'est à l'intercession de ces devanciers et des ouailles qui partagèrent leur supplice qu'ils attribuent les prospérités subséquentes et la liberté relative accordée à leur ministère. Ils ne se trompent pas dans ce jugement. Le

sang généreusement versé féconde le sol le plus ingrat, et la prière des saints est un souffle qui chasse les tempêtes.

Il nous reste à dire, pour être complet, ce qu'est devenue la chrétienté coréenne, depuis le violent orage de 1866.

CHAPITRE XX

HISTOIRE RÉSUMÉE DE LA CHRÉTIENTÉ CORÉENNE DEPUIS LA PERSÉCUTION DE 1866

A la fin de l'année 1866, la Corée n'avait plus un seul prêtre catholique sur son territoire.

Abandonnerait-on sans retour cette terre sanglante? Cette terre où dormaient déjà tant de martyrs, et dont les ossuaires s'enrichissaient chaque jour de dépouilles augustes? Car la persécution, en deux ans, avait fait deux mille victimes, dont cinq cents dans la capitale, et, en quatre ans, dix mille, si l'on en croit les relations, sans compter les centaines d'infortunés qui avaient succombé dans les forêts, sur les montagnes, à la misère et à la faim.

Sans doute, la foi pouvait s'y conserver, comme elle s'y était introduite, sans apostolat

sacerdotal. Le Japon était là pour le prouver, le Japon, où un Dioclétien oriental aurait pu frapper, au XVIIe siècle, avec toute apparence de vérité, la fameuse médaille à exergue diabolique : « Christiano nomine deleto (*), » et où, après deux cents ans, on retrouvait tout à coup des chrétiens, baptisés et instruits par leurs pères, lesquels l'avaient été par leurs aïeux. Mais non, la question d'abandon ne fut pas même posée. Tout au plus se résolut-on à attendre que la féroce surveillance des satellites idolâtres se relâchât un peu, pour tenter de nouveau les entrées clandestines d'autrefois.

Cependant, comme cette attente pouvait être longue, qu'une première tentative, en 1869, avait été infructueuse, et qu'on avait besoin partout d'ouvriers évangéliques, on utilisa MM. Féron et Calais, en les adressant, le premier, aux chrétientés hindoues du district de Pondichéry, où il travaille encore, à l'heure présente ; le second, à une autre mission, où il acheva de se consumer.

(*) Anéantissement du nom chrétien. Exergue d'une médaille de Dioclétien.

Quant à M. Ridel (*), mandé en Europe par ses supérieurs, il était désigné pour succéder à NNgrs Berneux et Daveluy, dans les fonctions de Vicaire apostolique, et il fut sacré à Rome, le dimanche, 8 juin 1870, dans l'église SaintLouis-des-Français. Il recevait le titre épiscopal de Philippopoli, et eut pour prélat consécrateur, S. Ém. le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, assisté de Mgr Verrolles, que nous connaissons déjà, et de Mgr Petitjean, vicaire apostolique du Japon méridional (**).

Il lui fut donné aussitôt de prendre part aux travaux conciliaires et d'unir son Placet de juge de la doctrine à celui des évêques qui siégeaient depuis huit mois.

Toutefois son exil, car c'en était un pour lui, devait se prolonger encore.

En 1875 seulement, le cardinal Franchi, préfet de la Propagande, fut avisé qu'on allait se mettre en devoir de rentrer en Corée. Il

(*) Né à Chantenay, diocèse de Nantes, le 7 juillet 1830; prêtre en 1857; vicaire à la Renaudière, pendant dix-huit mois ; entré au séminaire des Missions Étrangères, le 29 juillet 1859; parti pour la Corée, le 25 juillet 1860.

(**) Voir dans Rome pendant le Concile, un admirable article de L. Veuillot sur le sacre de Mgr Ridel.

répondit, au nom du Saint Père, par des encouragements et des louanges. Au bout d'un an, on apprenait que l'évêque avait réussi à faire passer deux missionnaires, MM. Degue tte et Blanc.

En 1877, il y pénétrait lui-même, avec deux autres, MM. Doucet et Robert.

Les ruines de l'édifice spirituel furent bientôt relevées et l'on entreprit de réparer celles d'ordre matériel. Le collège et l'imprimerie, réinstallés dans un district montagneux, reprirent leurs travaux.

Le mois de janvier 1878 apporta de fâcheuses étrennes : A la frontière, un soupçon de vol fit arrêter et fouiller les membres de l'ambassade périodique. Sur plusieurs d'entre eux on trouva les dépêches de la mission ; mis à la torture, ils avouèrent la présence de l'évêque et de quatre prêtres sur le sol interdit.

Le 28, Mgr Ridel se voyait cerné dans sa résidence ; on se jetait sur lui avec fureur, on le saisissait par les bras, par les cheveux et par la barbe et on le traînait en prison. Quelques chrétiens ne tardèrent pas à l'y rejoindre. Il y passa cinq mois entiers. Il a raconté sa captivité dans une brochure intéressante. Il

eut à subir divers interrogatoires et souffrit beaucoup des incommodités ordinaires des prisons coréennes, notamment de la promiscuité avec des malfaiteurs de bas étage, de la malpropreté et de l'infection qui en est la suite. Mais on eut pour lui des égards inattendus, et, au moment où il se préparait à la.

mort, il fut au contraire mis en liberté et reconduit à la frontière du Léao-Tong. L'ambassadeur de France à Pékin avait exigé cette délivrance et l'empereur de Chine l'imposait à son vassal, injonction plus efficace que les sympathies manifestées par la reine Min.

Il remarqua la transformation qui, de la zone d'isolement, jadis toujours nue et déserte, avait fait une région habitée, couverte déjà de riches moissons.

Remis aux mains des émissaires de Mgr Verrolles, il trouva auprès de ce confrère vénéré MM. Mutel et Liouville, qu'on lui envoyait à lui-même pour renforcer sa petite troupe.

Deux autres, pareillement destinés à la Corée, MM. Martineau et Richard, étaient morts en Mandchourie.

M. Deguette, arrêté, à son tour, après le départ de l'évêque, fut reconduit en Chine,

sans mauvais traitements. M. Blanc, provicaire, se cacha si bien, qu'on ne mit pas la main sur lui (*).

En 1880, MM. Mutel et Liouville trouvaient moyen d'arriver à destination. Leur entrée fut la dernière qui s'accomplit en cachette. L'année suivante, le dernier ayant été découvert, fut quelques jours gardé à vue, puis relâché par ordre supérieur.

Cette même année, Mgr Ridel, qui, du Japon, stimulait le zèle de ses travailleurs, publia une grammaire coréenne et un dictionnaire coréen-français.

Un revirement s'opérait dans la politique du parti régnant. Il devenait évident pour tous que le système d'isolement était désormais condamné, et le Japon, ouvert depuis peu aux Européens, entrait le premier dans la voie des négociations, pour obtenir le commerce libre avec les rivages qui lui faisaient face. Les États-Unis, dont les nationaux avaient eu à se plaindre des Coréens, après un naufrage, et qui n'avaient pas mieux su que nous tirer vengeance de procédés barbares, traitaient en

C) Annales de la Propagation de la Foi, mars et juillet 1879.

1883. A la même époque, l'Angleterre négociait et concluait son traité. Puis ce furent l'Allemagne, l'Autriche, la Russie. Enfin la France eut son tour, et, en 1887, mit fin, par un accord du même genre, à des pourparlers qui duraient depuis deux ans. Un résident français, M. Gollin de Plancy, se transportait à Séoul, en 1888, et, bien qu'on n'eût spécifié, en faveur des nôtres, que le droit de circuler, moyennant la formalité d'un passeport, non celui de séjourner dans le royaume, les dispositions personnelles du consul étaient pour eux une garantie de justice et de sécurité.

L'ancien régent persécuteur, dont cet arrangement contrariait les visées, eut beau s'agiter, susciter même une révolution de palais, ses tenants et lui eurent le dessous.

La cour de Pékin le manda en Chine, où il connut les rigueurs d'un long emprisonnement, suivi, à son retour, d'une disgrâce perpétuelle.

L'année 1882 avait été marquée par un événement digne de mention. M. Blanc, revêtu du titre et des pouvoirs de pro-vicaire, concevait des craintes pour la conservation des

restes des martyrs du 30 mars. 1866. Le lieu de leur sépulture était voisin de champs cultivés. A trois reprises, il avait fallu les exhumer et les changer de place. Une culture de tabac recouvrait maintenant leur fosse, et les indices qui marquaient l'endroit précis où ils reposaient tendaient à disparaître. Ému de cet état de choses, le pro-vicaire procéda à une reconnaissance authentique des quatre corps de Mgr Daveluy, de MM. Aumaître, Huin, et de Joseph Tjyang. Ils furent enfermés dans quatre caisses scellées et portés à Na-ga-sa-ki, au Japon, où Mgr Petitjean acceptait de veiller sur ce précieux dépôt. A quelques mois de là, il conférait l'onction épiscopale à M. Blanc, qui prenait les titres d'évêque ftAntigone et de coadjuteur de Corée. Cette dernière qualification prenait fin avec la vie de Mgr Ridel, lequel s'éteignait doucement en France, le 20 juin 1884 (*).

Dans la première ardeur de son épiscopat, Mgr Blanc fondait à Séoul un orphelinat de la

(*) Marie-Jean-Gustave Blanc, né à Renguey (Doubs), le 6 mai 1844, élevé au lycée du Puy, et au séminaire de Lyon, parti le 15 février 1869, mort le 21 février 1890, à l'âge de quarante-six ans, après treize ans de mission.

Sainte Enfance et un hospice de vieillards.

Ces deux établissements, desservis d'abord par des chrétiens indigènes, furent confiés, en 1888, à sept religieuses de la communauté de SaintPaul, de Chartres. Presque au même temps, l'évêque achetait, au centre de la capitale, un vaste terrain, pour y bâtir sa cathédrale et y établir, avec sa demeure, un séminaire et un collège chinois-coréen. Là, M. Liouville, secondé par un nouveau venu, M. Maraval, élèverait les aspirants au sacerdoce, qu'auparavant on envoyait se former à Pinang, dans la presqu'île malaise. Par sa patience et son énergie, et grâce à l'appui de l'agent dévoué qui le soutenait, il triomphait des misérables chicanes qu'on opposait pour empêcher l'acquisition et la vente (*). Ses dernières épreuves furent, en 1889, la mort successive de sœur Zacharie, supérieure de son asile hospitalier, de l'abbé Deguette, et de sœur Estelle. En février 1890, il s'apprêtait à partir, pour prendre part à la réunion synodale de Na-ga-sa-ki, lorsqu'une atteinte de la

(*) V. Annales de la Propagation de la foi, septembre 1888.

(Lettre de M. Poisnel.)

fièvre typhoïde l'enleva très rapidement à l'affection de ses collaborateurs et de leurs fidèles.

M. Mutel lui a succédé. Sacré dans la chapelle du Séminaire des Missions Étrangères, par le cardinal-archevêque de Paris, qu'assistaient Mgr l'évêque de Langres et le vicaire apostolique du Kouang-si oriental, Mgr Gustave-Charles Mutel s'appelle désormais l'évêque de Milo (*).

Son attitude, devant les pouvoirs subalternes de la Corée, toujours malveillants, malgré les conventions, entretient le courage de ses subordonnés. Molestés quelquefois par des citoyens isolés, quelquefois par des foules, ils n'hésitent pas à se défendre, et font rappeler les agresseurs au respect de la foi jurée. A Séoul, ils se montrent en soutane noire, à l'européenne, à la française, et l'on commence à s'accoutumer à leurs allées et venues. Mgr Mutel a fait dans le lieu de sa résidence une entrée solennelle, avec visite de cérémonie au roi et aux autorités constituées. Un extrait de l'appel adressé par

(*) Gustave-Charles Mutel, du diocèse de Langres, né en 1854, parti en 1877.

lui à la charité de ses compatriotes, donnera l'idée des progrès accomplis :

« Une abondante moisson a germé sur ce » sol, engraissé du sang des martyrs. Le » nombre des chrétiens était, en 1886, de » 14,000; il est aujourd'hui de 20,840. La der» nière administration nous a donné 1,443 bap» têm es d'adultes. Les missionnaires, au nombre » de vingt-trois, sont répandus dans la pro» vince. Un Séminaire a été bâti, qui compte » trente-six élèves. Il a fallu tout à la fois » chapelles, orphelinat, hospice, résidences, » et nos ressources ont été vite absorbées.

» Cependant deux œuvres, qui nous tiennent » grandement à cœur, sont encore à réaliser : » un tombeau pour nos martyrs et une église » cathédrale.

» Nos martyrs reposent encore au milieu des.

» sépultures païennes, où la piété de nos » chrétiens les a cachés et où seule encore elle » sait les retrouver. Combien nous souffrons, » et nos néophytes avec nous, de voir ces » précieux restes dans un tel abandon ! Notre » plus ardent désir serait de les relever,

» pour les déposer ensemble dans un tombeau » plus convenable, en attendant le jour où » il nous sera permis de les placer sur nos » autels.

» Le 8 mai 1892, la première pierre de la » cathédrale a été bénite et posée ; les fonda» tions sont faites et la bâtisse commence à » sortir de terre. Mais îes réserves sur lesquelles » nous comptions pour cette œuvre nous font » aujourd'hui défaut et force nous est de » recourir à la charité des fidèles de l'univers » chrétien. Il s'agit d'abriter 1,500 chrétiens, » que nous ne savons où réunir, de donner à » tous nos néophytes des huit provinces la » consolation d'assister à la messe, quand ils » viennent à la capitale. Pour tous, cette » église est le signe ardemment désiré de cette » liberté qu'ils ont achetée si cher. Dans les » plus mauvais jours de la persécution, nos » devanciers, les martyrs, ont entrevu le jour » où ce monument serait élevé, et c'est autant » pour remplir leur pieux désir que par » reconnaissance envers la Vierge Marie, » patronne de notre Corée, que cette église a » été dédiée à son Immaculée Conception. Au » nom de cette bonne Mère, des martyrs, ses

» témoins, de nos pauvres chrétiens, ses fidèles » serviteurs, nous osons solliciter les secours » qui nous sont nécessaires, persuadés que » notre confiance ne sera point trompée.

» Séoul, en la fête de Pâques, 2 avril 1893.

» t G. MUTEL, » Évêque titulaire de Milo (*), tue. ap. de Corée. »

(*) La désignation d'évéque in partibus infidelium a été supprimée par Léon XIII et remplacée par celle d'évêque titulaire.

APPENDICE

NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES

APPENDICE

NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES

NOTES DU CHAPITRE PREMIER

(1) Communes et paroisses du canton de Langon : Langon, Bieujac, Bommes, Castets-en-Dorthe, avec chapelle de secours de Mazerac ; Fargues, Léogeats, Mazères, Roaillan, Saint-Loubert, annexe de Saint-Pardon de Conques, Saint-Pierre de Mons, Sauternes et Toulenne.

(2) Noms anciens de Langon et de Saint-Macaire.On lit dans le Chronicon Vasatense (Chronique Bazadaise), rédigé par le chanoine Géraud Dupuy, au commencement du xvii* siècle, et continué, après lui, jusqu'à l'année 1747, ces lignes, relatives à la ville de Langon, patrie du chroniqueur : « Vasatensis civitas habet urbes non ignobiles.

» Hujusmodi est Lingonium, veterum Lingonum colonia ; » ab illis enim potius crediderim appellationem derivandam, » quàm à nescio quo Langone, Galliarum rege, quem recenset » ille ementitus Amici Berosus.

» Urbs est ad delicias sita, in solo generosissimorum vino» rum, si quae sint in Aquitaniâ, feracissimo. Adde quod » Garumnâ abluitur, et illius antiquitatem testantur veteres » murorum ruinae, in angulo urbis, orientem versùs, et » illius meminere antiqui, inter quos Sydonius, qui dùm » Burdigalae ageret, et Trigetium, familiarem suum, Vazati » degentem, ad se evocaret, Lingonio transeundum conrt suluit. Sic enim, epistolâ XII, libr. VIII : Post hœc, portum » Alingonis tàm piger calcas, ac si tibi nunc esset ad limi» tem Danubinum contrà incursaces Massagetas proficis» cendum. »

« La juridiction de Bazas s'étend à des villes qui ne sont » pas sans renom.

» De ce nombre est Langon, colonie des Lingones d'autre» fois, car je serais porté à dériver de leur nom cette » appellation, plutôt que de je ne sais quel Langon, roi des » Gaules, qu'allègue ce faux Bérose, d'Annius (*).

» C'est une ville délicieusement située, dans une région » très fertile en vins, des plus généreux que produise l'Aqui» taine. Ajoutez à cela qu'elle est baignée par la Garonne, et » que son antiquité est attestée par de vieux pans de murs, » à l'angle de la ville, du côté de l'orient, et que des anciens » en ont fait mention, parmi lesquels S'idoine (Apollinaire), » qui, étant venu à Bordeaux, et invitant à l'y rejoindre son » ami Trigèce, qui habitait Bazas, l'engage à passer par » Langon et s'exprime ainsi : « Après cela, tu foules la sol de ce port, d'un pied aussi » paresseux que s'il te fallait passer la frontière du Danube,» afin d'y refouler les incursions des Massagètes. »

On voit que le nom primitif de ce lieu était Alingo. Cela résulte encore des lettres de saint Paulin à saint Delphin et à saint Amand : « Vous avez consacré l'église de Langon: Alingonensem » Ecclesiam », écrit-il au premier (Ep. xx). « Envoyez quel» qu'un de Langon; Unum de Alingonensibus dignetnini » mittere », mande-t-il au second (Ep. XII). D'Anville, dans sa Notice de l'ancienne Gaule, Lopès, Baurein, dom Devienne, O'Reilly, tous nos historiens bordelais, sont d'accord sur ce point (n).

Plusieurs d'entre eux ont pareillement rappelé le nom ancien de la ville de Saint-Macaire, Ligena, nom connu d'ailleurs par la légende du Bréviaire de Bordeaux (Office du 4 mai). Le blason do cette cité porte cet exergue : « Olim Ligena, nunc

(*) Le texte, imprimé au XVe tome des Archives historiques de la Gironde, porte Amici. Ce doit être une faute de copiste, pour Annii. Annius de Viterbe publia, au xvie siècle, sous le nom de Bérose, un vrai roman d'antiquités.

(**) Baurein : Variétés bordelaises, éd. Méran, tome II, page 262; t. III, 1. 6, art. 1er. — Lopès : L'Église primatiale et métropolitaine Sainct-André de Bourdeaulx, éd. Callen, t. I, p. 298-9; t. n, p. 93-4.

Sancti Macarii nomine Urbs (*). » On ne comprend pas qu'avec cette abondance de renseignements, certains aient confondu Ligena avec Alingo. Il a fallu réclamer, à diverses reprises, contre cette identification, dont la responsabilité première incombe au R. P. Proust, Célestin du monastère de Verdelais, qui, au dernier siècle, rédigea une Vie des Saints du diocèse de Bordeaux. A la faible distance qui séparait son couvent de chacune des deux villes, le bon Célestin est impardonnable d'avoir confondu. Ce qui est plus grave, c'est que pareille erreur ait été commise dans l'inscription latine, placée, au Grand Séminaire de Bordeaux, au dessous du tableau qui représente le martyre de Beaulieu.

L'auteur de cette inscription, M. Largeteau Ariste, sulpicien, était pourtant un Girondin, érudit, aimant à consulter les documents et à remonter aux sources ; il avait vécu dans l'intimité de M. l'abbé Larrieu, pour qui notre histoire locale - n'avait pas de secrets (**) Nous avons proposé la correction suivante : sur la seconde lettre du mot Ligenensis, le trait horizontal : -, qui, dans les inscriptions lapidaires, supplée - souvent les liquides m ou n; l'e suivant se transformerait aisément en o. Il manquerait l'A initial ; mais Dupuy, comme on l'a vu, écrivait Lingonium, et les commentateurs d'Ausone et de saint Paulin, à l'époque de la Renaissance, écrivaient Lengo, et Lingo ne serait pas trop loin du véritable Alingo.

(3) Plainte d'Ausone, au sujet des suites probables de.

la conversion de son ancien disciple : « Ne sparsam, raptam-ve domum, lacerataque centum » Per dominos veteris Paulini regna fleamus. »

« Ne nous fais pas pleurer la dispersion et le pillage des

(*) Gallia Christiana, t. II. — Cf. Virac : Recherches historiques sur la ville de Saint-Macaire.

rO) Voir Aquitaine, 14 octobre 1883, protestation de M. l'abbé Fonce, alors vicaire de Langon.

Voir ibid., 6, 13 et 20 novembre 1893, réclamation de l'auteur, au sujet d'un sermon sur les saints du diocèse, prêché à la cathédrale par le R. P. Moniquet, S. J. Ce digne religieux a été plus exact dans sa Vie (le saint Delphin, récemment publiée. ]

» richesses de ta maison et le morcellement, entre cent mai» très, des royaumes du vieux Paulin. »

(Auson., Epist. xxrv.)

(4) Les villas de saint Paulin. — M. Larrieu, sous la pseudonyme J. Nolibois, a écrit, dans l'Aquitaine, en 1865, de très ingénieux articles, pour établir qu' Hebromagus était situé à Langon. Quant à Pauliacum, aujourd'hui Pauillac, il pourrait avoir appartenu, non aux Paulins, mais au rhéteur Axius Paulus, contemporain et ami d'Ausone.

(5) Consécration de l'église de Langon au V* siècle.

Rien ne vaut le texte : « Fatemur venerandae pietati tuae, legentibus nobis illam » epistolae partem, quâ Alingonensi Ecclesiœ novam filiam, » te autore progenitam, jàm in nomine Domini usque ad » dedicationis diem crevisse signabas, ità exultasse spiritum » nostrum in Deo salutari nostro, ut tanquàm in prsesenti » dedicantium cœtibus interessemus.

» Quod vero indicare dignatus es, aliquos de parte illius, » eu jus invidid mors introivit in orbem terrarum, dentibus » suis fremere et tabescere, non miramur. » (Epist. ad S. Delph., xx.) « Nous l'avouons à votre vénérable piété : en lisant ce » passage de votre lettre, où vous nous annoncez avoir » donné à l'Église de Langon une nouvelle fille, dont la crois» sance a été tellement bénie par le Seigneur, qu'on est » arrivé au jour de sa dédicace, notre âme a tressailli en » Dieu, notre Sauveur, comme si nous étions présent à la » cérémonie et mêlé à la foule qui y prenait part. Quant » à ce que vous daignez nous apprendre, à savoir que plu» sieurs, du parti de celui qui a introduit la mort dans le » monde, ont grincé des dents et séché de rage, nous n'en » sommes pas étonné. »

Une église existait donc à Langon, avant celle-ci. Datait-elle du baptême de saint Paulin, en l'an 389 ? Était-elle antérieure ? L'église de Langon a pour patrons les saints Gervais et Protais. L'Invention des corps de ces deux martyrs de Milan, par saint Ambroise, eut lieu le 19 juin 386, et eut lm grand retentissement. Paulin, qui était à Milan en 387, au

moment où Alype et Augustin se préparaient au baptême, rencontra de nouveau Ambroise, à Florence, en 393. Il en reçut des reliques, qu'il plaça sous l'autel de sa basilique de Fondi, érigée en même temps que celle de Noie, entre 400 et 402. Il énumère ces trésors, dans un de ses poèmes, et dit,

au sujet des deux saints que nous avons nommés : » Quosque suo Deus Ambrosio post longa revelat » Sœcula, Protasium, cum pare Gcrvasio. »

« Et ces deux, que Dieu révèle à son cher Ambroise, après » de longs siècles, Protais, avec son compagnon de gloire, » Gervais. »

(Epist. XXXII, ad Severum.) M. Larrieu, partant de ce fait, que Langon était du diocèse de Bazas, a supposé que la première église a pu être construite sur le territoire de Toulenne. Mais il est très probable qu'au temps de saint Delphin, Bazas n'avait pas encore d'évêque (le premier dont on connaisse l'existence est de 439); ou bien que la délimitation des deux diocèses n'était pas la même que plus tard ; ou enfin que Delphin agit en gualité de métropolitain, surtout si l'emplacement du nouvel édifice était un don de Paulin, ce qui est extrêmement vraisemblable.

D'ailleurs Toulenne a pour patron saint Sernin ou Saturnin, ce qui corrobore la tradition locale, faisant de ce lieu une colonie ou fondation toulousaine : Tolena, Tolosana.

Msr Lagrange, dans sa belle Histoire de saint Paulin, affirme, après plusieurs autres, que notre saint avait fondé, dans l'église d'Alingone, un service obituaire pour ses parents défunts. Cette supposition s'appuie sur un passage de la lettre XII, à saint Amand. En voici le fond. Paulin avait affranchi un esclave nommé Sanemar; il l'envoya à Bordeaux, priant Delphin d'ordonner prêtre cet excellent homme et de l'employer anx offices établis en mémoire des vieux Paulins : « Vobis in domo Domini serviat delegatis ad parentum » memoriam obsequiis. » Le prêtre Exsupère, chapelain t délégué pour ces prières funèbres, pourra céder une partie de la terre donnée à l'église. La culture de ce petit champ fournira à la subsistance du quasi-vicaire qu'on lui adjoindra.

Puis passant à un autre sujet, il recommande de faire remettre par un homme sûr un message au nommé Daduce. Si Delphin ne veut pas distraire un clerc de ses occupations, pour

cette commission importante, que l'on daigne en charger « unum de Alingonensibus, un de Langon », en le munissant d'une recommandation de l'évêque et de son collaborateur.

La fondation acquittée par le prêtre Exsupère était-elle à la charge et au profit de l'église de Langon, ou de la cathédrale de Delphin ? Unum de Alingonensibus, veut-il dire ; un des clercs de Langon, ou : un Langonnais quelconque ? Tout est là. L'éditeur des œuvres de saint Paulin, en 1683, dans son Index des noms propres, écrit, sous le mot Alingonum : « Oppidum e dominio Paulini. Ibi ejusdem sumptibus cons» tructa à Delphino Ecclesia. ejusdem clerici dicti Alingo- » nenses. Bourgade, du domaine de Paulin. Là, aux frais » de Paulin, une église fut bâtie par Delphin. Les clercs de » ce lieu étaient appelés les clercs langonnais. » Il y a des vraisemblances en tout cela. Nous avons le devoir de déclarer que l'évidence absolue fait défaut.

(6) C'est en allant de son château de Langon à son château de Benauge qu'Isabelle de Foix trouva, sous une pierre où s'étaif enfoncé le fer de sa mule, la statue vénérée sous le nom de Notre-Dame de Verdelais, en gascon : Berde-laye.

verte forêt; en latin : de Viridi luco.

Langon a eu pour seigneurs successifs : les Paulins; le Chapitre de Saint-Seurin; Arnaud Garcias, un des ancêtres de Clément V, qui acheta, en 1166, les droits du Chapitre, moyennant une redevance de 12 lamproies, à fournir, le dimanche des Rameaux; les La Mothe-Ségasties, héritiers de Garcias, en la personne de Gaillard de la Mothe, évêque de Bazas et successeur de Garcias de Benquet; les Grailly, captaux de Buch, par alliance matrimoniale avec les précédents ; les Foix de Candale, et les Larroque de Budos, de la même façon ; encore les Foix de Candale, par donation-du roi d'Angleterre; les d'Épernon, héritiers de ces derniers ; les d'Antin, créanciers du dernier duc d'Epernon ; les de Civrac, les de Tracy, par achat.

(7) Jean de Foix, archevêque de Bordeaux, fut enterré dans le couvent des Carmes de Langon, le 25 juin 1529. Il était fils de Jean de Foix, captai de Buch, comte de Benauges, vicomte de Castillon, et de Catherine, fille de Gaston IV,

comte de Foix et vicomte du Béarn. Le couvent des Carmes de Langon, fondé dans les dernières années du XIIIe siècle, fut ravagé par les protestants et souffrit aussi des guerres de la Fronde. Les bâtiments en furent reconstruits, en partie, au milieu du XVIIO siècle. Dans ces derniers temps, on les a rasés, pour élever, sur leur emplacement, les écoles communales, et le prétoire de la justice de paix.

(8) Fondé, en 1126, l'année même où Geoffroi II, abbé de la Grande Sauve, prenait possession du siège épiscopal de Bazas, le prieuré bénédictin eut son église profanée pendant la Révolution. Elle servit de lieu de réunion aux jacobins du cru, et conserva le nom de Club, lorsque son enceinte eut été transformée en salle de danse. Il reste quelques traces du sanctuaire roman, dans les dépendances de la maison Ducasse. La place et la rue voisines ont conservé ou repris leurs noms de place et rue Notre-Dame. La statue de la Vierge, en terre cuite, a été transportée à l'église paroissiale, où on la vénère, isolée sur un socle, au dessous du vitrail.

(9) L'enclos des Capucins est devenu le cimetière. Leur église, dédiée à saint Michel, a été démolie, au commencement de ce siècle. Les religieux s'étaient rendus populaires par leur dévouement, pendant une épidémie meurtrière.

Leur Madone, en bois, honorée dans l'église paroissiale, après le Concordat, sous le titre de Notre-Dame des Anges, est maintenant à Fargues, dans la maison d'école des Sœurs de la Présentation. Leur domaine avait jadis appartenu aux Templiers.

(10) Les Ursulines, dispersées ou sécularisées, pendant les mauvais jours, se réunirent, dès que la tourmente fut passée, jà l'appel de leur digne supérieure, Mme Duthil.

Elles rachetèrent une partie des bâtiments de leur monastère, mais durent construire une nouvelle chapelle, l'ancienne se trouvant comprise dans les portions aliénées. Depuis cette époque, elles sont rentrées en possession de presque tout leur ancien domaine, grâce aux heureuses initiatives de l'avant-dernier curé de Langon.

11 y avait encore, à Langon, dans l'ancien château, une chapelle, dédiée à saint Jérôme, près du lieu appelé aujourd'hui la Brèche (*).

L'hospice civil a succédé à un hôpital très ancien, dit de Saint-Joseph.

(11) Prêtres langonnais antérieurs à la Révolution.

A la fin du xvie siècle, Jérôme-Géraud Dupuy, qui fut chanoine et officiai de Bazas, archidiacre de Bazeaumes (entre Duras et Sainte-Foy).

Il prêta, dit-on, sa plume et son nom à l'évêque Arnaud de Pontac (1572), pour répondre au livre de Du PlessisMornay, contre les croyances catholiques.

Il rédigea, vers 1605, le Chronicon Vasatense, d'après les notes et mémoires manuscrits des évêques Garcias de Benquet (1166) et Arnauld de la Mote (1348). Ce recueil a été continué jusqu'en 1747.

En 1350, un évêque de Bazas portait le nom de Géraud du Puy, Geraldus de Podio. Notre officiai descendait-il de la famille de cet évêque ?

Pierre LEHouL, né en 1645; curé de Langon en 1694. H mourut, dans sa maison de la rue Saint-Gervais, en 1695 (**).

Joseph LAFON, né en 1735; curé de Langon de 1764 à 1770, puis archidiacre de Bazas; refusa le serment, en 1791, fut cité devant le tribunal révolutionnaire, condamné à la déportation, et mourut, le 28 janvier 1794, à l'hôpital de Blaye.

Antoine-Gervais DUNOUGUÉ, connu et populaire sous le nom de Père Gervais ; capucin. Il émigra et, revenu en France,

(*) Un cardinal de Foix, au xve siècle, fit construire une chapelle de Saint-Jérôme, dans l'église des Célestins d'Avignon. Un de ses neveux y fut inhumé. (Notice sur le B. Pierre de Luxembourg, par Augustin Cauron. Avignon, 1866.)

( ) A la liste des curés de Langon (note lde), on trouvera quelques détails de plus sur Lehoul, Lafon et Labarrière.

Dans cette même liste, on rencontre des noms langonnais : un Dubourdieu, en 1636; un Saint-Espès, en 1695; mais aucun document n'autorise à donner avec certitude ces prêtres comme des Langonnais proprement dits.

et sécularisé, devint curé de Barsac, au rétablissement du culte. Il était né le 9 mai 1741, et mourut le 10 décembre 1831. Il est enseveli sous la sacristie de Barsac.

Jean LABARRIÈRE, né en 1763, mort en 1848. Vicaire de Langon, puis curé constitutionnel.

Vital LAFARGUE, né le 18 mai 1757; ordonné à Bazas, le 22 mai 1782. Il fut d'abord vicaire à Coutures, puis, en 1785, curé de Coimères. En 1791, il prêta le serment, par surprise ; mais il se rétracta, dès qu'il en connut la portée. En 1804, il devint curé de Bieujac, et, en 1811, de Saint-Pardon et Saint-Loubert. Démissionnaire en 1841, il mourut, le 17 février 1853, et fut enseveli dans le cimetière de son ancienne paroisse.

Raymond COUTURES, né le 16 décembre 1767; ordonné à Bazas, en 1791. Lorsqu'éclata la Révolution, il ne fut pas inquiété.

En 1802, il se mit à la disposition de Mgr d'Aviau qui le nomma, le 4 mai 1803, curé de Mazères et Roaillan, et en 1806, de Léogeats. Il y mourut, le 12 février 1840, et y fut enseveli (").

(12) Prêtres langonnais depuis la Révolution. *

MM.

LABORDE (Bernard), né le 6 janvier 1791 ; ordonné prêtre le 16 mai 1818. Il fut d'abord vicaire à Saint-Pierre de Bordeaux; curé de Saucats, en 1829; puis missionnaire diocésain, curé de Verdelais, curé-doyen de Blanquefort en 1836; mourut à Bordeaux, retraité et chanoine honoraire, le 22 juin 1875.

GARROS (Jean-François-Henri), né le 30 août 1800; ordonné le 20 mai 1826. Il a été curé d'Abzac; de Talence en 1837; curé-doyen de Langon en 1853; retraité en 1857; décédé à Talence, le 1er août 1858.

VIDAL (J. -B.), né en 1802; ordonné le 20 mai 1826; professa la rhétorique au Petit Séminaire ; fut vicaire à Notre-Dame de Bordeaux ; puis visita, en touriste, la Palestine, la Perse, etc. ; à son retour, se retira à Toulenne, où il mourut, le 15 août 1847.

(*) Les détails exacts sur MM. Lafargue et Coutures nous ont été connus après l'impression de notre premier chapitre.

ROCHE (Pierre-Marie), né à Bazas (*), le 5 septembre 1803; ordonné le 9 juin 1827; fut vicaire à Bourg, puis à SaintÉloi de Bordeaux; curé d'Eyzines en 1835, est mort au Bouscat, retraité et chanoine honoraire, le 30 août 1885.

LARROQUE (Antoine), né le 27 mars 1803; ordonné en 1828; a été curé de Bieujac, de Saint-Gervais, de Cestas, de Béguey en 1854; est mort à Bordeaux, retraité et chanoine honoraire, le 22 mars 1881.

BOYÉ (Vital), né le 5 mai 1805; ordonné en 1830; fut curé de Saint-Jean de Blaignac, puis retraité et professeur au collège de Toulenne, enfin curé d'Arbanats. de 1850 à 1877; mort dans cette paroisse, le 18 août 1877.

Dupuy (Jacques), né le 6 février 1806; ordonné en 1831 ; fut d'abord vicaire de Langon, puis. curé de Toulenne, en 1837. Il y est mort, le 29 avril 1873. Il se disait de la famille de l'archidiacre chroniqueur Géraud Dupuy.

POURRAT (Bertrand-Jean), né le 16 février 1807; ordonné en 1832; fut curé d'Arcins, puis, en 1846, de Savignac-d'Auros, et est mort, retraité, à Langon, le 4 septembre 1870.

CAZENAVE (Pierre), né le 20 mai 1807; ordonné en 1833, à 'Angoulême ; mort, en 1864, curé de Saint-Romain (Charente).

GIRESSE (François-Clément), né le 29 août 1808; ordonné en 1833; curé de Nizan, puis de Léogeats, de 1840 à. 1849; mort, retraité, à Langon, le 16 octobre 1869.

CÉLÉRIER (J.-B.-Eugène), né en 1810; ordonné en 1835; d'abord vicaire de Gaillan, puis desservant de Bonnetan; vint, en 1837, remplacer M. Dupuy, à Langon, en qualité de vicaire; a été successivement desservant de Moulon, curé de Gensac, de Sainte-Terre et, en 1868, de Saint-Émilion. Il est mort, dans ce dernier poste, en 1885.

GRAMIDON (Etienne), né le 1er avril 1820; ordonné en 1844.

D'abord vicaire à Preignac, il entra dans la Société de Saint-Sulpice, fut professeur de sciences, puis économe, au Grand Séminaire de Bordeaux ; professeur de théologie à Lyon. Appelé à Paris, il a été vicaire de Saint-Sulpice, et

(*) Quelques-uns des prêtres mentionnés sur cette liste sont nés ailleurs qu'à Langon ; mais habitaient cette localité, lorsqu'ils entrèrent au Séminaire et furent promus au sacerdoce.

est supérieur de la Communauté du presbytère de cette paroisse ; un des douze assesseurs du supérieur général.

BESANÇON (Claude-Joseph-Alexandre), né le 22 février 1822; ordonné en mai 1845; fut vicaire à Monségur; curé de Marions, puis de Sainte-Gemme en 1853; est mort, retraité, à Langon, le 17 novembre 1858.

CAZENAVE (Pierre-Charles), né en 1820; ordonné en décembre 1845; fut d'abord vicaire à Saint-Paul de Bordeaux ; puis, en 184, à la Primatiale; curé d'Izon en 1858; de SaintAugustin de Bordeaux en 1861; de Sainte-Croix en 1882.

Chanoine honoraire.

PDJERVIE (François-Ernest), né le 7 juin 1822; ordonné en décembre 1845; fut vicaire à Queyrac; curé de Cazalis en 1850; de Saint-Pierre de Mons en 1858 ; il y est mort, le 8 décembre 1878.

CHAMPETIÉ (Jean-Henri), né en 1822 ; mort sous-diacre, en 1848.

GRILHON (Némorin), né en 1823; mort sous-diacre, en 1849.

TERMOS (Jacques-Achille), né en 1827; ordonné en décembre 1852, a été successivement vicaire à Bègles ; en 1861, à Saint-Ferdinand de Bordeaux; curé de Cudos en 1870; de Gradignan en 1873.

GERVAIS (Pierre-Marie), ne en 1828; ordonné en décembre 1852; d'abord vicaire à Bazas ; puis à Saint-Louis de Bordeaux ; devint, en 1854, secrétaire particulier du cardinal Donnet, puis secrétaire général; en 1873, vicaire général. Chanoine titulaire depuis 1883, aumônier des Dames de la Foi, et supérieur du monastère de la Visitation; proto-notaire apostolique.

CASTAING (Paulin), né en 1828; ordonné à Paris, en juin 1853; professeur de sciences au collège de Bazas, il devint, en 1869, vicaire à Notre-Dame de Bordeaux; curé de SaintNicolas de Graves, en 1882; et, en 1888, curé-doyen de Saint-Louis de Bordeaux. Chanoine honoraire.

DONDEAU (Jean-Théophile), né en 1829; ordonné en décembre 1853; vicaire d'abord à Ambarès ; en 1855, à Saint-Paul de Bordeaux; curé, en 1860, de Saint-Martin de Sescas; en 1870, de Barie; en 1883, de Fargues (canton de Créon).

CASTETS (Jean-Emile), né le 20 mai 1837; ordonné en décembre 1860; vicaire à Preignac ; en 1863, curé de Castillond'Auros et Bassane; en 1871, curé de Virelade. Un lien de

parenté le rattache à la famille de M. Lafargue, mentionné dans la note 11°.

DEYDOU (Pierre-Gabriel), né le 11 août 1837; ordonné en décembre 1860; professeur au Petit Séminaire, jusqu'en 1871; vicaire à la Primatiale ; curé-doyen d'Ambarès, de février 1880 jusqu'en octobre 1888; curé de Saint-Nicolas de Graves (Bordeaux). Chanoine honoraire (Parent de MM. Cazenave, Termos et Thibaut).

BEAULIEU (Bernard-Louis).

JOIRET (Henri), né le 8 décembre 1843; ordonné à Paris en 1868; missionnaire à Pondichéry; rentré en France en 1881; attaché à la Procure des Missions Étrangères, à Marseille.

BALARINE (Pierre), né en 1845; ordonné en décembre 1870; vicaire à La Teste, puis à Saint-Augustin de Bordeaux; desservant de Bayas, puis de Morizès ; aumônier de l'École normale de La Sauve; vicaire du Sacré-Cœur de Bordeaux; curé à Cazeaux, à Mios.

BALLADE (Charles), né en 1844; ordonné en 1871-; vicaire à Bourg, à Caudéran, à Saint-Émilion; curé à Tizac-deCurton, à Saint-Trojan ; prêtre auxiliaire à Sainte-Marie de La Bastide.

VIROS (Henri), né le 2 septembre 1845; ordonné en 1872; vicaire à Castelnau ; curé à Sainte-Hélène, puis à Saillans ; mort en mer, le 5 juin 1882, au retour d'un pèlerinage en Terre-Sainte.

CARTAU (Jean-Stanislas), né en 1849; ordonné en 1872; professeur de rhétorique au Petit Séminaire; vicaire à SainteEulalie de Bordeaux, puis à la Primatiale; aumônier du Pensionnat de l'Assomption; en 1891, curé de Saint-Éloi de Bordeaux.

DELZO (Etienne-Albert), né à Jau (Médoc), en 1849; ordonné en 1863 ; vicaire à Castets-en-Dorthe, à Saint-Paul de Bordeaux ; retraité en 1883 (Parent de MM. Gramidon et Gervais).

GASSIES (Auguste), né en 1849; ordonné en 1873; professeur au collège de Toulenne ; vicaire à Saint-Pierre de Bordeaux ; en 1891, curé de Saint-Selves ; décédé en 1893.

LANNELUC (Bernard-Joseph), né en 1850; ordonné en 1873; vicaire à Monségur, à Saint-Bruno de Bordeaux; curé à Saint-Martin de Sescas, à Reignac; en 1891, à Izon.

MARTRON (Léon), né en 1848; ordonné en 1874; professeuraumônier au collège de Toulenne; vicaire à Saint-Seurin de Bordeaux; en 1890, curé de Gujan-Mestras.

ROBLEDO (Gabriel), né en 1843; ordonné en 1874; vicaire à Captieux, à Gaillan; curé de Mauriac, de Lerm; en 1890, vicaire-régent, puis titulaire de Gaillan; décédé en 1893.

RÉNIAC (Antoine-Lucien), né en 1873; ordonné en 1874; professeur d'histoire et d'humanités au Petit Séminaire ; économe en 1891.

LATRILLE (Pierre-Paul), né en 1850; ordonné en 1874; vicaire à Arveyres, à Saint-Jean de Libourne; en 1891, curé-doyen de Saint-Symphorien (Parent de M. Castaing).

THIBAUT (Jacques-Cyprien), né en 1851 ; ordonné en 1875; vicaire à Portets, à Saint-Éloi de Bordeaux; en 1893, curé d'Aillas.

PARDIAC (Henri), né en 1852; ordonné en 1877; vicaire à Castillon, Pauillac, Saint-Augustin et Sainte-Eulalie de Bordeaux; professeur à Paris, depuis 1885.

FAUREY (Paul-Bernard), né en 1844 ; ordonné en 1884; aumônier de l'Hospice de Langon (Cousin-germain du martyr).

FAUCHÉ (Jean), né à Mazères, en 1859 ; ordonné en 1884 ; vicaire à Préchac, à Barsac; en 1889, curé de Saint-Sulpice de Pommiers.

GACHET (Jean), né en 1860 ; mort diacre, en 1881.

DUCHAMPS (Jean-Oswald), né en 1863; ordonné en 1886; professeur au collège catholique de Sainte-Foy-la-Grande ; en 1891, vicaire à Saint-Pierre de Bordeaux.

GUICHENEY (Jean-Fernand), né en 1863; ordonné en 1889 ; professeur au collège ecclésiastique de Sainte-Marie, à Samt-André de Cubzac.

TUILIER (Michel-Arthur), né en 1864; ordonné en 1889; vicaire à Lesparre; en 1894, à Saint-Ferdinand de Bordeaux.

MAURIAC (M.-J.-Raoul), né en 1865 ; ordonné en 1889; prêtre de la Compagnie de Saint-Sulpice ; professeur au Grand Séminaire de Rodez.

r BAUZIN (Alfred-Albert), né à Larochefoucault (Charente), en 1867; ordonné en 1891; professeur au Petit Séminaire.

LANSAC (Jean-Victor-Raoul), né en 1864; ordonné en 1893; I professeur au collège ecclésiastique de Bazas.

(13) Liste des curés de Langon, depuis l'année 1620.

ÛJY (Guillaume), de 1620 à 1636. Il était titulaire de l'église Saint-Gervais de Langon, et en même temps chanoinesacriste et secrétaire de la cathédrale Saint-Jean de Bazas.

Deux vicaires, sous sa direction, administraient la paroisse de Langon.

DUBOURDIEU, de 1636 à 1651.

MONGIN (Nicolas), de 1652 à 1674. On trouve sa signature, à la date du 26 juin 1656, au bas du procès-verbal d'un miracle accompli dans le sanctuaire de Notre-Dame de Verdelais (*).

CHEVASSIER (Pierre), docteur en théologie, de 1674 au 2 juillet 1694. Mort à l'âge de soixante-deux ans; inhumé dans le sanctuaire, du côté de l'Évangile.

LEHOUL (Pierre), prêtre de Langon, docteur en théologie, curé de Saint-Pierre de Mons, est nommé curé de SaintGervais, en juillet 1694, et meurt, le 10 janvier 1695, dans sa maison de la rue Saint-Gervais, à l'âge de cinquante ans. Il est inhumé dans le sanctuaire. A sa famille, se rattachent, de nos jours, MM. Gramidon, Gervais et Delzon.

SAINT-SPES ou Saint-Espès, curé de Langon, du mois de février 1695 au 10 juin 1723. Inhumé dans le sanctuaire.

BRUEL (Jean-Michel), docteur en théologie ; prend possession le 17 juin 1723; meurt le 2 octobre 1763, âgé de soixantequatorze ans, et est inhumé dans le sanctuaire.

LAFON (Joseph), de 1764 à 1770; devient archidiacre de Bazas; refusa le serment en 1791 ; se cacha d'abord à Langon, puis fut arrêté, en 1792 ; condamné à être déporté à la Guyane ; il mourut à l'hôpital de Blaye, le 28 janvier 1794, âgé de cinquante-neuf ans. (Bellemer, Histoire de Blaye, note 31.) SAINT-BLANCARD, natif de Saint-Pierre de Mons; fut d'abord vicaire de Langon et administra la paroisse, pendant près d'un an, en qualité de vicaire-régent. Nommé curé, le 10 août 1770, il refusa le serment en 1791 et émigra en

(") Voir le vieux petit livre : Le Guide des pèlerins à Notre-Dame de Verdelais, par le P. Proust (Bordeaux 1700). Le P. Proust était d'Orléans, et mourut à Verdelais, en 1722. j

Espagne. Rentré en France, il fut maintenu en état de surveillance dans sa propriété natale, et y mourut, le 24 mai 1800.

LABÀRRIÈRE (Jean), né à Langon et vicaire du précédent; fut curé constitutionnel, du 30 avril 1791 au 8 juillet 1803.

Sur sa demande et le vœu ardemment exprimé du peuple, l'église Saint-Gervais demeura ouverte, en plein 93, et, deux fois, on y fit la première communion solennelle. De 1803 à 1848, époque de sa mort, il vécut chez lui, d'une vie semi-séculière, objet d'une sorte de crainte, mêlée de confiance superstitieuse.

MOULINlÉ, curé de Langon et Toulenne ; installé le 19 messidor, l'an XI de la République (juillet 1803). Des troubles éclatèrent à l'occasion de son installation. La partie tumultueuse de la population langonnaise voulait conserver Labarrière. Moulinié se retira en 1805 et devint curé de Libourne.

LA ROCHE (Antoine), né le 12 février 1760; du 15 août 1805 au 22 septembre 1839. Il fut nommé alors chanoine titulaire de l'église métropolitaine, mais il mourut de la douleur de quitter sa paroisse. Il avait quatre-vingts ans. Il fut inhumé dans le cimetière dit des Capucins. Il avait rempli les fonctions de vicaire à la Primatiale.

ANTORAN (Jean-Manuel), né à Belchite, diocèse de Saragosse (Espagne), le 24 juin 1791; dominicain à Vitoria; exilé en 1823, pour prédications libérales à Madrid ; fut accueilli en France par Mr d'Aviau, qui le mit à la disposition de l'archiprêtre de Lesparre pour des missions dans le Médoc avec MM. Bataille et Dupuch. Il fut curé de Martignas, de Saint-Médard d'Eyrans, en 1825; en 1828, de Landiras; en 1830, il obtint sa naturalisation et fut nommé par Mr de Cheverus curé-doyen de Guitres. Transféré à Langon, en octobre 1839, il y mourut, le 11 octobre 1852, âgé de soixante-deux ans. Sous son pastorat, on reconstruisit les nefs de l'église.

CARROS (Jean-François-Henri), né en 1800; précédemment curé d'Abzac, puis de Talence. Installé le 12 février 1853; démissionne en 1857, et meurt à Talence peu de temps après. Il y fut inhumé. Il fonda, à Langon, l'école des Frères. La municipalité de Talence donna son nom à un

chemin, dont la moitié, annexée à la ville de Bordeaux, s'appelle rue de Carros.

COIFFARD (Martial), né à Lesparre, en 1818; ordonné en 1843; vicaire de Saint-Seurin de Bordeaux; curé de Génissac, puis de Saint-Denis de Piles; installé à Langon le 9 septembre 1857; nommé à Sainte-Croix de Bordeaux, le 25 avril 1865; meurt en 1868. A fait construire le clocher de Langon.

DAUBY (Léonard-Anselme), né à Salles, en 1827; ordonné en 1851 ; professeur au collège ecclésiastique de Blaye; vicaire à Saint-Éloi de Bordeaux, puis à la Primatiale; curé-doyen de Langon, en 1865; nommé curé de Saint-Pierre de Bordeaux, en 1874; puis de Saint-Michel, en 1885. A meublé l'église de Langon; fait agrandir le presbytère; restauré, en tous sens, le monastère des Ursulines; obtenu un second vicariat.

SALVIANI (Salvien), né à Moïta (Corse), en 1826; ordonné en 1849 ; d'abord professeur au Petit Séminaire, puis vicaire à Pauillac; curé à Pugnac, à Castets-en-Dorthe; installé curé-doyen de Langon le 11 janvier 1874.

Vicaires depuis la Révolution jusqu'à la mort » de Beaulieu.

BissoN, jusqu'en 1831.

Dupuy, de 1832 à 1837.

CÉLÉRIER, de 1837 à 1839.

DAUSSET, de 1839 à 1841 (Du diocèse de Clermont).

MARIANI, de 1841 à 1842 (Corse).

BOUSQUET, de Libourne, de 1842 à 1847.

BERNARD, de Libourne, de 1847 à 1851.

MARGERIE, de Cadillac, de 1851 à 1853.

LAFON, de Preignac, de 1853 à 1855.

BONNEAU, de Saint-Croix du Mont, de 1855 à 1857.

DUBREUILH (Camille), de Bordeaux, de 1857 à 1859.

DESFOSSÉS (Martial), de Saint-Émilion, de 1859 à 1861.

HAY (Th.-E.), des Sables-d'Olonne (Vendée), de 1861 à 1862.

MANCEAU (Camille), de Cavignac, de 1862 à 1865.

LATOUR (Joseph), d'Ambarès, de 1865 à 1868. RAYMOND (Étienne), de Bordeaux, de 1866 à 1869.

(14) Extraits des registres paroissiaux de l'église Saint-Gervais de Langon.

Le sixième du mois de février de l'année mil huit cent trente-neuf, les formalités civiles ayant été remplies hier à la mairie de cette ville, la publication des bans dûment faite à la messe paroissiale de cette église, et aucun empêchement n'ayant été découvert, je soussigné, curé de l'église des Saints Gervais et Protais de Langon, ai donné la bénédiction nuptiale, avec les cérémonies prescrites par l'Eglise, à Louis Beaulieu, habitant de cette paroissey fils légitime de Bernard Beaulieu, marchand, et de feue Marie Billey, et à Marie Payotte, aussi habitante de cette paroisse, fille légitime de feu Bernard Payotte et de Anne Mansencaut. Et ce, en présence de Bernard Beaulieu, Barthélemy Grilhon, Bernard Billey et Pierre Despagne, parents et témoins, qui ont signé le présent acte.

LA ROCHE, curé.

B. BEAULIEU, Barth. GRILHON, B. BILLEY, P. DESPAGNE, Désirée GRILHON, Mathieu CAZENAVE, MOROU, Marie BEAULIEU, Veuve PAYOTTE, A. GRILHON.

Le huit octobre mil huit cent quarante, je soussigné, vicaire de Langon, ai baptisé un enfant, né aujourd'hui, de feu L. Beaulieu et de Marie Payotte, veuve dudit Beaulieu, habitant la commune de Langon, auquel enfant a été donné le nom de Bernard. Le parrain a été Bernard Beaulieu, et la marraine, veuve Payotte.

En foi de quoi : P. DAUSSET, vicaire.

B. BEAULIEU.

Veuve PAYOTTE.

NOTE DU CHAPITRE II

On m'a fait observer que le scorpion pris impunément par Beaulieu, le lendemain de sa première communion, pourrait n'être que la salamandre aquatique, très commune dans les fossés de nos marécages, et parfaitement inoffensive. C'est bien possible. Mais nous n'avons entendu donner à ce petit fait aucune importance et nous l'avons rapporté, pour mémoire, à titre d'aimable application du texte de l'Évangile, faite en souriant par celui qui s'exclama tout d'abord.

NOTE DU CHAPITRE VII

Proches de Louis Beaulieu, vivant en 1894.

A Langon : Mm0 Mathieu BLAIZE, née Françoise BEAULIEU, sœur de son père.

M. Mathieu BLAIZE, mari de celle-ci.

M. l'abbé Paul FAUREY, M. Léon FAUREY,

cousins germains, par leur mère Marie BEAULIEU, décédée.

Mil. Dalhie FAUREY, leur sœur.

Mm. veuve Paul PARDIAC, née BILLEY, et son fils.

A Bordeaux : M. Amable GRILHON, et ses enfants, petits-cousins.

A Pierrefitte (Hautes-Pyrénées) : Mme BURGUAIS, née Albine PAYOTTE, et son fils.

A Luz-Saint-Sauveur, hôtel de l'Univers : M110 Julie PAYOTTE.

Mme veuve Honoré PAYOTTE et ses enfants : ALBERT, JOSEPH, CHARLES, MARIE, HENRI, PAUL, LAURENTINE, LOUISE.

Un ainé, nommé Louis, est mort de bonne heure.

NOTE DU CHAPITRE VIII

SOUVENIR D'UNE SÉPARATION Anniversaire du départ de l'abbé Beaulieu pour les missions étrangères.

La lune au firmament roule majestueuse ; Pas un nuage au ciel ; sur la terre, aucun son : Ensemble au bord des eaux, troupe silencieuse, Asseyons-nous sur le gazon.

C'est ici qu'avec nous, futur missionnaire, Sans un regret au cœur, sans larmes dans la voix, La veille du départ pour la terre étrangère, Il s'assit encore une fois.

Nous étions bien émus, nous, ses amis d'enfance, Émus, comme on doit l'être en présence des saints !

Rangés autour de lui, nous rêvions en silence : Nos yeux et nos cœurs étaient pleins.

Et lui, de temps en temps, avec un doux sourire, De son cœur, débordant de foi, de charité, Il laissait échapper de ces mots qu'on admire, Sublimes de simplicité.

« Dans l'avenir pour moi vous voyez la souffrance, » Le dénùment, l'exil, et la coupe de fiel.

» Ah 1 tout cela n'est rien, quand on a l'espérance D'envoyer des âmes au ciel 1 »

« La vie 1 oh 1 disait-il, qu'est-ce donc que la vie ?

» Un moment de travail : vous en faites l'aveu. —

» Pour qu'elle ne soit pas une amère folie.

a Mes amis, travaillons pour Dieu !

» Ici, là-bas, bien loin, qu'importe au mercenaire Qui creuse son sillon, pourvu qu'il soit béni ?

» N'est-il pas sûr d'aller recevoir son salaire, » Quand son labeur sera fini ?

Je serai bientôt prêtre, et le prêtre, ou l'apôtre » (C'est tout un), n'est-il pas l'ouvrier du bon Dieu ?

» Oui, j'aspire à ce titre, et ce titre est le vôtre : » Qu'importent le temps et le lieu ?

» Vous resterez ici; moi, j'irai loin, sans doute; » Mais, comme nous servons le même moissonneur, » Nous nous retrouverons au terme de la route, » Portant notre gerbe au Seigneur 1 »

Et puis, s'agenouillant et se couvrant la face, Il ajouta, d'un ton inspiré par la foi : « Prêtres de Jésus-Christ, une dernière grâce : a 0 mes amis 1 bénissez-moi 1 »

Et nous, le cœur serré, les yeux baignés de larmes, Nous levâmes la main sur ce front de héros.

Il partit. Le revoir doit avoir bien des charmes, Au sein de l'éternel repos 1 P.-G. DEYDOD.

26 août 1864.

NOTE DU CHAPITRE IX

La Congrégation des Missions étrangères.

Le Séminaire des Missions étrangères fut établi, à Paris, en 1663, par le Père Bernard de Sainte-Thérèse, Carme déchaussé, évêque de Babylone. Ses directeurs se formèrent en communauté, et la Congrégation romaine, dite de la Propagande (de propagandd fide), établie par le Pape Grégoire XV, en 1622, chargea la nouvelle Association de fournir des missionnaires à certaines régions de l'ExtrêmeOrient et d'y former un clergé indigène. Le Saint Siège a confié à cette Société diverses missions, dont le nombre, aujourd'hui, s'élève à vingt-sept, par suite du dédoublement, devenu nécessaire, de plusieurs d'entre elles. Les vingt-sept missions sont réparties en six groupes.

En voici les noms :

Groupe des missions du Nord.

Mandchourie.

Corée.

Japon méridional, ou -Nagasaki.

Japon septentrional, xra Toltio.

Japon central, ou Osaka et Hakodaté.

Groupe des missions ! Su-Tchuen occidental.

1 Su-Tchuen oriental.

j e oues < Su-Tchucn méridional.

de la Chine. ( Thibet.

Groupe des missions l l Yun-Nan.

Kouy-Tcheou.

u su j Kouang-Tong (Canton et île d'Haïnan).

de la Chine. Kouang-Si.

Groupe des missions j Tonkin occidental.

du Tonkin. ) Tonkin méridional.

Groupe des missions i Gochinchine orientale.

Cochinchine occidentale.

) C„ ochincnine occldentle.

e OC 1QC me j Cochinchine septentrionale, et du Cambodge. ( Cambodge.

) Siam.

Groupe des missions 1 Malacca.

de l'Indo-Chine. J Birmanie méridionale.

f Birmanie septentrionale.

Groupe des missions ( Poildiclléryd l'H" d Maïssour.

dA e 1 vtHii- ndj oustx an. j Coïmbatour.

Ces missions sont dirigées par trente évêques, huit à neuf cents missionnaires et environ cinq cents prêtres indigènes.

Le nombre des chrétiens s'élève à peu près à un million.

On y compte trente-deux séminaires et plus de deux mille écoles et orphelinats. La Société dirige, en outre, un collège à Pinang. Elle possède les trois procures de Shang-Haï, Singapour et Hong-Kong, celle-ci complétée par un Sanatorium, dit de Béthanie, et une maison de retraite, dite de Nazareth.

En Europe, outre la maison de la rue du Bac, elle a, près de sa villa de Meudon, le séminaire de Bel-Air, dédié à l'Immaculée Conception ; le Sanatorium de Saint-Raphaël, à Monbeton (Tarn-et-Garonne) et les procures de Marseille et de Rome. Les aspirants, dans les deux séminaires de Paris et de Meudon, dépassent le nombre de deux cent cinquante.

NOTE DU CHAPITRE XI

Chant du Départ Partez, hérauts de la bonne nouvelle, Voici le jour appelé par vos vœux; Rien désormais n'enchaîne votre zèle, Partez, amis 1 Que vous êtes heureux I Oh 1 qu'ils sont beaux vos pieds, missionnaires !

Nous les baisons avec un saint transport.

Oh 1 qu'ils sont beaux sur ces lointaines terres, Où règnent l'erreur et la mort 1 Refrain.

Partez, amis; adieu pour cette vie; Portez au loin le nom de notre Dieu.

Nous nous retrouverons un jour dans la patrie.

Adieu 1 frères, adieu 1.

Qu'un souffle heureux vienne enfler votre voile; Amis, volez sur les ailes des vents ; Ne craignez pas : Marie est votre étoile; Elle saura veiller sur ses enfants, Respecte, ô mer, leur mission sublime; Garde-les bien; sois pour eux sans écueil, Et sous ces pieds qu'un si beau zèle anime De tes flots abaisse l'orgueil.

Hâtez vos pas vers ces peuples immenses ; Ils sont plongés dans une froide nuit, Sans vérité, sans Dieu, sans espérances.

Infortunés 1 L'enfer les engloutit.

Soldats du Christ 1 soumettez-lui la terre; Que tous les lieux entendent votre voix : Portez partout la divine lumière, Partout l'étendard de la croix.

Empressez-vous dans la sainte carrière; Donnez à Dieu vos peines, vos sueurs; Vous souffrirez, et votre vie entière S'écoulera dans de rudes labeurs.

Peut-être aussi tout le sang de vos veines Sera versé; vos pieds, ces pieds si beaux, Peut-être un jour seront chargés de chaines Et vos corps livrés aux bourreaux 1

Partez 1 partez, car vos frères succombent ; Le temps, la mort, ont décimé leurs rangs.

Ne faut-il pas remplacer ceux qui tombent Sous le couteau de féroces tyrans ?

Heureux amig, partagez leur victoire ; Suivez toujours les traces de leurs pas.

Dieu vous appelle, et, du sein de la gloire, Nos martyrs vous tendent les bras 1 Soyez remplis du zèle apostolique.

La pauvreté, les travaux, les combats, La mort, voilà l'avenir magnifique Que notre Dieu réserve à ses soldats.

Mais parmi nous il n'est point de cœur lâche : A son appel tous nous obéirons ; Nous braverons et la cangue et la hache.

Oui, s'il faut mourir, nous mourrons !

Bientôt, bientôt, nous courrons sur vos traces, Cherchant partout une âme à convertir; Nous franchirons ces immenses espaces, Et nous irons tous prècher et mourir.

Oh 1 le beau jour, quand le Roi des apôtres Viendra combler le désir de nos cœurs, Récompenser vos travaux et les nôtres, Et nous proclamer tous vainqueurs 1 En nous quittant, vous demeurez nos frères ; Pensez à nous, devant Dieu, chaque jour; Restons unis par de saintes prières; Restons unis dans son divin amour.

0 Dieu Jésus I Notre Roi, notre Maître !

Protégez-nous, veillez sur notre sort : A vous nos cœurs, notre sang, tout notre être; A vous, à la vie, à la mort 1 Refrain.

Partez, amis; adieu pour cette vie; Portez au loin le nom de notre Dieu; Nous nous retrouverons un jour dans la patrie.

Adieu ! frères, adieu !.

Les paroles de ce chant ont été composées par M. l'abbé Dallet, missionnaire au Maïssour (Inde), et la musique est du célèbre compositeur M. Ch. Gounod, qui fut quelque temps maître de chapelle de l'église des Missions Étrangères.

A. M. D. G.

NOTE DU CHAPITRE XVII

Procès-verbal du martyre de B.-L. Beaulieu, Dressé par M" Verrolles, vie. apost. de la Mandchourie.

Ego infra scriptus, Emmanuel-Joannes-Franciscus Verrolles, episcopus Columbiensis, vicarius apostolicus Mandchouriae, ab apostolica Sede delegatus, declaro et testificor, quod Coreanus Tjoi-Iensie Joannes, in 'urbe capitali Seoul catechista, me praescnte, juramento affirmavit se propriis vidisse oculis, in loco qui dicitur Sai-nam-to, anno 1866, die octavo mensis martii, illustrissimum ac reverendissimum Simeonem-Franciscum Berneux, Capsensem episcopum, Goreae vicarium apostolicum, R. R. D. D. D. Mariam-Antonium Ranfer de Bretenières, Petrum-Henricum Dorie, LudovicumBernardum Beaulieu; Nec non in eodem loce, codemque anno et mense, die duodecimo, R. R. D. D. Garolum-Antonium Pourthier, pro-vicarium; Michaelem-Alexandrum Petit-Nicolas, missionnarios apostolicos Goreae, et christianos coreanos Tieng Marcum, septuaginta sex annos natum, in urbe capitali catechistam, Ou Alexim, unum et viginti annos natum, ex vico Non- Tjai, prefecturae Pieng-Iang, provinciae Pieng-Iang ; Insuper, in loco qui dicitur Nei-ke-Ri, eodem anno, mense, die octavo, Nam-Tjevgo Joannem, mandarinum, quinquaginta quinque annos natum, in urbe capitali Seoul habitantem, constanter pro fide tormenta et mortem subeuntes.

In cujus fidem, scripsi et sigillo meo munivi. Pro lingua coreana, interprete R. D. Calais, missionnario apostolico.

Datum in residentia nostra, civitate Tcha-Keou, provinciae Leao-Tong, die 28 maii 1867.

+ Emm. VKRROLLES, Ep. Colombiæ, vie. ap. Mandchouriæ.

N. A. CALAIS, Missionnaire apostolique en Corée.

Concordat cum originali : + J oannes GAUTHIER, Ep. Emmausensis et vie. ap. Tonkini meridionalis.

Traduction.

Nous soussigné, Emmanuel-Jean-François Verrolles, évêque de Columbie, vicaire apostolique de Mandchourie, délégué par le Saint-Siège, Déclarons et certifions que le Coréen Tjoi-Iensie Jean, catéchiste dans la ville capitale de Séoul, a affirmé par serment, en notre présence, avoir vu, de ses propres yeux, au lieu dit Sai-nam-to, le 8 mars 1866, l'illustrissime et révérendissime Siméon-François Berneux, évêque de Capse, vicaire apostolique de Corée, les RR. Marie-Antoine Ranfer de Bretenières, Pierre-Henrie Dorie, Louis-Bernard Beaulieu ; Avoir vu, dans le même lieu, le 12 mars de la même année, les RR. Charles-Antoine Pourthier, pro-vicaire, MichelAlexandre Petit-Nicolas, missionnaires apostoliques de Corée, et les chrétiens coréens Tieng-Marc, âgé de soixante-seize ans, catéchiste dans la capitale, et Ou Alexis, âgé de vingtun ans, du village de Non-Tjaï, dans les district et province de Pieng-Iang; De plus avoir vu, au lieu dit Nei-ke-Ri, le 8 mars de la même année, Nam- Tjevgo Jean, mandarin, âgé de cinquantecinq ans, habitant dans la même ville capitale de Séoul, souffrir avec constance pour la foi les tourments et la mort.

En foi de quoi nous avons souscrit et scellé de notre sceau.

Le R. Calais, missionnaire apostolique, nous ayant servi d'interprète pour la langue coréenne.

Donné dans notre résidence, la cité de Tcha-Keou, province du Leao-Tong, le 28 mai 1867.

+ Emm. VERROLLES, Ev. de Colombie, vie. ap. de Mandchourie.

Notaire apostolique : N. A. CALAIS, Missionn. apostol. en Corée.

Conforme à l'original : t Jean GAUTHIER, Evêque WEmmaiis, vicaire apostolique du Tonkin méridional.

NOTES IDU CHAPITRE XVIII (NOTE 1)

Panégyrique de Louis Beaulieu Prononcé au Petit Séminaire de Bordeaux, le 8 mars 1867.

Vox sanguinis clamat.

(Gen., rv, 10.) MESSIEURS, Il y a aujourd'hui un an que le ciel entend cette voix éloquente du sang de notre frère. Elle a mis six mois pour traverser les mers, et venir jusqu'à nous ; mais enfin nous l'avons entendue, et, tout d'abord, avouons-le à notre honte, elle éveilla dans nos âmes un douloureux écho. On a beau n'être pas du monde ; on vit au milieu du monde ; quelques miasmes de son esprit empesté s'insinuent dans l'atmosphère purifiée que nous respirons ; et, en dépit de notre baptême et de notre sacerdoce, trop souvent, nous sentons, nous pensons, nous jugeons comme le monde.

Mais ce ne sont là que des surprises; le sens chrétien et sacerdotal ne tarde pas à l'emporter, la voix de la chair fait silence, et notre cœur finit par interpréter comme il faut le cri qui a frappé notre oreille.

Aujourd'hui, anniversaire de la naissance d'un martyr, pour parler comme l'Église, qui appelle le jour où meurent ses saints, le jour de leur Nativité, ce cri retentit avec plus de force, et notre âme sait le comprendre. Car, voyez vous-mêmes, Messieurs, pas de tentures funèbres, pas de chants de deuil ; et, si la soumission aux règles de l'Église arrête sur nos lèvres l'invocation que notre cœur y ferait monter, du moins c'est une fête ! et au lieu d'entonner le Miserere, le De Profundis, notre bouche murmure le Te Deum, l'Alleluia, le Deo gratias.

Messieurs, à présent que Notre Seigneur Jésus-Christ a fait monter vers son Père le cri de notre reconnaissance,

on veut que je vous fasse entendre et que je vous explique le cri du sang de Louis Beaulieu, ancien élève et professeur de cette maison, décapité pour la foi, en Corée, le 8 mars 1866.

Recueillons-nous et écoutons, Ce cri est pour vous, Messieurs, qui fûtes ses pères et ses maîtres, pour vous ses proches, un cri de joie; pour vous, qui fûtes quelques jours ses élèves, pour tous enfin, ici et au dehors, un cri de puissant encouragement. Cette vie si courte fut une vie vraiment dramatique. Elle fut partagée en deux phases d'inégale durée : Le temps de la faiblesse; Le temps de la force, Aboutissant l'une et l'autre à un seul enseignement.

J'ai été faible, et je suis devenu fort, assez fort pour résister jusqu'au sang ; donc vous pouvez être forts vousmêmes : voilà ce que vous dit cette voix qui nous vient d'outre-tombe.

Messieurs, quand le prêtre monte en chaire, l'homme doit s'effacer et disparaître derrière le ministre de Dieu, je le sais; et toutefois, je vous prie de me pardonner, si, de loin en loin, ma parole ne vous semble pas assez impersonnelle. Plus âgé de trois ans que celui dont j'entreprends le panégyrique, je l'ai eu pour compagnon de mes jeux d'enfance, j'ai été témoin ou confident de la plupart des choses que je raconterai. Il m'est impossible de l'oublier ou de le taire ; d'ailleurs, en tout cela, il n'y a eu pour moi nul mérite, il n'y a eu que du bonheur.

I. — Temps de sa faiblesse.

Et d'abord, il me semble le voir, au plus lointain de mes souvenirs, sur les banc de l'école, dans notre ville natale, dans ce cher Langon, qu'il aima plus tard. jusqu'au fanatisme, pourrais-je dire; et qu'il sut pourtant abandonner pour Dieu ; je le vois, tout petit enfant, vivant portrait d'un père, qu'il n'eut pas le temps de connaître, d'une mère

pieuse, bonne, aimée de tout le monde ; je le vois, frêle comme la plus frêle des fleurs, mais gracieux et aimable comme elle, car Dieu lui avait prodigué ces dons extérieurs, qui ne sont rien par eux-mêmes, mais qui, selon la charmante expression de votre poète favori, donnent un nouvel éclat à la vertu : Gratior et pulchro veniens in corpore virtus (*).

Puis, je le vois entrer ici, en 1849, dans sa dixième année, sans idée arrêtée, mais évidemment par un secret dessein de Dieu.

Un cousin de sa mère, voisin de sa maison, venait de mourir sous-diacre (") ; un neveu de son beau père entrait au Grand Séminaire (m); un prêtre, ami de sa famille, était professeur au Petit ("**) ; voilà sans doute les circonstances que Dieu fit conspirer ensemble pour le conduire ici.

Grand bonheur pour lui, Messieurs, et dont il a toujours remercié le ciel. L'Enfance, comme le vase du sacrifice, n'est à sa place que dans un sanctuaire ; il lui faut l'ombre de l'autel, quand on l'éloigné du foyer domestique; c'est, dit un saint Père, une vénérable et sainte faiblesse : « Veneranda fragilitas » (m..) ; la main d'une mère, ou la main consacrée du prêtre, ont seules assez de délicatesse pour la toucher, sans la flétrir.

C'est ici qu'il fit sa première communion, le jour de saint Louis de Gonzague, en 1852. Il la fit bien, et le prêtre qui alors dirigeait sa conscience dit à cette occasion : « La » première communion a fait éclore ou a développé dans » cette âme une faculté que j'en croyais absente, la sensibilité. » C'est un effet bien naturel, Messieurs, de ce premier acte sérieux de la vie. A l'approche du moment solennel, où

(*) Virg. Endide, 1. vu.

(") M. GrilhonNémorin.

rU) M. Dondeau.

(****) M. Laprie.

r"") Saint Cyprien.

il va rencontrer Jésus-Christ, l'enfant, pour la première fois, se regarde, s'étudie, descend en lui-même, et, au fond de son âme vierge, il aperçoit le démon, qui la guette, prêt à dévorer les germes heureux, comme, au fond de certains puits des savanes du nouveau monde, on aperçoit, dit-on, des monstres accroupis, prêts à troubler les eaux limpides, en s'élançant sur leur proie. A cet aspect, l'âme s'émeut, elle tressaille, elle appelle son Dieu, et, voyant que ce Dieu l'a prévenue et qu'il vient de lui-même, par terreur et par reconnaissance elle se prend à l'aimer. Mais la sensibilité est une faculté facile à surprendre, et, à douze ans, comme on la détourne aisément vers d'indignes objets ! A ce moment, d'ailleurs s'ouvre une ère critique, pour la constitution de l'âme, comme pour la constitution du corps. On a comparé cet âge à ce cap des Tourmentes, où se rencontrent et s'entrechoquent des courants opposés. Quelle prudence il faut au pilote, aventuré la nuit dans ces parages!

Un coup de gouvernail peut le sauver ; ce même coup peut le perdre. — Ainsi, dans ces jeunes âmes, luttent ensemble toutes les brises du ciel et tous les vents de mort exhalés par Fenfer; un attrait puissant les porte au bien, d'impérieux instincts les poussent au mal; un mot peut les sauver, et ce mot peut les perdre ; à propos aujourd'hui, il sera inopportun demain, et la même chose sera pour elles, selon l'heure et la minute, baume ou venin.

C'est l'histoire de toutes les adolescences, et certainement plusieurs parmi vous, Messieurs, se reconnaissent dans ce tableau.

C'est l'histoire de Louis Beaulieu.

Autant que personne, il connut ces angoisses, ces luttes des deux hommes qui sont dans chaque homme, ces alternatives de défaillance et de vigueur, de résurrection et de ruine. Pendant trois ans au moins de son Petit Séminaire, les jours de paix pour lui ne furent que des trêves; il alla, louvoyant entre les écueils, non sans s'y heurter quelquefois.

Il ne fut pas, certes, un mauvais séminariste, mais il fut un

de ces séminaristes flottants, indécis, aux allures semimondaines, dont les condisciples disent : « Il ne sera pas » prêtre », et que leurs maîtres suivent d'un œil inquiet; tranchons le mot : il eut besoin de se convertir.

Mais s'il se convertit, si Dieu le changea, c'est que notre ami n'avait pas été de ces lâches, qui succombent sans combattre, et dont le prophète Isaïe déplore la chute, en ces termes : « 0 Israël ! honte sur toi 1 car tes morts ne » sont pas tombés sous le tranchant du glaive ! ils ne sont » pas morts les armes à la main. Interfecti tui, non » interfecti gladio, nec mortui in bello ! (*) » Il tomba; mais il fit effort pour se relever, et un jour vint où, dans cette âme, Dieu fut définitivement le plus fort. Une parole fut dite à Beaulieu, et cette parole de l'expérience et de la paternité, il l'entendit, dans une retraite, à cette même place, où tant de séminaristes en ont entendu de semblables.

Le père qui la prononça (H) me pardonnera de lui rendre ce témoignage ; ce n'est pas de lui que je tiens ce trait ; sa bouche est accoutumée à se taire sur le bien qu'il accomplit.

Mais quoi qu'en puisse penser sa modestie, honneur à qui de droit ! Dans la couronne que le ciel lui réserve, et qu'il lui donnera bien tard, s'il nous exauce, il me semble voir notre cher martyr introduire, à la place la plus apparente, une feuille de sa palme.

Louis s'est décidé : il veut être à Dieu. Mais tout n'est pas dit. Louis sera-t-il prêtre ? On se le demanda, quelque temps encore, après sa conversion. Sa famille avait sur lui des vues qu'une vocation religieuse pouvait contrarier ; luimême hésitait. Au bout de quelques mois de réflexions sérieuses et de pratique assidue des sacrements, toutes les irrésolutions avaient cessé, et, le jour de Pâques de son année de rhétorique, il prenait la soutane.

Son cœur eut bien encore à livrer quelques batailles,

(*) Is., XXII, 2.

("*; M. Lataste, supérieur du Petit Séminaire.

pour achever de se vaincre, mais il en vint à bout aisément; comme, au lendemain d'un orage, le navire, vainqueur de la tempête, triomphe sans peine des derniers assauts des vagues.

Quand vint le jour de son entrée au Grand Séminaire, le temps de la faiblesse était passé, le vieil homme était mort, et celui qui vous parle, et qui a connu Louis à toutes les époques de sa vie, déclare ici, devant Dieu, que jamais, depuis lors, ce vieil homme n'a reparu.

Nous n'avons pas cru manquer de respect à la mémoire d'un saint, en vous racontant, pour vous être utile, toute la vérité sur cette phase de son existence.

Oui, Louis a été faible; il a été tel que sont probablement, à cette heure, plusieurs d'entre vous. Et c'est pourquoi j'ai dit, en commençant son Éloge, que son sang vous criait : « Courage! »

Oui, jeunes gens, qui combattez présentement les rudes combats de l'adolescence et de la jeunesse, courage 1 vous pouvez triompher : Vox sanguinis clamat !

Vous qui hésitez entre les deux voies ouvertes devant vos pas; vous, qu'épouvantent tour à tour les difficultés de la vertu et les amertumes du vice ; vous, que sollicitent, en sens si divers, les enchantements du monde et les austères appas du devoir accompli, courage ! on peut se déterminer pour un parti décisif : Vox sanguinis clamat !

Celui que nous louons a vaincu, parce qu'il a résisté.

Dieu l'a relevé; Dieu l'a soutenu, parce que lui s'est aidé lui-même.

Les mêmes secours vous sont assurés, si votre volonté consent à s'en servir. — 0 frère aimé ! fort contre toimême, tu as dompté le monde et l'enfer, tu les as vaincus, sur ce champ de combat intime et restreint, avant d'aller les provoquer et les vaincre sur un autre terrain plus vaste ! — Que l'homme, que le chrétien est donc fort, s'il use de sa force, de la force de Dieu ! La voix de ton sang nous le crie : Vox sanguinis clamat!

II. — Temps de sa force.

Le temps de sa force a été court, mais il a été bien rempli.

Nous avons à considérer ici l'aspirant et le missionnaire, homme de désirs, plutôt qu'homme d'action, mais toujours énergique et fort.

« La force, dit saint Augustin, c'est l'amour, supportant facilement toutes choses pour l'objet aimé », par conséquent, pour Dieu, quand c'est Dieu que l'on aime : « Fortitudo est » amor, omnia facile tolerans, propter id quod amatur; » omnia propter Deum facile perferens {*). »

Louis, ayant renoncé aux affections humaines, dans ce qu'elles ont de déraisonnable et de funeste, se mit à aimer Dieu de tout cœur, et il devint très fort.

Revêtu de la sainte soutane, de cet habit lugubre, qui, pour employer le mot de saint Paul, nous fait porter sur nous, corporellement, la mortification de Jésus-Christ [**) : « Mortificationem Christi in corpore nostro circumferen» tes » ; portant, d'autre part, Jésus-Christ en son âme, par la sainte Communion, qu'il se montra digne bientôt de recevoir chaque jour; pris, pour ainsi dire, entre deux feux, par la vie et par la mort de son Rédempteur, comment aurait-il pu ne se pas enflammer, ne pas aimer, et, puisque l'amour donne la force, comment ne serait-il pas devenu fort?

Cette force, il l'eut d'abord dans la fixité du regard intérieur, c'est-à-dire dans les visées.

Il envisagea le sacerdoce, auquel il aspirait, et, dans les divers ministères proposés au dévouement du prêtre, son œil alla chercher le plus pénible et le plus ingrat, celui, de l'apostolat chez les nations infidèles.

Encore enfant, il répétait à ses camarades, à l'étourdie et inconsciemment : « Je serai missionnaire. » Cette parole

(*) I. De Moribus Eccl., I, v.

(") II* Cor., IV, 10.

irréfléchie de ses jeunes années, il se plut à la redire dans toute la maturité de sa raison.

Son cœur suivit ses yeux. Un missionnaire du Su-Tchuen, M. Perny, dans un voyage en France, reçut, pendant quelques jours, l'hospitalité au Petit Séminaire. En récréation, il racontait aux élèves ses travaux, ses consolations, ses peines : « La moisson est abondante, disait-il, et les » ouvriers font défaut. » Louis, en l'écoutant, croyait entendre Dieu, disant tout bas, comme autrefois au Prophète : « Qui enverrai-je, et qui voudra y aller ? Quem mittam, » et quis ibit nobis ? »; et s'offrant sans arrière-pensée, il répondait : « Envoyez-moi, Seigneur; me voici 1 Ecce ego; » mitte me! {*) » Et déjà ses désirs l'emportaient sur ces plages barbares, où un champ sans limites est ouvert à la dévorante activité des grandes âmes, où leur zèle peut se déployer à l'aise, sans avoir à craindre, comme dans les régions où les travailleurs abondent, d'empiéter sur le champ d'autrui.

Mais les vocations doivent être éprouvées. Louis se montra fort dans l'épreuve. Il la trouva d'abord dans les devoirs et dans les sentiments de la piété filiale. Il est des embarras domestiques, qui semblent imposer à un fils l'obligation de rester près de sa famille, pour la soulager, la dédommager, s'il se peut, des sacrifices qu'il lui a coûtés. D'autre part, Dieu demande qu'on soit prêt à tout quitter pour lui, même une mère. Telle était la situation. Que faire ? S'établir dans un saint état d'abandon à la volonté d'en haut, attendre qu'elle se manifeste avec autorité, C'est ce que fit le jeune aspirant aux Missions, et Dieu, content de lui, Dieu, qui s'entend à trancher les difficultés, mit fin à celle-ci par un coup violent; il délivra Louis , en lui ôtant sa mère.

« Rien ne m'empêchera désormais de suivre ma vocation », dit-il, en rentrant au Grand Séminaire, après cette solution étrange.

(*) Is., vi, 8.

La seconde épreuve lui vint de ses supérieurs légitimes.

Il est dans l'ordre que la fleur donne son parfum au sol qui l'a produite; l'arbre son fruit à la main qui l'a planté; et si,

dans Je champ du Père commun, on croit que Dieu autorise, exige un déplacement, sa volonté ne doit pas se présumer à la légère. C'est le premier pasteur du diocèse qui, dans cette question, décide en dernier ressort.

Ici commence une série de demandes, ou plutôt d'importunités, d'une part ; de refus et de résistances, de l'autre, qu'on peut comparer à de véritables campagnes, où l'on essaya successivement toutes les tactiques, où l'on épuisa, sans succès, tous les moyens d'attaque et de défense, toutes les habiletés, toutes les hardiesses, on pourrait presque dire toutes les violences d'un siège. Cette lutte dura cinq ans. Mais, Messieurs, la persévérance dans les efforts n'est pas le seul caractère de la force; il en est un second, plus digne peut-être d'admiration, c'est le calme qui les dissimule. Qui eût dit, même parmi les familiers de Louis, que son âme était en proie à toutes les émotions d'une lutte acharnée ? Quand on le voyait paraître, en classe ou en récréation, la lèvre souriante, prêt à répondre, selon le temps, soit à une joyeuseté, soit à une question de théologie, qui eût soupçonné qu'il venait d'écrire .une lettre de supplication, ou d'en recevoir une de reproches ? de frapper à une porte, fermée obstinément, ou d'essuyer un de ces refus secs qui découragent toute espérance ?

Ah ! Messieurs, on se plaint, à bon droit, que le visage de l'hypocrite soit un masque trompeur, recouvrant des abîmes de perversité; le visage du saint est un masque aussi, qui nous cache d'incalculables profondeurs de patience et d'énergie ! Il a fallu que Louis mourût, pour que les péripéties de cette guerre nous fussent révélées par des confidents jusque là muets.

Il en était là, aussi peu avancé qu'au premier jour, lorsqu'il termina ses études, et entra dans les ordres. Trop jeune pour être ordonné prêtre, il vint professer ici. Ceux

d'entre vous qui l'ont connu, à cette époque, se rappellent sans doute les sujets d'édification qu'il leur donna, par sa piété franche, son empressement à concourir, de toutes façons, à l'éclat des cérémonies, à la bonne exécution des chants sacrés.

Cette année fut marquée par une dernière épreuve, la plus terrible de toutes, à cause des conséquences qu'on pouvait en tirer contre ses ardentes aspirations.

Des amis, dont il appréciait grandement le caractère et respectait beaucoup le jugement, refusaient de croire à sa vocation. Sa santé n'était pas assez forte, pensaient-ils, pour lui permettre d'affronter un genre de vie aussi pénible que celui du missionnaire. (Et, de fait, bien souvent elle avait inspiré des craintes sérieuses.) Donc, à quoi bon partir ? Il mourrait en chemin, sans avoir rien pu faire pour Dieu, et voilà un prêtre perdu, et pour les missions, et pour son diocèse. Le raisonnement était spécieux. On oubliait, à vrai dire, que le sacrifice est tout, dans ces sortes de choses, et que le missionnaire qui meurt en route, après s'être généreusement offert à Dieu, contribue au succès de la Mission, au moins autant que ses confrères plus valides que lui. C'est là, Messieurs, un principe incontestable, et c'est même en vertu de ce principe, que nous proclamons si haut et l'efficacité de la prière du juste, et celle de la pénitence du religieux contemplatif, et la fécondité du sang des martyrs.

Quoi qu'il en soit, Dieu sembla se déclarer pour les raisonneurs. Il appela la maladie, et, durant quatre mois, la maladie exténua ce pauvre corps.

Et l'âme, Messieurs, quelles étaient ses dispositions ?

Vous supposez, sans doute, qu'elle avait peine à immoler ses espérances, ses désirs les plus caressés ?

Vous supposez qu'après avoir rêvé la mort triomphante des Borie, des Chapdelaine et des Vénard, cette âme gémissait, en voyant s'avancer le spectre des trépas vulgaires, comme le brave, expirant sur un lit d'hôpital,

s'indigne en songeant à la mort glorieuse du champ de bataille ?

Détrompez-vous, Messieurs. Ici, la résignation tempérait l'amertume des regrets, et le mal avait beau saisir, étreindre l'organisme, à diverses reprises, lui laisser par intervalles un moment de relâche, et puis fondre de nouveau sur lui et le réduire à l'agonie, l'âme demeurait forte et répétait toujours le même mot : « Fiat 1 Fiat »

L'épreuve était suffisante. Dieu y mit fin, et, selon sa coutume, quand tout fut désespéré.

En même temps que le malade revenait à la vie, une nouvelle heureuse, inattendue, venait hâter sa guérison : les résistances de ses supérieurs cessaient ; une lettre de l'autorité diocésaine lui apportait la permission de partir.

« Laqueus contritus est ! (*), s'écria-t-il; j'ai en main mon » passeport. Je ne sais ni ce que je fais, ni ce que je dis ; » aidez-moi à remercier le bon Dieu ! » Il était alors chez un oncle et une tante, qui l'aimaient comme un fils, et que ses souffrances et les soins qu'ils lui avaient prodigués attachaient plus étroitement à cet enfant de leur adoption.

Il abrégea les scènes déchirantes et se prépara au départ.

Et c'est surtout dans ces derniers jours, passés auprès de ses proches et de ses amis, qu'éclata cette force, ce calme sublime, dont je vous ai déjà parlé. Non, jamais je n'ai senti de si près le surnaturel. Il me semble le voir encore, ce cher Louis, la veille du départ, le 26 août 1863, rayonnant sous la pâleur de la convalescence.

En face de Langon, à deux pas de la Garonne, est une prairie, où souvent nous allions nous asseoir ensemble, pendant les vacances. C'est là que nous passâmes la dernière soirée. Nous étions là près de lui, trois prêtres de ses amis les plus intimes, avec plusieurs séminaristes, dont quelquesuns m'écoutent en ce moment. Dans ces situations extraordinaires, le cœur sent vivement, mais la bouche ne sait que

(*) Ps. EXXIII, 7.

dire. Lui seul parlait pour tous, à tous, aux uns d'un voyage à Rome, qu'ils projetaient, aux autres de leurs jeux et de leurs prouesses d'écoliers ; à personne, de lui-même et de la vie nouvelle qu'il allait bientôt commencer. Omnibus omnia factus. Le lendemain, de bonne heure, nous nous retrouvions à l'église, d'où nous repartîmes silencieux et recueillis, sous le brouillard du matin, pour l'accompagner à la gare du chemin de fer. Là, nous prenant à part, et nous menant dans un coin écarté, il s'agenouilla, et nous dit

« Mes amis, avant de me séparer de vous, j'ai une grâce » à vous demander: vous êtes prêtres, donnez-moi votre » bénédiction. » Et comme nous hésitions, il leva les yeux, et voyant des larmes dans les nôtres, avec un regard et un ton que je ne pourrai jamais oublier : « Allons, reprit-il, » ne faites pas les enfants ! Vous êtes prêtres pour » bénir ! »

0 Louis! je l'ai encore sur le cœur, cette bénédiction, que tu m'arrachas, et que tu n'as pas voulu me rendre 1 Lorsque, huit mois plus tard, il fut ordonné prêtre, je lui écrivis que j'étais son créancier, et que j'exigeais qu'il me payât sa dette. Il répondit d'une manière ambiguë, et qui ne me satisfit pas. Eh bien ! tant mieux 1 car je ne te tiens pas quitte ; tu es resté mon débiteur, et c'est du ciel qu'il te faut entendre nos réclamations et y faire droit !

Ici se termine mon rôle de témoin oculaire et de confident; je serai donc plus bref sur les trois dernières, les trois plus belles années de sa vie. Plus tard cette lacune sera comblée, dans un récit plus détaillé et plus complet.

Au Séminaire des Missions étrangères, où il passa près d'un an, il fut heureux, et, de là, son action rayonnait au loin, par une correspondance étendue, avec ses anciens amis, dont il ne cessait d'entretenir le courage, avec sa famille, dont il exhortait tous les membres à la pratique des devoirs religieux, avec les missionnaires qu'il pouvait connaître, et auprès desquels il s'informait des diverses industries de leur zèle. Quant à visiter les monuments de la capitale, il n'y

songeait pas : « Mon Paris, écrivait-il à quelqu'un, c'est le » Séminairel » Il aurait pu ajouter : « Mon Versailles, » mon Musée historique, c'est la salle des martyrst » Ce Musée chétien du Séminaire des Missions étrangères, il en connaissait tous les trésors. Il se plaisait à les montrer aux visiteurs; il en a fait la description et l'histoire, dans un livre, que tous vous devez lire, et auquel il faudra plus tard ajouter une page pour lui.

A la Trinité de 4864, il fut ordonné prêtre; quelques jours après, il recevait sa destination. Où l'envoyait la Providence? Messieurs, il faut l'entendre lui-même; aussi bien serions-nous impuissants à rendre les sentiments qui remplissaient son âme. Ouvrons-donc une de ces lettres, qui aujourd'hui sont des reliques. (Voir cette lettre au chapitre VIII.) « Aimons Dieu comme des fous ! », écrivait-il à un autre ami, et c'est ainsi en effet qu'il aimait son Dieu ; et, possédé de cette sainte folie, il s'en alla, sans regarder en arrière, transporté, enivré, avide de souffrances et de travaux. Je me trompe, Messieurs. La grâce n'étouffe pas les sentiments naturels ; au contraire, en les épurant elle les avive. Louis jeta un regard en arrière, sur ce second père et cette seconde mère, dont je vous ai parlé, et leur adressa cette requête : « Je n'ai plus ni père ni mère, et vous m'en avez tenu » lieu ; remplissez-en, une dernière fois, l'office en m'en» voyant votre bénédiction. »

Après quoi il s'élança, fort et joyeux.

Alexandre, partant pour conquérir l'Asie, emportait, diton, dans son bagage, les œuvres du chantre de cet Achille dont il se proposait d'égaler les exploits. Le missionnaire fait quelque chose de semblable. Regardez le portrait de Louis. Sa main serre le crucifix ; sous son bras il tient le Bréviaire. L'image et l'histoire du divin conquérant des âmes, de ce Jésus, dont il va continuer la mission, voilà tout son trésor. Oui, là est toute sa science, là est toute sa

force : « Scire Jesum Chris tum, et hune crucifixim ["). » Omnia possum in eo ("). »

Ainsi armé, ainsi muni, Louis traversa les mers.

Arrivé, au mois de septembre, sur les côtes de la Chine, il se posta, pendant l'hiver, sur les confins de sa chère Corée, épiant le moment d'y pénétrer. Au mois de mai 1865, sa voix nous parvenait, demandant des prières. Lui et trois autres allaient, sous les auspices de Marie, tenter leur pacifique invasion. Puis, pendant une année entière, nous fûmes sans nouvelles. Au mois de juillet dernier, nous en recevions. Les missionnaires, après de longs efforts, avaient fini par s'introduire dans cette contrée inhospitalière. Accueillis avec transport par leurs vénérables évêques, on les avait dispersés dans les chrétientés les plus écartées, et là, ils étudiaient la langue du pays, pour se mettre en état d'évangéliser leur troupeau. La moisson blanchissait de toutes parts.

La présence des prêtres étrangers était connue et à peu près tolérée, l'avenir s'annonçait heureux, et Louis se plaignait de ne pouvoir encore travailler, autant qu'il l'aurait souhaité.

Cette lettre était datée du mois d'octobre précédent. Nous étions sous l'impression de la joie qu'elle nous avait causée, lorsque, tout à coup, se répand un bruit des plus sinistres. Neuf missionnaires auraient subi la mort, en Corée. On s'interroge avec inquiétude. « Est-ce bien certain ?..: Notre ami serait-il du nombre ? » Huit jours après, la nouvelle était confirmée, et, cette fois, les journaux publiaient les noms des victimes. Parmi ces noms, on lisait celui-ci : « Bernard Louis-Beaulieu, du diocèse de Bordeaux, âgé de vingt-six ans. » — « Qui sait combien de temps ils me feront attendre ? », avait dit Beaulieu à un de ses intimes, qui l'accompagnait, au départ. Certes, fortuné Louis, ils ne t'ont pas fait languir longtemps, et tu as été couronné plus tôt même que tu ne comptais 1

(*) I» ad Cor., n, 2.

(*") Philipp., IV, 13.

L'amour, qui est le principe de la force, l'amour, dit l'Écriture, est fort comme la mort : « Fortis ut mors dilectio (*). » Quand il a atteint ce degré, il est impatient de se mesurer avec elle. Ce moment vint de bonne heure pour notre saint compatriote; à peine entré dans la lice, il la vit abattre son corps; elle fut vaincue par son âme : « Ubi est, mors victoria tua ? 0 mort I où est ta vic» toire ? (") » Oui, la mort est vaincue ; et la preuve, c'est que, des plages meurtrières de la Corée, une grande voix s'élève, voix qui retentit par toute la terre.

C'est la voix du sang, et ce sang ne crie que parce qu'il a été répandu : Vox sanguinis clamat !

Elle arrive, cette voix, jusqu'au Vatican, où aboutissent tous les bruits, tristes ou joyeux, de l'Église catholique, et elle soutient la constance de notre bien-aimé Père et Pontife. Pie IX, dans une allocution consistoriale, s'est dit consolé par cette mort. 0 mort, où est donc ta victoire?

Ubi est, mors, victoria tua ?

Elle arrive, cette voix, à des cœurs généreux, et ces cœurs, par leurs tressaillements, répondent : « Frère, tu es » tombé au champ d'honneur, et ta place est vide. A nous » d'aller reprendre ta tâche interrompue et de ramasser » la faucille échappée de tes mains 1 » Au mois de février dernier, trois missionnaires partaient pour la Corée, et dans nos rangs de nouveaux dévouements ont surgi. Un autre Louis s'est offert à Dieu. Vous avez nommé l'ange qui vous édifiait, il y a deux ans à peine, l'admirable Louis Déjean.

0 mort, où est ta victoire ? Ubi est, mors, victoria tua ?

Elle arrive, cette voix, jusqu'à nos âmes, et tous, prêtres ou laïques, séminaristes, vieillards, enfants, jeunes gens, nous sentons un religieux frisson agiter nos membres, et la flamme de la charité chrétienne se raviver en nous, et nos

(*) Cant., vin, 6.

(**) Ia ad Cor., xv, 25.

forces se renouveler et s'accroître. 0 mort, où est ta victoire ? Ubi est, mors, Victoria tua ?

Elle arrive jusqu'au trône de Dieu, et elle crie : « Ven» geance ! » ; et Dieu s'apprête à répondre à ce cri, en vengeant ses martyrs, comme ils veulent être vengés, par la destruction du règne de l'Enfer, qui causa leurs souffrances.

0 mort, où est ta victoire ? Ubi est, mors, Victoria tUfl, ?

Voilà ce que nous savons comprendre aujourd'hui, et c'est pourquoi cette mort d'un ami, j'aurais voulu la chanter avec allégresse, plutôt que la raconter, avec la tristesse peu chrétienne des premiers jours. Il m'en souvient, Messieurs, accablé tout d'abord à la nouvelle de cet événement mémorable, je voulus trouver une excuse à mes larmes, dans une parole de nos livres saints, qu'un orateur illustre, Lacordaire, commentait, il y a quelque temps : « Modicum plora » super mortuum, quoniam requievit. » Je traduisais : « Pleure un peu sur le mort, parce qu'il s'est reposé (*). »

Et je murmurais tout bas : « Oui, ce repos prématuré est i) un juste sujet de larmes : quel bien n'eût pas fait un tel » ouvrier ? Pleurer sa perte, c'est regretter qu'il n'ait pas .» eu le temps d'opérer plus de bien. » Mais peu à peu, l'émotion s'apaisant, il m'a paru qu'on pouvait mieux entrer dans le sens de ce texte, et qu'il convenait de traduire avec cette nuance : « Ne pleure qu'un peu sur le mort, » parce qu'il s'est reposé. » Oui, Dieu, toujours condescendant, permet qu'on verse quelques larmes ; mais il exige qu'on les essuie aussitôt. Ne pleurons donc qu'un peu. Ce travailleur s'est reposé de bonne heure, parce que, de bonne heure, il avait gagné son repos. Quant à son œuvre, rassurez-vous ! Le sang féconde, mieux que les sueurs et les larmes, le terrain qu'on défriche, et, semblable à ce roi qui, tombant, en mettant le pied sur le sol qu'il venait conquérir, en tirait un favorable présage, le conquérant apostolique, tombant sur le rivage où il vient d'aborder, en

(*) Eccl., xxii, 11.

prend possession, au nom du Seigneur, et a le droit de s'écrier avec ivresse : « Terre, je te tiens! »

Toutefois, cher frère, pardonne-nous un dernier regret, qui cessera bientôt, nous en avons la douce confiance. Nous ignorons les détails de ta Passion sanglante, et nous ne possédons pas tes restes aimés. Mais Dieu permettra que tout-soit manifesté, en son temps; il permettra que tout nous soit rendu !

Nous irons, un jour, dans ce vénérable ossuaire de la salle des Martyrs, reconnaitre et vénérer tes reliques : cette tête qui a roulé sous le sabre d'un idolâtre; ces pieds, si beaux à voir, d'un messager des vrais biens (*); ces mains, qui s'ouvraient pour répandre sur des fronts infidèles la bénédiction de Jésus-Christ; ce cœur, si aimant, si généreux, si ardent, ce cœur, qui battait si fort pour la cause de Dieu 1 Ta ville natale en revendiquera une partie, et peut-être cette maison, où naquit ta vocation de prêtre et d'apôtre, on obtiendra quelque fragment. Tes ossements reviendront parmi nous perpétuer le cri de ton sang et nous dire : « Courage t » Ils viendront crier, à la génération qui suivra la nôtre, ce que ton sang nous dit à nous-mêmes : « Soyez des hommes! »

Des hommes ! C'est ce qu'il faut à la société actuelle, qui se meurt de langueur et d'épuisement.

Des hommes, c'est-à-dire des prêtres zélés ; c'est ce qu'il faut à l'Église, pour accomplir son œuvre de régénération morale.

Des hommes, c'est-à-dire des chrétiens de l'ancienne trempe, qui sachent, sinon par le sang, du moins par la parole et par les actes, se montrer les bons témoins de notre Sauveur Jésus-Christ.

Des hommes, c'est-à-dire des soldats sans peur, des athlètes sans défaillance, qui luttent, triomphent, gagnent la terre et emportent le ciel.

Ainsi soit-il 1

(*) Isaïe, LII,7.

(NOTE 2) — SOUVENIR DU 2 MAI 1867

PANÉGYRIQUE DE L'ABBÉ LOUIS BEAULIEU, MISSIONNAIRE EN CORÉE, MARTYRISÉ LE 8 MARS 1866.

DISCOURS PRONONCÉ DANS L'ÉGLISE DE LANGON, LE 2 MAI 1867, PAR L'ABBÉ FÉLIX LAPRIE, CHANOINE HONORAIRE, PROFESSEUR D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE A LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE BORDEAUX.

A L'ANTIQUE ET VÉNÉRABLE ÉGLISE DE BORDEAUX Fille de saint Martial, qui avait vu le Seigneur, Mère de tant de saints,

Illustrée par une longue ,suite de grands Évêques, et aujourd'hui par un Éminentissime Cardinal, En l'honneur du Martyr qu'elle vient de donner à Jésus-Christ.

HOMMAGE DE PIÉTÉ FILIALE.

Bonus miles Christi Je tu.

Un bon soldat de Jésus-Christ.

ÉMINENCE (*), (II Ep. ad Tim., cap. 11, 3.) MONSEIGNEUR (n), MESSIEURS, Il est donc vrai qu'après dix-huit siècles il faut encore à Jésus-Christ des apôtres, qui meurent pour lui et pour les âmes ! Il est donc vrai que ces apôtres, ces martyrs, c'est la noble race des Francs, qui, plus particulièrement que les autres, a l'honneur de les enfanter, et que sous ce rapport, la fécondité de la fille aînée de l'Église ne s'épuise

(*) S. Em. M" le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux.

i") M" Gazailhan, êvèque démissionnaire de Vannes.

jamais. Il est donc vrai qu'au milieu des défaillances publiques, il se trouve encore des âmes fortes et vaillantes qui, ayant embrassé la carrière du sacrifice, ne peuvent s'y contenter des dévouements ordinaires, et se jettent à corps perdu dans les dévouements héroïques, des âmes plaines de Dieu, qui aiment Dieu jusqu'à braver, pour l'amour de lui, les plus affreux supplices, la plus terrible des morts 1. Il est donc vrai que, dans cette nouvelle constellation de neuf martyrs, qui vient de se lever au ■ firmament de l'Église et que toute la chrétienté a saluée de son admiration, nous avons la joie de compter un de nos frères, et la cité de Langon un de ses fils. Et ce martyr le plus jeune de tous : « Benjamin amantissimus Domini », toutes les relations nous attestent que, sur les neuf, c'est un de ceux qui ont le plus souffert, un de ceux qui ont le plus chèrement, le plus glorieusement conquis leur palme.

0 mon Louis ! ô mon bien-aimé Beaulieu 1 ton nom s'échappe de mon âme, et c'est en vain que je voudrais le retenir plus longtemps. Cher Louis, cher Beaulieu, suspends un

moment ton extase, au sein de l'essence divine, pour regarder cette fête, que Langon t'a préparée. En fut-il jamais de plus belle? Regarde ces arcs de triomphe, ces voûtes flottantes de feuillage et de fleurs; ces maisons pavoisées, ces inscriptions, qui chantent ta gloire, cette ville, toute rayonnante et parée comme une fiancée. Quelle magnificence de toutes parts ! quelle allégresse universelle ! quel enthousiasme indescriptible! Regarde cette immense assemblée!. Voilà tes parents chéris, ta seconde famille, si digne de la première, qui n'est plus ; voilà tes amis et tes concitoyens; voilà, avec un prélat que la Bretagne regrette et qui porte sur son front de douloureuses gloires, voilà toute une légion sacerdotale, autour d'un Pontife vénérable, qui m'apparait, dans ce sanctuaire splendide, comme l'Ancien des jours à l'exilé de Pathmos : « In medio » septem candelabrorum aureorum. caput autem ejus » et capilli erant candidi tanquam lana alba et tanquam

» nix (*) : Au milieu des sept chandeliers d'or, sa tête » et ses cheveux étaient blancs, comme la laine blanche et » comme la neige. » Voilà tout un peuple, venu des quatre vents, pour entendre ton éloge ; mais cet éloge, ne crains pas qu'il s'arrête à ta personne. Du haut du ciel, ta modestie nous le reprocherait. Non, en te louant aujourd'hui, c'est Dieu surtout que nous prétendons louer.

Et si, pour être éloquent, il suffisait à un panégyriste d'aimer tendrement son héros, je serais sûr de rencontrer Les accents de l'éloquence; car, il faut bien qu'on me permette de le dire, j'ai connu Louis, dès son plus bas âge, j'ai aimé son âme entre toutes les âmes, et si mon cœur ne me fait pas trop illusion, vous avez devant vous plus qu'un frère aîné, chargé de louer son jeune frère; c'est presque un père, qui vient raconter la vie et la mort de son fils.

Éminence, votre présence au milieu de cette fête est déjà un éclatant hommage rendu à notre martyr ; elle me consolera un peu de l'insuffisance de mon discours. C'est donc sous vos auspices, et sous la protection de la bienheureuse Vierge Mario, que j'entreprends le panégyrique de BernardLouis Beaulieu, prêtre, missionnaire, supplicié et mort pour la Foi, à l'âge de vingt-cinq ans.

1

Un bon soldat de Jésus-Christ, « Bonus miles Christi » jesu » ; il me semble, Messieurs, que tout l'éloge de Louis Beaulieu est dans ces mots; et j'ai simplement à vous dire par quel concours de la grâce divine et de sa propre vertu il mérita ce glorieux titre. C'est Dieu qui fait les conquérants, ditBossuet, d'après la Sainte Écriture C). J'en conclus que c'est Dieu qui fait les missionnaires, les apôtres. Conquérant et apôtre, c'est en effet tout un ; et, dans les desseins de

(*) Apooal., i, 13-14.

(**) Oraison funèbre de Condé.

Dieu, les conquérants devraient se proposer le même but que les apôtres : étendre, agrandir le règne de Dieu, frayer le passage à la Croix, à travers les pays infidèles. Mais voilà longtemps que la Croix fait son chemin toute seule, c'est-à-

dire portée uniquement par des missionnaires désarmés.

J'ai posé mes mains sur les portes des Cieux, et elles se sont ouvertes : « Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées (*) », et, devant le trône de Dieu, j'ai vu l'Humanité de Jésus-Christ, avec ses plaies victorieuses, dont l'éclat illumine la Cité céleste; et ces plaies avaient une voix suppliante, et, jour et nuit, cette voix demandait au Père d'envoyer des messagers de la Rédemption à tant de millions d'âmes, pour lesquelles le sang divin a été répandu, et qui n'ont pas appris encore la bonne nouvelle. Or, la vocation des missionnaires est la réponse de Dieu à cette prière de l'Agneau immolé et rédempteur. Et quand Dieu marque une âme, pour le ministère de l'apostolat lointain, rien n'est admirable comme le travail de Dieu sur cette âme; admirable aussi est la coopération de cette âme au travail divin qu'elle subit ! Seulement, il ne nous est pas donné de connaître ici-bas tous les merveilleux secrets de ce travail et de cette coopération. C'est à peine s'il en vient jusqu'à nous quelque petit bruit, quelque lueur fugitive; mais ce peu, c'est encore assez pour nous ravir d'admiration, pour nous arracher ce cri : « 0 altitudo ! o admirabile » commercium ! »

Toute vie de missionnaire peut se partager en deux époques : l'une, qui commence au berceau et qui s'étend jusqu'au jour où le missionnaire, le soldat de Jésus-Christ, quitte les rivages de la patrie et entre en campagne; l'autre, qui s'étend depuis ce moment jusqu'à son supplice et par delà. L'une, que j'appellerai l'époque de la préparation, et l'autre, l'époque de l'action. Or, écoutez, en premier lieu, l'histoire de la préparation de notre cher Louis.

(*) Isaïe, YI, 3.

Louis Beaulieu naquit dans cette ville de Langon, le , 8 octobre 4 840. Voilà les fonts baptismaux où il reçut le sacrement de la régénération. Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans., le futur missionnaire marcha simplement devant lui, sans se douter des desseins du ciel sur son avenir. Ce fut la période du silence de Dieu. Mais Dieu travaille tout en se taisant. Il y a un silence, qu'on a appelé le silence des bonnes choses, parce qu'il en est le prélude, et comme la germination secrète, souterraine. Le premier instrument de la Providence auprès de Louis, ce fut la mère qu'elle lui avait donnée ; pieuse et sainte femme, dont il m'est doux de rencontrer le souvenir au début de ce discours.

Elle n'avait que dix-neuf ans, lorsqu'elle le mit au monde, et déjà elle était veuve depuis plus de trois mois; mais les âmes d'élite grandissent dans le malheur, et cette femme, nul de ceux qui l'ont connue ne me contredira, c'était une âme d'élite, une grande âme., Il suffisait de la voir pour se sentir pénétré de respect. Quelle aimable modestie ! Quelle angélique douceur ! On ne se souvient pas de l'avoir jamais vue troublée par un mouvement de colère 1 Et ces apparences si douces, si touchantes, voilaient une force intime, capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices, capable du martyre, elle aussi ! Ayant le bonheur de ne pas être riche (c'est ainsi que parle l'Évangile), la jeune veuve exerçait un négoce, qui l'obligeait à de fréquents et pénibles voyages. Il lui fallait laisser son enfant entre des mains étrangères, partir avant le jour, rentrer bien après le coucher du soleil, tenir des écritures, veiller à mille détails, affronter des fatigues sans cesse renouvelées et qui auraient effrayé un homme. Mais, qu'importe ce qu'il fallait? Dieu le voulait, tout était dit. Elle trouvait dans sa foi, dans la prière, la force dont elle avait besoin. D'ailleurs, elle travaillait pour son fils, et cette seule pensée aurait suffi pour la soutenir. Voulant que son Louis fût l'enfant de la Vierge Marie, autant que le sien, elle l'avait voué aux blanches couleurs de la Sainte Vierge, qu'il porta jusqu'à cinq ans.

Le petit ange grandissait, et sur son visage enfantin on voyait se dessiner peu à peu les traits délicats et charmants de celle qui lui avait donné le jour. Que mes auditeurs me pardonnent, si je m'arrête si longtemps à parler de la mère de Louis. Il me semble que je me conforme par là aux sentiments de notre martyr, car je sais combien il aima sa mère. La plupart des hommes, en entrant dans la vie, ont à partager leur affection entre un père et une mère; lui, il n'avait eu que sa mère à aimer. La première fois que je vis cet enfant et cette mère, l'enfant n'avait pas encore trois ans et la mère continuait à porter son deuil de veuve.

L'enfant jouait sur le seuil de sa modeste demeure, et la jeune mère, appuyée contre la porte, surveillait les ébats de son fils, avec ce demi-sourire, un peu attristé, qui demeura toujours le trait principal de sa physionomie. Touchant et mélancolique tableau, que j'aperçois encore, en regardant derrière moi, à la dislance de vingt-deux ou vingt-trois ans.

Qui m'aurait dit alors ce que nous voyons aujourd'hui ? Qui m'aurait dit que ce petit enfant devait être un jour apôtre et martyr, et que j'étais destiné moi-même à prêcher son panégyrique ? 0 voies admirables de la Providence ! qui donc, alors, aurait pu vous pressentir?.

La première enfance de Louis, jusqu'à l'âge de neuf ans, s'écoula dans les lieux qui nous entourent, à l'ombre de cette église, au bord du fleuve qui la baigne, au pied de ces coteaux, que bénit et protège la Vierge de Verdelais. Et c'est alors sans doute, parmi ces impressions naïves du jeune âge, qu'il conçut pour son pays natal cet attachement singulier, qu'il devait immoler plus tard, avec tant d'autres choses! Tout Langonnais aime sa patrie; Louis, sous ce rapport, fut Langonnais plus que personne (*).

Vers l'âge de neuf ans, la main de Dieu transplanta l'innocence de Louis au Petit Séminaire de Bordeaux. Je dis

(*) Voir, à la fin du discours, les vers de M. Manceau, sur le patriotisme langonnais.

la main de Dieu, car les circonstances qui déterminèrent son entrée dans le pieux asile que je viens de nommer furent toutes fortuites, c'est-à-dire toutes providentielles. La pensée de mettre l'enfant sur la voie du sacerdoce n'y fut pour rien, et quant à lui-même, il était certes bien loin d'y songer. Ce qu'il fut d'ailleurs, pendant les sept années qu'il passa au Petit Séminaire, un autre que moi l'a dit, avec une fraîcheur d'imagination et une fleur de langage que je ne saurais égaler. Le 8 mars dernier, dans la chapelle du Petit Séminaire, au milieu d'une fête qui avait le même objet que celle-ci, en présence des maîtres et des élèves, un jeune prêtre, enfant de Langon (*), monta dans la chaire, et là, retraçant la vie de Louis Beaulieu, le ressuscitant, pour ainsi dire, par la magie d'une parole éloquente, il raconta, à cette jeunesse qui l'écoutait, comment notre martyr avait traversé ces années de l'adolescence, qui ne sont jamais absolument exemptes d'orages. Qu'importe, après tout, l'orage et même l'écueil, s'ils ne doivent servir, en définitive, qu'à la solidité future de la vertu qu'ils éprouvent, mais qui leur échappe ?

Ah! je vois encore ce cher enfant, tel qu'il était sur les bancs du Petit Séminaire, corps faible et délicat, physionomie sereine et sympathique, naturellement modeste et bon camarade; plus d'intelligence et de jugement que d'imagination; plus de cœur au dedans qu'au dehors; ressentant plus d'affection qu'il n'en témoignait ; parole déjà sobre ; travaillant sans beaucoup d'ambition apparente, mais travaillant assez pour continuer dignement cette tradition de succès littéraires, qui est, dans nos séminaires, une tradition langonnaise. Tel était Louis; d'autres peut-être montrèrent pour la piété des dispositions plus précoces, mais une âme plus franche et plus sincère dans l'aveu de ses fautes, je ne crois pas qu'il y en ait jamais eu. Celui qui te rend ce témoignage, ô Louis! fut jadis le père de ton âme, et sa main est la première qui se soit levée sur ta tète pour

(*) M. l'abbé Deydou.

te donner l'absolution sacramentelle ! Te souvient-il là haut, dans les délices de la communion éternelle et sans voile, te souvient-il de ta première communion et des larmes dont elle lut accompagnée? Ce jour-là, pour la première fois, ceux qui t'aimaient virent toute ton âme apparaître sur ton doux visage, et ton âme qui rayonnait d'une sensibilité, jusque-là inconnue, elle nous sembla belle, comme l'espérance. Mais qu'espérions-nous au juste? nous n'aurions su le dire.

Beaulieu continua sa route sans savoir où il allait, sans chercher à le savoir : « Porro Samuel necdùm sciebat » Dominum, neque revelatus fuerat ei sermo Domini (*). »

Le voici, Messieurs, arrivé à cet âge, décrit par Bossuet, dans le Panégyrique de saint Bernard, premier patron de notre séminariste : « Vous dirai-je ce que c'est qu'un jeune » homme ? s'écrie Bossuet; quelle ardeur! quelle impa» tience! quelle impétuosité de désirs! » Beaulieu était arrivé aux confins de cet âge généreux et brûlant; il touchait à ses dix-huit ans. et Dieu se taisait encore. Mais, après la période du silence de Dieu, la période de ses confidences et de ses communications allait s'ouvrir. Quel fut le jour précis, quelle fut l'heure où, des profondeurs éternelles, tomba dans l'âme de Louis la première parole qui commença à lui révéler le dessein de Dieu ?. Dieu le sait ; les hommes ont conjecturé que ce fut pendant une retraite, à la fin de son Petit Séminaire. Quoi qu'il en soit du jour et de l'heure, Dieu lui montra le sacerdoce, et, dans ce langage du fond de l'âme, qui n'appartient qu'à lui, dans ce langage, qui n'est souvent qu'un souffle presque imperceptible, et comme le murmure d'une harmonie lointaine, il dit à Beaulieu : « Tu seras prêtre! » Et presque aussitôt après, lui montrant l'apostolat, il lui dit : « Tuseras missionnaire! »

La parole de Dieu est une semence : « Semen est verbum Dei (). ) >

(*) Reg., III, 7.

(*") Luc., VIII, 4.

Et maintenant que la voilà jetée dans l'âme de Louis, laissez-la faire, cette semence céleste ; elle germera, elle portera son fruit, en la saison des fruits : « Tempore opportuno (*). » Mais auparavant, il faudra qu'elle meure, pour ainsi dire, au sein de la terre qui l'a reçue; il faudra que cette terre elle-même soit désolée par les frimas, par la neige, par l'aquilon.- Oui, venez, âpres vents de l'hiver, venez siffler sur cette terre, sur cette âme 1 Venez, adversités poignantes! venez, contradictions et paroles d'obstacle !

venez, maladies et souffrances! venez tuer tout ce qui doit mourir : l'impatience trop naturelle des désirs, les superfétations de l'amour-propre, les affections parasites de la chair et du sang. Venez, frappez, tuez!

Tout cela vint, en effet, et Louis profita de tout, sachant reconnaître en tout la main et la voix de Dieu. car Dieu ne parle pas seulement par les oracles intérieurs de sa grâce; il parle aussi par les événements qui nous arrivent, et qui composent le tissu de notre vie.

Après sa rhétorique, Beaulieu entra au Grand Séminaire de Bordeaux. Il y entra, avec le désir d'en sortir au plus tôt, pour entrer dans un autre, où était déjà tout son cœur.

Mais ce désir, ce mystère de Dieu, qu'il portait dans son âme, il le cachait à sa mère, se demandant à lui-même comment il aurait le courage de lui en faire part. Bientôt, hélas ! il eut besoin d'un courage plus grand encore, celui de voir mourir cette mère, tant aimée et si digne de l'être.

Pauvre femme ! des revers de fortune, d'amers chagrins avaient visité son foyer. Ce foyer même, si je ne me trompe, était passé à des mains étrangères; et la mère de Louis, résignée à tout, mais atteinte d'un mal qui ne pardonne pas, commençait à se traîner péniblement vers la tombe. Elle acheva de s'éteindre, le 7 novembre 1859. Son dernier regard fut pour son fils, seule joie de son passé. Il était là, son fils, à l'heure de l'agonie, comprimant les sanglots qui

(*) Ps. xxxi, 6.

étouffaient sa poitrine, disant à Dieu: Fiat! adorant la volonté du souverain Maître et baisant cette main de Dieu, qui lui prenait sa mère.

Il ferma les yeux de sa mère; puis, devant la tombe encore ouverte, brisé de douleur, mais s'élevant au dessus de sa douleur, par un effort qui l'étonnait lui-même, Louis laissa tomber une parole qui allait jusqu'à bénir Dieu du coup qui l'accablait : « Le bon Dieu fait bien ce qu'il fait, » dit-il à un de ses intimes : maintenant, rien ne m'arrè» tera. » Néanmoins, quatre ans s'écoulèrent et, au bout de quatre ans, il était encore arrêté. Qui donc le retenait de la sorte? qui donc l'empêchait de courir à son but? Ceux qui avaient le droit de le retenir, ceux qui avaient le droit de lui dire : « Attendez, plus tard nous verrons. » Combien de fois, hélas 1 ses plus vives instances ne vinrent-elles pas se briser contre une pareille réponse? Et, chaque fois, c'était pour son cœur une nouvelle blessure. Se tournant alors avec larmes du côté de Dieu : « Mon Dieu, lui disait-il, » je suis donc bien indigne d'être missionnaire (*). » Mais nen ne pouvait ébranler sa résolution ; toujours, il gardait l'espoir d'obtenir des hommes, à force de volonté, et de Dieu, à force de prières, que son désir serait enfin rempli.

Du reste, personne, autour de lui, ne se doutait du supplice de son âme, ni des luttes sacrées qui en étaient la cause. Il paraissait tranquille et heureux. Ajoutons qu'il possédait l'aimable secret de rendre ceux qui l'entouraient plus heureux qu'il ne l'était lui-même, ayant pris pour devise cette parole du grand Apôtre : « Je me rends » agréable à tous en toutes choses, ne cherchant point » mon intérêt, mais l'intérêt de tous : Per omiiia omnibus » placeo, non quœrens quod mihi utile est, sed quod » multis (**). »

(*) Lettre à M. l'abbé Rousseille., directeur au Séminaire des Missions étrangères.

n I» Cor., x, 33.

Et dans cette pratique de l'amabilité évangélique, comme dans le reste, il n'avait qu'un but, que voici : c Bien » convaincu, écrivait-il, que mon indignité est le principal » empêchement à mon départ, je veux commencer par » enlever cet obstacle, en faisant le plus saintement possible » mon Séminaire, que je considère, devant Notre-Seigneur, » comme le lieu de ma probation (*). »

Son Séminaire, c'est ainsi qu'il le fit : saintement, d'autant plus saintement, que sa vertu aimait à se voiler, sous les habitudes les plus communes et sous les dehors les plus simples.

Le pays du martyre était cependant le pays de ses rêves.

Parmi les livres de sa petite bibliothèque, les plus usés étaient des biographies de martyrs, comme celles des vénérables Gagelin, Chopard, Borie, Cornay. Enfants du siècle, vous ne connaissez peut-être pas ces hommes ? Et pourtant, dans l'histoire des âmes, il n'en est pas de plus grands.

« Isti sunt qui venerunt de tribulatione magnâ, et lave» runt stolas suas in sanguine Agni. Ideo sunt ante thro» num Dei, et serviuntei, die acnocte, in.templo ejus ("").

» Ceux-là sont venus de la grande tribulation, et ils ont » lavé leur robe dans le sang de l'Agneau,. c'est pourquoi » ils sont devant le trône de Dieu, et ils le servent, jour et Ï nuit, dans le temple de son éternité. »

En 1861, il apprend le martyre de MM. Néron et Vénard, deux jeunes missionnaires, qui venaient d'être décapités au Tong-King occidental : « Qu'ils sont heureux ! écrit-il au » confident de ses pensées ; non, il ne 6C peut que je sois » digne d'une pareille mort ! Je ne demande qu'à me con» sumer lentement et péniblement pour le salut de quelques » infidèles. »

Ce calice du martyre, que Louis devait boire jusqu'à la lie, Dieu voulut que, dès cette époque, il y trempât ses lèvres, qu'il en prit un lointain avant-goût.

(*) Lettre à M. l'abbé Rousseille (21 nov. 1860).

(**) Apoc., vu, 14-15.

Depuis la mort de sa mère, un oncle et une tante, dont les nobles sentiments et la généreuse conduite sont ici trop connus et trop au dessus de mes éloges pour que je prétende les louer; un oncle et une tante l'avaient adopté, comme l'enfant de la maison. Un jour, il arrive chez eux; c'était pendant l'été de 1863, année qu'il passa en partie au Petit Séminaire, en qualité de professeur, après le cours de ses études théologiques et sa promotion au sous-diaconat.

Un mal étrange, et de la plus inquiétante nature, avait forcé le jeune professeur à quitter ses fonctions. Il venait se faire soigner. On dut lui parler d'une opération terrible et tellement douloureuse, qu'elle pouvait coûter la vie. Louis n'hésita pas à s'y soumettre. L'opération dura une heure; une heure d'affreuse agonie. On lui tranchait la chair jusqu'aux os, on lui arrachait des lambeaux vivants, et le sang coulait à flots. Louis, cependant, tenait son crucifix entre ses mains. Il ne poussa pas une plainte. « Je pensais au martyre », dit-il plus tard à sa tante. Le médecin versa des larmes d'admiration, et, à son heure dernière, cet homme du monde s'est souvenu de la religion, qui donne un pareil courage.

La convalescence fut laborieuse; nous crûmes pendant quelque temps qu'elle n'aurait qu'un terme fatal. Cependant le malade finit par se relever à moitié. Son désir et ses espérances étaient toujours les mêmes; mais, sous les coups répétés de la grâce divine, ils avaient perdu leur impatience trop immortifiée d'autrefois. L'œil fixé sur son devoir de chaque jour, Louis attendait qu'il plût à la Providence de rompre ses derniers liens, ayant pris son parti d'attendre aussi longtemps qu'elle voudrait. Sa volonté, si je puis m'exprimer de la sorte, sa volonté, apaisée, dormait entre les bras de la volonté de Dieu, lorsque la parole vainement sollicitée depuis cinq ans, etdonton avait presque désespéré, rendit enfin un bienveillant et gracieux oracle. « Intel» lexit Heli quia Dominus vocaret puerum, et ait ad » Samuelem : Vadel - Le Grand-Prêtre comprit quel*

» Seigneur appelait l'enfant, et il dit à Samuel : Va où » Dieu t'appelle 1 (*) » Quel beau jour pour Louis! C'était le 4 août 1863. Un an plus tard, le 4 août 1864, étant déjà loin de la France, Beaulieu écrira sur son journal de voyage : « Voici, pour » moi, un grand anniversaire; c'est à pareil jour que j'ai » reçu de Monseigneur la permission d'entrer aux Missions » Étrangères. Il faut avoir subi, pendant quatre ans, des » refus désolants, pour apprécier une pareille grâce. De » ma vie je n'oublierai ni le jour, ni l'heure. » — Vous avez fait, Éminence, bien des heureux, dans voire longue et illustre carrière, et l'histoire dira que ce fut la pente naturelle de votre cœur : ce jour-là, c'était plus qu'un heureux que vous aviez fait ! « Je ne croyais pas que la joie pût » rendre fou, disait Louis, au moment de partir; aujour» d'hui, je commence à le croire. »

Le 1er septembre 1863, Louis Beauiieu était au Séminaire des Missions Étrangères, et sa veille d'armes commençait.

Oui, sa veille d'armes! qu'est-ce en effet que ce Séminaire des Missions Étrangères, sinon le lieu où les soldats de Jésus-Christ font la veille d'armes, qui doit précéder leur entrée en campagne? Le Séminaire des Missions Étrangères, quelle merveille! Là, au centre de Paris, à dix pas de cette autre merveille, qui se nomme le Séminaire des Sœurs de Charité! Ah! si la France avait des yeux pour voir!. Elle invite le Monde à venir la contempler; elle prétend faire, devant le Monde, ï Exposition universelle de tout ce qui l'honore. Mais ce qui l'honore le plus, elle ne sait pas le voir elle-même!. Ils sont là une phalange de jeunes gens, venus de tous les points du territoire!. assez nombreux pour qu'il ne reste pas de vide dans la Maison, et la Maison est grande. Ils sont là, et, pour y arriver, pas un qui n'ait eu à surmonter de formidables obstacles.; pas un (et, quoique sans père ni mère, Beaulieu ne fera pas

(*) I Reg., m, 9.

exception), pas un qui n'ait dû se condamner à briser des cœurs aimés, à passer sur les débris de ces cœurs ; pas un qui n'ait laissé derrière lui d'inconsolables pleurs et d'immortelles blessures, dont il porte en lui-même le douloureux et amer souvenir. Et tout cela, pourquoi? Quelle est l'ambition qui les guide? quelle est la passion qui les enflamme?. Pas d'autre passion, pas d'autre ambition que d'ajouter à leurs premiers sacrifices, des sacrifices sans fin, de renoncer à la patrie, à l'amitié, de mettre des Océans et tout un monde entre leur cœur et tout ce que le cœur aime par nature; de s'en aller sur quelque terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni la langue, ni les usages, ne leur rappelleront la terre natale, où les hommes mêmes seront pour eux plus redoutables que le climat et les bêtes féroces!

Pas d'autre ambition, pas d'autre passion que de consacrer leur vie entière, de se vouer corps et âme, à un apostolat ignoré et dont les prisons, les tortures et les bourreaux seront les moindres accidents. Que dis-je? ces prisons, ces tortures, ces bourreaux, la mort sanglante, c'est le comble de leurs vœux, leur plus chère espérance, ce qui les consolera de tout le reste. Pourvu qu'à ce prix ils puissent faire connaître, aimer Jésus-Christ et sauver des âmes, ils se tiennent déjà satisfaits! Ils aiment Jésus-Christ. Ils aiment les âmes que Jésus-Christ a rachetées. Ils les aiment jusque-là. — Mais ils sont donc fous? — Justement; vous l'avez dit, fous pour Jésus-Christ. « Stulti propter Chris» tum (*). » Sachez toutefois, ô sages du siècle 1 que c'est là une folie divine. et que ces fous du Séminaire des Missions sont, aux yeux des anges et devant la vérité, l'élite de la France et la fleur de la véritable noblesse !

C'est en récitant le Te Deum, l'hymne de l'action de grâces, que Beaulieu inaugura sa veille d'armes, et l'on peut dire que ce Te Deum, mille fois recommencé, ne connut plus d'interruption dans son âme; son âme ne cessait de

(*) I« ad Cor., iy, 10.

chanter. « In corde suo Domino decantabat ("). » Les lettres qu'il écrivait à cette époque sont aussi des lettres qui chantent; elles chantent la joie de son cœur, sans exclure cependant les doux gémissements de l'humilité la plus vraie.

Avez-vous entendu parler de ce qu'on appelle là-bas la Salle des Martyrs?. C'est une sorte de sanctuaire, où l'on garde les reliques des missionnaires qui ont confessé Dieu par la perte de leur vie. Là sont les glaives qui les ont frappés, les cangues et les chaines qu'ils ont portées, les cordes et les fouets qui ont déchiré leur chair, les linges teints de leur sang, quelques débris de leurs ossements sacrés, et des tableaux d'origine asiatique, qui représentent les scènes terribles de leur martyre.

Louis fut chargé d'ecrire une notice sur la Salle des Martyrs. Or, écoutez les sentiments de son âme : « Ce que » je trouve de plus écrasant pour mon peu de vertu, » écrivait-il, c'est cette visite de la Salle des Martyrs.

» J'y vais avec un empressement bien vif, mais j'y reste » sous le coup d'une confusion, bien légitime d'ailleurs.

» Oh! priez bien pour moi! car tout ici parle d'héroïsme, » et je suis bien faible, vous le savez. Non, ajoutait-il, je » ne puis penser que Dieu daigne m'appeler à verser mon » sang pour lui C'). »

Et néanmoins, pour obtenir cette faveur qu'il n'osait espérer, que d'efforts ne faisait-il pas? Ceux qui l'ont bien connu au Séminaire des Missions nous le dépeignent comme l'un des aspirants les plus humbles et les plus charitables que cette Maison ait vus.

A mesure qu'approchait le terme de son noviciat, de sa veille d'armes, il redoublait de ferveur et de joie.

Le 21 mai 1864, il fut ordonné prêtre. Quelques jours après, un soir du mois de juin, dans la chapelle du Séminaire des Missions, devant l'autel illuminé, on voyait sept

(*) Actes de sainte Cécile.

(**) Lettre à M. Larrieu.

jeunes prêtres, debout, comme des voyageurs déjà en route, comme des soldats déjà en campagne. Le chœur chantait ces paroles sacrées : « Quàm speciosi pedes » evangelizantium pacem, evangelizantium banal » Et pendant que le chœur chantait de la sort-i, les assistants, en commençant par les vieux confesseurs de la foi, qui sont les Maîtres et les Pères de la Maison, venaient baiser à genoux ces pieds heureux, chargés de porter au loin la bonne nouvelle et la paix du Seigneur.

Parmi les sept nouveaux missionnaires, on pouvait en remarquer un, plus jeune que ses frères. Une joie surabondante éclatait à travers ses larmes. C'était l'un des quatre qui venaient d'être destinés à la plus périlleuse d'entre les missions, à la mission de Corée. C'était notre Louis Beaulieu. — Le voyez-vous ? — Comme la terre de France lui brûle les pieds !. Le bréviaire sous le bras, le crucifix entre ses mains, son Jésus dans le cœur, il vole par la pensée vers ses chers Coréens : 0 Coréens, voici ma vie, elle est à vous : « Non solùrn evangeliumt sed etiam animas nostras, » quoniam charissimi nobis facti estis n. » Hé bien! va, cher Louis; ta veille d'armes est finie!. Va où Dieu t'envoie !. Après l'époque de la préparation, voici l'époque de l'action. Va, et travaille, comme un bon soldat de Jésus-Christ : « Labora, sicut bonus miles Ghristi 1 e") »

II

La seconde partie de la vie de notre missionnaire-martyr, l'époque de l'action, fut de courte durée, vingt mois à peine.

Ces vingt mois embrassent ses étapes apostoliques, ses divers campements et son grand combat; trois choses, Messieurs, qu'il me reste à vous raconter, pour la gloire de Jésus-Christ, dans celle de son apôtre.

(*) I« ad Thess., n, 8.

("0) IIa ad Tim., n, 3.

Parmi les mers qui baignent le globe, il en est deux qui se sont particulièrement ressenties du contre-coup de cette puissante et féconde parole, prononcée un jour du haut d'une montagne de la Judée. : « Allez donc, et enseignez » toutes les nations n. » Il y a deux mers qui servent particulièrement de chemin aux messagers de l'Évangile.

L'une, la Méditerranée, jadis parcourue en tous sens par les premiers apôtres, par ceux dont le Seigneur avait dit, dans Isaïe : « J'enverrai ceux que j'ai choisis. Ils lanceront les » traits ardents de leur parole vers l'Afrique, la Lydie, » la Grèce, l'Italie, vers les îles lointaines, vers ceux qui a n'ont point entendu parler de moi, qui n'ont point vu » ma gloire, et ils annonceront ma loi aux nations (**). »

L'autre est l'Océan des Indes. N'avez-vous pas entendu la voix de Fénelon ? « Peuples des extrémités de l'Orient, » s'écrie-t-il, votre heure est venue! Alexandre, ce conqué» rant rapide, que Daniel a dépeint comme ne touchant » pas la terre de ses pieds, lui qui fut si jaloux de subju» guer le monde entier, s'arrêta bien loin en deçà de vous.

» Mais la charité va plus loin que l'orgueil. Ni les sables » brûlants, ni les déserts, ni les montagnes, ni les tem» pêtes, ni les écueils de tant de mers, ni les flottes » ennemies, ni les côtes barbares, ne peuvent arrêter ceux » que Dieu envoie. Les voici, ces nouveaux conquérants, » qui viennent sans armes, excepté la Croix du Sau» veur ("'j. » Ces conquérants, dont parle le grand archevêque, c'était l'Océan Indien qui les avait portés sur ses flots étonnés de tant de courage. Et depuis lors, cet Océan n'a pas cessé d'en porter d'autres, qui ressemblent aux , premiers. L'Océan Indien, c'est le grand chemin du Verbe, de l'héroïsme apostolique, de l'ambition du martyre.

Or, Louis Beaulieu s'embarqua sur la Méditerranée, le

(*) Matth., xxvin, 19.

("*) Isaie, LXTI, 19.

("0) Sermon pour l'Épiphanie.

15 juillet 1864, avec ses trois compagnons d'apostolat.

Suivez-le dans ses étapes rapides. Il débarque en Égypte, traverse ce pays et pénètre, par le golfe Arabique, dans l'Océan des Indes. C'était en plein mois d'août, sous un ciel embrasé. Mais que lui importaient les ardeurs du soleil?

D'autres ardeurs brûlaient son cœur d'apôtre. Il y avait à bord quelques Chinois, employés comme domestiques.

« Lorsqu'ils m'offrent quelque chose, écrit Beaulieu, dans » son journal intime,, je ne refuse jamais. Ah ! s'ils savaient » combien les missionnaires les aiment ! Je les regarde avec » complaisance, parce qu'ils me rappellent mes chers » Coréens ! » Ses chers Coréens ! qui donc lui donnera de les voir bientôt en réalité ? — Vers la mi-septembre, Louis mettait le pied sur cette terre de la Chine, aux portes de laquelle François-Xavier mourut jadis du désir d'en franchir le seuil. — Il campa à Hong-Kong, pendant dix jours.

Voyez-vous maintenant, dans les eaux du golfe de Péking, ce petit voilier suédois, sur lequel la tempête s'acharne avec une rage d'enfer ? (Une rage d'enfer ! qui sait si ce mot ne doit pas être pris à la lettre?) n Pendant vingttrois jours et vingt-trois nuits, la mer, furieuse et hurlante, ne cesse de lancer le bateau vers le ciel ou de le précipiter vers le fond des abîmes. Pàles d'épouvante et déjà à moitié morts, les matelots ont perdu l'espérance. Au milieu d'eux, un jeune prêtre est en prières; c'est notre missionnaire; il a fait un vœu à Notre-Dame de Verdelais, et Notre-Dame de Verdclais l'a entendu. Après des périls inouïs, Beaulieu aborde sur les côtes du Leao-Tong, dernière province orientale de la Chine. Ce lut son second campement, sur ces terres infidèles qui dévorent les apôtres.

Le Leao-Tong est un pays entièrement couvert de hautes montagnes, sans aucune trace de route, et coupé par d'innombrables fleuves, dont jamais aucune sorte de pont

(*) La théologie enseigne que les démons ont le pouvoir de bouleverser les airs.

ne subjugua l'orgueil. Il fallut s'engager à travers ce pays impraticable; et alors, que de marches et de contremarches, et par terre et par eau, et par vaux et par monts !

Que de privations et de fatigues ! En d'autres termes, que de joyeuses occasions de regarder le ciel et de lui dire : « Ecce nos reliquimus omnia; quid ergo erit nobis ? Nous » avons tout quitté; que nous réservez-vous en retour ? (*) » On arrive, enfin, à Notre-Dame des Neiges, résidence du Vicaire apostolique. Jusque là, Beaulieu avait joui de la compagnie de ses trois frères d'armes. Le moment était venu de renoncer à cette consolation. Il fut envoyé par le Vicaire apostolique dans un village chrétien, pour y apprendre un peu de chinois. Il s'en allait apprendre, par la même occasion, comment un soldat de Jésus-Christ fait son service, sous un froid de 25 à 30 degrés au dessous de zéro.

Telle était, en effet, la température constante de son nouveau séjour. Il campa dans ce village sans nom, dans ce petit trou, comme il l'appelle (n), depuis la fin de décembre 1864 jusqu'aux premiers jours de mai 4865, partageant ses journées entre la prière et l'étude, ne faisant que de rares sorties, pour aller chercher l'absolution de l'autre côté de la montagne. Regardez cette forme étrange, qui, bravant la rigueur d'un froid mortel, s'avance à travers la plaine, sur la neige durcie, et gravit ensuite la rampe escarpée du mont, grimpant de rocher en rocher, de pic en pic.

Tantôt on dirait une petite tour vivante, portée sur des pieds humains; tantôt un animal sauvage, courbé vers la terre, et qui se traîne plutôt qu'il ne marche. Quel est cet être mystérieux et intrépide? Vous l'avez deviné, c'est notre jeune apôtre. Enseveli sous un tas de fourrures, suivant l'usage du pays, il s'en va faire visite à son confesseur. Mais ces fourrures, qui l'empêchent de mourir tout à fait de froid, ne le dis pensent pas de payer à l'hiver un

(*) Math., six, 27.

('*) Lettre à M. Larrieu (janvier 1865).

large tribut de souffrances. « Quand je sors, écrit-il, en » quelques instants, ma longue barbe n'est plus qu'un glaçon, » qui remue tout d'un bloc (*)». Et pourtant, parmi ces horizons de glace, sa joie continue de rayonner, comme un soleil. « Que je suis heureux ! s'écrie-t-il ; je recueille au » centuple la récompense du sacrifice que j'ai pu faire en » quittant la France et la famille. Non, je n'ai jamais jeté » un regard en arriére ; mes yeux, lorsqu'ils n'étaient pas » absorbés dans les affaires du moment, ne se sont dirigés » que vers la Corée. Vers le passé, jamais (n). »

La Corée! cette Corée, dont l'image le visitait si souvent, dans ses rêves de jour et de nuit, pour lui dire, comme jadis certaine contrée de la Grèce, au grand Apôtre : « Passe la » mer et viens vers nous ! CH) » La Corée ! Louis Beaulieu allait enfin la voir et l'embrasser, après les divers campements, dont nous achevons le récit. Le grand Apôtre, du moins, pouvait entrer librement dans le pays de ses songes; tel n'était pas le sort de Beaulieu. C'est qu'en effet, la Corée est défendue par une muraille, bien autrement infranchissable que la fabuleuse muraille de la Chine. Des lois de sang en gardent les frontières et menacent de mort tout étranger qui s'en approche. Et les lois sanguinaires qui veillent à la frontière contre l'étranger, veillent partout dans l'intérieur, contre Jésus-Christ et son Évangile. Aussi, dans l'histoire des Missions, rien ne ressemble à un martyrologe, comme les annales de l'Église de Corée. Ces annales, elles sont entièrement écrites avec du sang chrétien.

Chaque détail est une scène de torture. Tout personnage connu est invariablement un bourreau ou un martyr.

Le premier néophyte de la Corée fut un martyr ; son premier apôtre chinois, un martyr; son premier prêtre indigène, un martyr; son premier évêque, un martyr; ses

(") Lettre à M. l'abbé Larrieu (1865).

(H) Ibid.

COO) Transiens in Macedoniam adjuva nos. (Act., xvi, 9.)

premiers missionnaires européens, des martyrs; et l'on y rencontre des familles chrétiennes, qui comptent plusieurs générations de martyrs.

Et pourtant, cette Corée inabordable, cette Corée peuplée de sanglants souvenirs et constamment hérissée de supplices, Beaulieu l'aimait d'amour.

Le 2 du mois de mai -1865, à pareil jour qu'aujourd'hui, une jonque chinoise se détacha des côtes du Leao-Tong, faisant voile vers les plages de la terrible presqu'île. Elle portait Beaulieu et ses trois compagnons, qu'il avait rejoints. Ils s'en allaient ainsi, tous quatre, à la rencontre de la barque coréenne, qu'avait dû leur envoyer le Vicaire apostolique, averti par eux, six mois auparavant. Dieu voulut qu'ils la rencontrassent, après mille péripéties, trop longues à redire.

Le transbordement eut lieu en pleine mer, pendant la nuit; et voilà nos messagers du salut, entassés, comme des marchandises prohibées, au fond de leur nouvelle barque, dans un étroit réduit, où force leur était de se tenir continuellement couchés, avec les jambes en crochet, et le corps ployé en deux. La barque gagna l'embouchure d'un grand fleuve et le remonta jusqu'à l'endroit fixé pour le débarquement, à quelques lieues de la capitale du royaume.

De temps à autre, quand les matelots prévoyaient quelque rencontre périlleuse, ils avaient soin de recouvrir les missionnaires d'une natte, sur laquelle ils étendaient une épaisse couche de paille, sans se demander où les pauvres proscrits prendraient l'air pour respirer.

Le 27 mai au soir, déguisés sous un costume de deuil, en usage chez les nobles coréens, c'est-à-dire la tête couverte d'un chapeau conique, à larges bords, et garni d'un voile,.en grosse toile de chanvre, qui cachait entièrement leur visage, les quatre apôtres purent sortir de leur retraite et s'enfoncer dans l'intérieur des terres. « Merci, mon » Dieu!», s'écria Louis, en prenant possession du rivage tant désiré. Et, comme ce guerrier, arrivé, malgré la mitraille, au sommet du rempart, il ajouta : « J'y suis et j'y reste ! »

Quelques semaines plus tard, dans un pauvre village, au milieu de hautes montagnes, une pauvre famille chrétienne recevait à son chétif foyer un pèlerin, enveloppé d'un grand costume de deuil; c'était notre Louis. Il venait se cacher dans un coin de cette chaumière, pour y apprendre le dialecte coréen, beaucoup plus intraitable que le chinois lui-même. Et là, plusieurs mois durant, les quatre murs de la misérable chambre qu'on lui destine seront pour lui les murs d'une prison. Il n'en sortira que très rarement, et, presque jamais, pendant le jour, de peur d'éveiller une curiosité qui pourrait devenir fatale à ses hôtes, autant qu'à lui-même. Réclusion continuelle, nourriture répugnante, incommodités et privations de toute sorte, ce sera sa vie.

Mais il regarde son Jésus; il le regarde sur la croix, il le regarde dans les cieux, à la droite de son Père (*), et il écrit ces lignes, peut-être les dernières de sa main qui devaient parvenir en Europe: « Malgré tout, la prison » coréenne a ses charmes ; le cœur y surabonde de joie, » en pensant que l'oeuvre de Dieu se fait par d'autres; et » en pensant aussi que, peut-être, plus tard, on sera jugé » digne de donner son petit coup de main ("). »

Six mois s'écoulèrent; pendant ce laps de temps, Beaulieu avait, par deux fois, donné les sacrements aux chrétiens de son village, et, une fois, à ceux du village voisin. Il avait baptisé quelques adultes, bénit deux ou trois mariages, confirmé quelques personnes.Vers les premiers jours de février de l'année dernière, il reçut une lettre du Vicaire apostolique, qui lui assignait, à trente lieues de là, un poste d'honneur, un poste de sentinelle perdue. Le missionnaire- s'apprête à partir; les temps étaient calmes et l'horizon tout embelli d'heureux présages.

Peut-être, à cette vue, Beaulieu se répétait-il à lui-même ce qu'autrefois on lui avait entendu dire : « Qui sait combien

(°1 Vidit. Jesum stantem a dextris Dei. (Act., vu, 55.)

(**) Lettre à M. Larrieu (sept. 1865).

» de temps ils me feront attendre ? » Lorsque soudain, comme un coup de tonnerre, éclata le bruit de la persécution. Mgr Berneux venait d'être arrêté. A peine cette nouvelle commençait-elle à se répandre, que Beaulieu voit sa propre retraite envahie par des hommes armés. On dit, hélas ! qu'à l'exemple du Maître, il avait été trahi par celui qui mangeait à sa table, par son catéchiste, chrétien depuis trois ans.

Les émissaires de la police royale se saisissent brutalement de sa personne; on le garrotte, on le jette sur une rude civière, et les mains liées sur la poitrine avec un cordon rouge, signe distinctif des grands criminels, la tête coiffée d'un bonnet jaune, on le dirige sur la capitale.

C'est ici, Messieurs, que va commencer le grand combat du jeune et bon soldat de Jésus-Christ : « Ecce venit hora » et jam venit f). » 0 Vierge Marie, vous qu'il aima d'un si tendre amour, venez assister à ce spectacle ! Bienheureux saint Bernard, et vous, saint Louis de France, ses deux patrons, venez contempler le généreux athlète ! Venez, anges du paradis!. Venez, vous aussi, ô douce femme, qui le portâtes jadis dans vos bras, après l'avoir porté dans vos entrailles, vous qui lui disiez : mon fils, à qui il disait : ma mère, venez assister à sa mort, comme il assista jadis à la vôtre !. Venez, vous tous, qui habitez les demeures éternelles, et, en même temps, obtenez-moi la force de raconter ce qu'il eut la force de souffrir !

Pendant que j'invite le ciel à descendre, l'enfer, avec ses démons, est déjà sorti des abimes; déjà sur place, pour souffler sa rage au cœur des bourreaux; déjà en ligne, pour combattre avec eux, et, s'il le peut, humilier Jésus-Christ, dans son serviteur, en arrachant à celui-ci un mot d'apostasie, ou tout au moins des gémissements et des plaintes. —

0 enfer, tu seras vaincu par cet enfant !

(*) Joan., xvi, 32.

Regardez 1 regardez!. (*).

Il y a déjà deux ou trois jours que Louis Beaulieu a été jeté dans les cachots infects de la capitale, où se trouvent aussi, avec son évêque, deux de ses compagnons d'apostolat. Non loin de la prison, le tribunal où ils doivent comparaître se prépare à les juger solennellement. La foule païenne assiège les portes et remplit l'enceinte. De nombreux soldats, le sabre au poing, sont rangés autour de la salle, avec ordre de contenir la multitude; les bourreaux se tiennent debout, auprès de leurs instruments de supplice ; les juges ont pris place sur leur siège, et voici qu'à travers les hurlements de la populace, on introduit les prisonniers.

Tout ce terrible appareil n'intimide pas Louis; il le regarde sans trembler : « Spiritu magno vidit ultima (H). » C'est son tour de subir l'interrogatoire. Il commence par s'excuser sur son inexpérience de la langue. Le grand mandarin lui demande pourquoi il est venu en Corée. « Pour prêcher » Jésus-Christ, répond-il; pour prêcher Jésus-Christ et » sauver des âmes. — Renonce à ton Dieu et adore les » nôtres. — Jamais, jamais; je ne désire qu'une chose : » mourir pour Jésus-Christ. »

Quels furent, en ce moment, l'accent de sa voix et l'expression de son visage? Anges du ciel, vous seuls pourriez le dire. Mais il fallait bien que, dans cet accent et dans cette expression, les juges et les bourreaux eussent remarqué quelque chose d'extraordinaire, qui défiait leur cruauté, puisque, en dépit de sa touchante jeunesse, ils se mirent à le traiter avec une barbarie exceptionnelle. Le grand mandarin ordonne que l'accusé soit mis à la torture. Aussitôt les bourreaux, furieux, se précipitent sur leur jeune victime; ils l'étendent sur le sol, et, armés de longs bâtons triangulaires, ils se mettent à le" frapper violemment sur les

(*) Les détails qui suivent ont été transmis au Séminaire des Missions Étrangères, d'après le récit de témoins oculaires.

(U) Eccl., XLVIII, 27.

jambes et sur les pieds, jusqu'à ce que les jambes et les pieds soient meurtris et brisés, comme la paille sous les coups du fléau.

Cher Louis, je sens tout mon corps qui frissonne et mon cœur près de défaillir. Oh ! que ne puis-je baiser tes pieds ainsi broyés pour l'amour de ton Maître : « Quàm speciosi » pedes!. » Que ne puis-je les arroser de mes larmes !

Après cette première torture, qui, sans doute, avait laissé Louis presque inanimé, mais invincible, on le rapporta en prison.

Le lendemain ou le surlendemain, le voici de nouveau sur le champ de bataille, c'est-à-dire devant le tribunal.

Loin de s'être abattu, son courage paraît aux juges plus indomptable que jamais. « Qu'on le mette encore à la » torture; bourreaux, faites votre devoir. » Et s'armant cette fois d'une sorte de pieux pointus, ils les enfoncent çà et là dans le corps du patient, particulièrement dans la région des côtes. De larges trous, par où le sang s'échappe à flots, marquent sur la chair de la victime les traces de cette affreuse torture. Louis, cependant, invoquait le saint nom de Jésus.

Comme il refusait d'apostasier, le grand mandarin rend contre lui une sentence de mort. La sentence était rédigée en ces termes : « So, rebelle et désobéissant, sera décapité, après » qu'il aura subi divers supplices.» - Comme s'il pouvaiten subir de nouveaux, après tous ceux dont on l'avait accablé!

On attache donc le condamné sur une espèce de chaise portative, avec des liens qui enchaînent tous ses mouvements; sa tête même est assujettie par les cheveux aux barreaux du dossier, et Beaulieu est ainsi trainé au lieu ordinaire des exécutions capitales.

Voyez-vous notre ami, notre frère? Quel pitoyable état!

Tout son corps n'est qu'une plaie. « A planta pedis usque » ad verticem capitis, non est ineo sanitas {*). » Son sang

(*) is., i, 6.

ruisselle de toutes parts; il ne respire plus qu'avec peine, languissamment et par intervalles.

Le cortège arrive sur une grande plage de sable, à dix minutes du fleuve qui baigne la capitale du royaume. Là, une multitude innombrable se trouvait déjà rassemblée. Un grand mât, surmonté d'un drapeau blanc, indiquait le milieu de l'arène fatale. L'estrade des mandarins était dressée à une des extrémités. Quatre ou cinq cents soldats formaient la haie. Notre héroïque Louis est déposé au pied du grand mât, et voilà qu'après avoir dénoué ses liens, on le dépouille de ses derniers vêtements ; on asperge d'eau sa figure et sa tête, et on les saupoudre en même temps d'une chaux vive, qui brûle et dévore les chairs. On lui transperce les oreilles, de haut en bas, avec un roseau, qu'on laisse planté dans la blessure. Puis, ses bras étant enchaînés derrière le dos, on glisse une longue pièce de bois sous chaque aisselle.

deux soldats en prennent les extrémités, l'un par devant, l'autre par derrière, et soulevant ainsi jusqu'à la hauteur de leurs épaules le corps nu et sanglant du martyr, ils se mettent à le promener autour de l'arène, sous les yeux et les cris de la populace, entre deux troupes de satellites, qui blasphèment et qui hurlent. Huit fois, l'horrible procession fait le tour de l'enceinte, mais en décrivant une spirale, qui, chaque fois, se rétrécit davantage, en sorte qu'au huitième tour, le martyr se retrouve au pied du mât central. Là, six bourreaux attendent, armés d'énormes couteaux. Les soldats se déchargent de la victime, en la jetant sur le sol. On lui fait prendre l'attitude d'un homme agenouillé, avec la tête penchée en avant, pour recevoir la mort. 0 mon Louis!

voici l'heure de tes désirs!. Qui sait, si dans ce moment suprême, tu n'offris pas ta vie pour quelqu'un de ceux qui m'entendent ?

Au signal donné, les six bourreaux poussent des cris sauvages, et forment une ronde infernale autour du martyr.

Chacun en passant brandit son arme et frappe. Le premier passe etfrappe. le deuxième passe et frappe. le troisième

passe et frappe. et, quoique labourée par trois affreuses blessures, la tête reste encore attachée au tronc. A son tour, le quatrième bourreau arrive, mesure son coup et frappe. 0 Dieu! je vois la tète de mon fils, qui roule sanglante sur le sable ! J'entends les rugissements de l'enfer vaincu et humilié, qui rentre dans ses abîmes! J'entends les applaudissements de l'armée des cieux, et les cieux qui s'écrient : « 0 Louis ! tu as vaillamment combattu le bon » combat; viens recevoir ta récompense etentre dans la joie.

» de ton Dieu : Intra in gaudium Domini tui!. (,,) » Tel fut le combat de Bernard-Louis Beaulieu; c'est ainsi qu'il acheva de mériter le glorieux titre de bon soldat de Jésus-Christ : Bonus miles Ohristi.

Et maintenant, Messieurs, que voulez-vous que j'ajoute?

Les restes de Louis Beaulieu, pieusement recueillis par les chrétiens, dorment ensevelis dans une montagne de la Corée.

Oh ! que la rosée et les bénédictions du ciel tombent à jamais sur cette montagne lointaine, où repose notre frère !. Puisse-t-elle un jour nous rendre le dépôt qui lui fut confié !. Puisse cette héroïque poussière, qui aima Dieu jusqu'à la mort, et qui probablement, dès ce monde même, tressaillit, parmi les supplices, à la vue de JésusChrist, Fils du Dieu vivant, puisse cette poussière chérie être placée un jour sur l'autel de cette église de Langon !.

Puissions-nous la revoir de nos yeux, avant que nos yeux se ferment à la lumière du jour !. Puissions-nous être autorisés, par décision du Siège apostolique, à lui offrir publiquement l'hommage de notre vénération !

En attendant, le sang de notre martyr ne cessera de crier. Vox sanguinis clamat (**). Et que crie-t-il?

Il crie au Ciel : Miséricorde ! pour les bourreaux qui l'ont versé, demandant à Dieu que la Corée abjure enfin ses iljles et se convertisse à Jésus-Christ.

(*) Matth.,[xxv, 21.

r') Gen., iv, 16.

Il crie à l'Église : Courage!. Et jusque sur les hauteurs du Vatican, au milieu des tempêtes qui l'environnent, Pie IX l'a entendu, et Pie IX lui a répondu par des paroles émues, que les échos de la chrétienté ont répétées (*).

Il crie à la France : qu'elle se souvienne de sa vocation providentielle !. <. 0 France! lui dit-il, c'est à toi qu'au » moment de mourir sur le chemin d'Ostie, le grand Apôtre » jeta son glaive, à travers l'espace, pour t'en faire l'héri» tière. le glaive du prosélytisme catholique. le glaive » des sublimes dévouements. 0 France ! avec le pommeau » de ton épée, fais tomber les barrières, qui empêchent » l'Évangile de pénétrer chez tant de peuples de l'Orient, » et, du même coup, renverse pour jamais les supplices qui » ont immolé un si grand nombre de tes fils ! »

Il crie, ce sang, à la ville de Langon, à vous, les parents de notre martyr; à vous ses amis, à vous ses concitoyens; il vous crie que Louis vous aime encore et qu'il est désormais votre protecteur dans le ciel.

A nous tous, qui que cous soyons, ce sang nous crie d'aimer Jésus-Christ, de songer à notre éternité, de réformer notre vie, pour que notre mort soit sainte.

0 Louis! ô frère! ô ami! ô martyr! ô bon soldat de Jésus-Christ! Prie pour nous! Puissions-nous te rejoindre un jour dans les splendeurs du paradis!

Et vous, Seigneur, père des miséricordes, vous à qui revient toute la gloire des martyrs, laissez-moi vous adresser, en finissant, les paroles, mêlées de larmes, que vous adressait jadis un de vos serviteurs, après la mort d'un disciple, qu'il avait aimé comme un fils : « Jam non » ponit aurem ad os mcum, sed spirituelle os ad fontem » tuum, et bibit, quantum potest, sapientiam pro aviditate » sua, sine finè felix. Nec sic eum arbitror inebriari ex » eâ, ut obliviscatur meî, cùm tu, Domine, quem potat

(*) Allocution du jour de Noël 1866. (Voir le journal le Monde, 1er janvier 1867.)

» ille,nostrîsis memor. Ce cher enfant n'approche plus » son oreille de ma bouche, pour en recevoir les leçons, » mais il approche sa bouche spirituelle de la source de » votre sagesse, et il s'y désaltère à loisir, dans un bon» heur sans fin. Je ne croIs pas pourtant qu'il s'enivre » là jusqu'à m'oublier, puisque vous, ô Seigneur 1 dont il » boit les délices, vous ne m'oubliez pas ! (*) » A. M. D. G. AMEN!

(M? Zbls). Note du discours précédent, concernant le patriotisme langonnais. C'est un poète, l'abbé Manceau, qui, racontant en vers un voyage à son pays, La Réole, s'exprime ainsi : Mais qu'est-ce?. Le bateau s'arrête!

Sommes-nous au port ? — Hélas ! non.

C'est la ville de grand renom.

C'est Langon, ville peu proprette, Mais en revanche assez coquette !.

Qu'ai-je dit?. mille fois pardon !.

Je lui devais un autre nom.

Là, se conserve encor, dit-on, Le vieil amour patriotique, Qui s'éteint partout aujourd'hui.

Tout près de son église antique.

Je vois, accoudé, c'est bien lui, Le fameux touriste, celui Qui m'enseigna la rhétorique.

Il vit Stamboul, Smyrne, Ispahan, Il vit le Jourdain, le Liban; Du Gange il visita la source ; Mais après cette longue course, Il s'ennuya d'être Persan ; Il voulut revoir sa Garonne, Et ses amis, qui l'aimaient tant !

Avec eux, désormais, content, Il suit le flot tombant, montant, Sans saluer ici personne.

(Glaneur de Mussonville, recueil poétique, imprimé en 1850.) Il s'agit de l'abbé Vidal, dont il a été question au premier chapitre de ce livre.

(*) D. Aug. Conf., lib. IX, c. III.

(NOTE 3)

Noms des missionnaires bordelais.

BERNON (André), né en 1818, à Saint-Germain d'Esteuil; ordonné à Paris, en 1849 ; appartient, depuis cette époque, à la Mission du Kouang-Tong.

LAMBERT (Père), de la Société des Maristes ; né à Queyrac, en 1825 ; ordonné en 1850, et parti pour la Nouvelle-Calédonie, où il a évangélisé les Canaques. Il a fait, en 1892, un voyage et un court séjour en France.

GUÉRIN (Antoine), né à Libourne, en 1812; prêtre en 1839; missionnaire au Su-Tchuen, depuis l'année 1841; mort au collège de Mou-Pin, le 29 mai 1852.

Mgr FAURIE (Louis-Simon), né à Monségur, en 1824; ordonné à Paris, le 21 décembre 1850; parti, la même année, pour la Mission du Kouy-Tcheou; nommé, en 1860, vicaire apostolique, avec le titre d'évêque d'Apollonie; mort, le 21 juin 1871, à Kouy-Fou (Su-Tchuen), au retour du Concile du Vatican. Sa Vie, très intéressante, a été écrite par notre compatriote, M. l'abbé Castaing, aujourd'hui aumônier de l'hôpital Saint-Martin, à Paris. (Un vol. in-8o; V. Lecoffre, 1884.) ROUSSEILLE (Jean-Joseph), né à Bordeaux, paroisse SaintLouis, en 1832; ordonné à Paris, en 1856; envoyé d'abord à la Procure de Hong-Kong; puis rappelé en France, en 1860, et attaché à la direction du Séminaire des Missions Étrangères ; est actuellement en Chine, supérieur de l'établissement dit de Nazareth.

ALIBERT (Jean), né à Paris, en 1836; élevé, jusqu'en seconde, au Petit Séminaire de Bordeaux; ordonné à Paris, en 1859; est mort, le 8 février 1867, dans la Mission du Kouang- Tong.

BARREAU (Jean), né à Libourne, en 1825; ordonné à Paris, en 1856; massacré au Cambodge, le 9 janvier 1867.

DAUGARON (Gabriel), né à Berson, en 1836; ordonné à Paris, en 1859; a été attaché, pendant vingt ans, à la Mission de Tranquebar (Hindoustan). Rentré en France, pour raison de santé, il a accepté le poste de curé de Comps (Gironde), en 1881.

BEAULIEU (Bernard-Louis).

LARGETEAU (Antoine-Anatole), né à Bayas, en 1838; ordonné à Paris, en 1865; parti pour le Kouy-Tcheou, où il travaille depuis 1866.

JOIRET (Henri), né à Langon, en 1843; ordonné à Paris, en 1868; et attaché à la Mission de Pondichéry, -pendant douze ans ; est aussi rentré en France, pour raison de santé. Il est occupé à la Procure de Marseille.

BOURIAU (Emmanuel-Ferdinand), né à Bordeaux, en 1844; s'engagea, comme zouave pontifical, en 1861. Ordonné à - Paris, en 1868, et destiné à la Mission du Kouy-Tcheou, il passa dans celle du Japon, puis revint en France, en 1871, et entra dans le ministère paroissial. Il a été vicaire à Pauillac (Gironde) ; curé à Cubnezais, et exerce maintenant dans le diocèse de Versailles.

ROUSSEKEAU (Jean-Eugène), né à Gérons, en 1844; ordonné en 1869; envoyé en Malaisie; rentre en France, en 1877, atteint d'une maladie de poitrine ; et meurt, à Monaco, le 2 mai 1878.

DÉJEAN (Léonard-Louis), né à Bordeaux, en 1846 ; ordonné à, Paris, en 18G9; missionnaire, depuis lors, au Thibet.

DUCOT (Xavier-Georges), Oblat de Marie-Immaculée ; né à Bordeaux (Saint-Paul), en 1849; ordonné à Paris, en 1873; mission- naire dans l'Amérique du Nord, au Mackenzie et au Canada.

GUYON (Pierre-Arthur), de la Société des Pères du SaintEsprit et du Saint-Cœur de Marie; né à Saint-Médard de Guizières, en 1848; ordonné à Paris, en 1876 ; a été missionnaire en Afrique; est rentré en France, malade, en 1892; est maintenant curé de Flaujagues (Gironde).

TEMPLIER (Abel), né à Queyrac, en 1865; ordonné, en 1890, chez les Pères Blancs, à Jérusalem (Maison Sainte-Anne).

CASTANET (Ferdinand-Pierre), né à Bordeaux (Saint-Seurin), en 1867; ordonné à Paris, en 1891; et parti pour le SuTchuen méridional.

CALUREAU (Emile-François), né à Bordeaux (Notre-Dame), en 1865; ordonné à Paris, en 1892; parti pour le Su-Tchuen occidental.

BAYLE (Paul-Louis-Armand), né à Gujan, en 1867; ordonné à Paris, en 1892; parti pour le Tonkin méridional.

DELMONT (M.), mentionné ailleurs comme missionnaire, fait partie du clergé paroissial, en Algérie.

(NOTE 4)

NOS DEUX LOUIS : Notre Evêque et notre Martyr (M" Faurie et Louis Beaulieu) (1870)

< Comme si la sauvrr ine intillgence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement. » (BOSSUET. Orait. fun.

de Marit-Thirite. — Distribution des prix d'août 1870.) 1 Il touchait aux confins de son adolescence; Il voyait s'envoler ses rêves d'innocence, Et déjà, séduisant, le monde et son vain bruit De son cœur vierge encor troublait le doux silence, Et dans son âme il faisait nuit.

En vain, du firmament interrogeant la voûte, A tous les horizons il demandait sa route, Provoquait les conseils de son sage Mentor; Nulle part, dans le ciel, pour dissiper son doute, N'apparaissait le rayon d'or.

Et pourtant, ô mon Dieu, dans ta pieuse enceinte, Pour connaitre au plus tôt ta vocation sainte, Il venait humblement te prier tous les jours.

Mais tu mêlais pour lui le miel avec l'absinthe, Et ta voix se taisait toujours !

« Que voulez-vous de moi ? Dois-je, en ce monde infâme, » Dieu de mes premiers ans, aventurer mon âme?

» Expliquez-moi mes goùts et mes vagues désirs : » Car, tantôt, un instinct me domine, et réclame, » Pour seul but, richesse et plaisirs; Il Et tantôt, attiré vers votre sanctuaire, » Mon cœur veut être à vous et s'exhale en prière, » Saintement affamé d'un amour immortel; » Et je voudrais, alors, passer ma vie entière, » Prosterné devant votre autel I.

» Parfois, aussi, je sens des ardeurs inquiètes ; » Les périlleux combats me paraissent des fêtes.

» Il me semble qu'alors, volant au premier rang, » Sans regret, sans orgueil, pour des causes honnêtes, » Joyeux, je verserais mon sang. »

II

Or, un jour, qu'il rêvait cet avenir de gloire, Et de grands coups d'épée, et de cris de victoire, Dans un de ces sommeils où l'âme seule vit, Un souvenir lointain surgit dans sa mémoire, Et, soudain, la clarté se fit.

L'Apôtre à qui le ciel fit revoir sa patrie, Qui nous rendit si cher le nom d'Apollonie (Oh 1 mystère touchant ! accord voulu de Dieu 1), Alors qu'on l'appelait encor Louis Faurie, Avait connu Louis Beaulieu.

Il avait l'âge heureux où l'avenir rayonne ; Des lévites au front il portait la couronne ; D'une franche amitié resserrant le lien, Il vint s'asseoir un jour, aux bords de la Garonne, Près d'un foyer, frère du sien.

Il parlait d'âmes-sœurs, de chrétientés nouvelles, De prêtres dévoués, de races infidèles, Des terres, qu'il fallait au vrai Dieu conquérir.

« Que n'ai-je, disait-il, oh 1 que n'ai-je des ailes, » Pour aller y vivre, y mourir !.

o Que ne puis-je voler et traverser les ondes, Il Pour aller dissiper les ténèbres profondes » Où tant de malheureux gémissent abattus !

» Que ne puis-je, ô mon Christ, vous donnant mille mondes, » Y faire germer vos vertus 1.

» Il faut braver la mort et combattre sans armes !

» Pour votre serviteur cette vie a des charmes.

» Bénissez-moi, Seigneur, et laissez-moi partir !

» Acceptez, acceptez mes sueurs et mes larmes, » Dussé-je être évêque et martyr !. »

Ces mots, accompagnés d'un aimable sourire, De son âme attestaient l'ineffable délire.

Soif œil brillait, et tous écoutaient, éblouis.

Et puis il se taisait, et, sans voir qu'on l'admire, Caressait le jeune Louis.

ni Voilà le souvenir qui, des jours de l'enfance Aux jours déjà troublés de son adolescence, Revenait, tout à coup, comme un rayon du ciel, Dans un cœur hésitant changer en confiance Le doute importun et cruel.

« Je vois et je comprends! Oui, ma voie est tracée.

» Dans quels sentiers perdus s'égarait ma pensée 1 » S'écria-t-il. Mon lot est choisi sans retour.

» Mon âme eût vu le monde et s'y serait fixée, » Et j'aurais perdu votre amour !

» Je comprends désormais vers quel champ de bataille » M'emportait, malgré moi, l'ardeur qui me travaille.

» Plaisirs-néant, pour vous je, n'ai que de l'horreur 1 » J'irai, soldat du Christ, sans craindre qu'on me raille, » Guerroyer le mal et l'erreur !

» Saints combats de l'apôtre, après vous je soupire !

» La sainte ambition d'agrandir votre empire » Me dévore, ô Jésus 1 et, sous votre étendard, » Me presse de chercher le bonheur où j'aspire; » Et je viendrai toujours trop tard 1.

» Tout ce que j'ai, mon Dieu, je vous le sacrifie ; » Je garde seulement ma soif inassouvie » D'accroître pour le ciel le nombre des élus.

» A vous mes jours, mes nuits, et mon sang et ma vie.

» Prenez, je ne m'appartiens plus 1 » IV C'est ainsi qu'à ses yeux resplendit la lumière, Et, d'En Haut écoutant sa fervente prière, Dieu daigna l'agréer ainsi qu'un pur encens ; Pour prix de tant d'amour, sur un nouveau calvaire Bientôt il fit couler son sang.

V Vous savez maintenant pourquoi, lorsque je prie J'unis toujours ces fils de la même patrie, Sur la terre un instant rapprochés par mon Dieu : L'Évêque d'outre-mer, notre Louis Faurie, Notre martyr Louis Beaulieu !

(Dite par M. E. BOUDIN, de Mérignac, élève de rhétorique.)

NOTES DU CHAPITRE XX (NOTE 1)

Martyrs de la Société des Missions Étrangère., dont la cauae de béatification est introduite.

Décret du 19 juin 1840 : Groupe du Tonkin et de la Cochinchine.

Les Vénérables serviteurs de Dieu : Pierre DUMOULIN-BOBIE (de Tulle), évêque élu d'Acanthe.

François JACCARD (d'Annecy).

François GAGELIN Joseph MARCHAND

(de Besançon).

J.-Ch. CORNAY (de Poitiers).

Plus deux prêtres indigènes, deux catéchistes et trois simples chrétiens, en tout douze martyrs.

Décret du 9 juillet 1843 : Groupe du Su-Tchuen, du Kouy-Tcheou, de la Cochinchine et du Tonkin occidental.

Les Vénérables serviteurs de Dieu : Jean DUFRAISSE (de Clermont), évêque de Tabraca.

Plus quatorze prêtres indigènes, sept catéchistes et sept chrétiens, en tout vingt-neuf martyrs.

Décret du 24 septembre 1857 : Groupe de la Cochinchine, du Tonkin et du Kouang-Si.

Les Vénérables serviteurs de Dieu Gilles DELAMOTTE (de Coutances).

Augustin SCHOEFFLER (de Nancy).

J.-Louis BONNARD (de Lyon).

Auguste CHAPDELAINE (de Coutances).

Plus un prêtre indigène, un catéchiste, une chrétienne, deux chrétiens et un néophyte, en tout dix martyrs.

(NOTE 2) Composition actuelle de la Mission de Corée.

Vicaire apostolique : M" MUTEL (Gustave-Charles), évêque de Milo en 1890; du diocèse deLangres; né en 1854, parti en 1877.

Pro-vicaire : M. COSTE (Eugène-Jean), de Montpellier; né en 1842, parti en 1868. -

Missionnaires : MM. DOUCET (Camille-Eugène), de Moutiers; né en 1853, parti en 1877.

ROBERT (Achille-Paul), de Besançon; né en 1853, parti en 1877.

LIOUVILLE (Lucien-Nicolas), de Verdun; né en 1855, parti en 1878.

POISNEL (Victor-Louis), de Coutances; né en 1855, parti en 1881.

WILHELM (Joseph-Marie), de Metz ; né en 1860, parti en 1883.

MARAVAL (Joseph), d'Albi ; né en 1860, parti en 1884.

BAUDOUNET (Xavier), de Rodez; né en 1859, parti en 1884.

COUDERC (Vincent), de Rodez; né en 1859, parti en 1884.

LE MERRE (Louis-Bon), de Coutances; né en 1858, parti en 1886.

RAULT (Jean-Louis), de Saint-Brieuc; né en 1860, parti en 1886.

VERMOREL (Joseph), de Lyon; né en 1860, parti en 1887.

OUDOT- (Paul-Jules), de Besançon; né en 1865, parti en 1888.

JOZOT (Jean-Moïse), de Poitiers ; né en 1866, parti en 1888.

LE VIEL (Emile-Constant), de Bayeux; né en 1863, parti en 1888.

CURLIER (Jean-Jules-Léon), de Saint-Claude; né en 1863, parti en 1889.

PASQUIER (Pierre-Joseph), de Lausanne; né en 1866, parti en 1889.

ALIX (Joseph-J.-B.), de Rennes ; né en 1861, parti en 1889.

DUTERTRE (Léon-Pierre), de Séez; né en 1866, parti en 1890.

CHARGEBOEUF (Joseph-Marie), de Saint-Flour ; né en 1867, parti en 1890.

LE GENDRE (Louis-Gabriel), de Coutances; né en 1866, parti en 1891.

MARTIN (Léon-François), d'Angers ; né en 1866, parti

en 1891.

VILLEMOT (Marie Pierre-Paul), de Langres; né en 1869, parti en 1892.

BOUILLON (Camille), de Tarbes ; né en 1870, parti en .1893.

(NOTE 3)

Prière rythmée Pour demander à Dieu la béatification des Martyrs de la Société des Missions Étrangères ; composée à Paris, un 1887, par M. Delpech, supérieur du Séminaire, et approuvée par S. Em. le CardinalArchevêque.

Jesu, Tuorum Martyrum Remuncrator optime, Quas supplices effundimus, Preces benignus suscipe.

Quibus supernoe gaudia Clemens parasti Patricr, Terrestris adde consona Ecclesioe præconia.

Memento, Salvator pie, Yoci Tuæ quàm strenui Responderint, et sub Tua Vexilla convolaverint.

Hi, patre, matre, et omnibus Pro Te relictis, unicam Haereditatis spem, sibi Tuam reservàrunt Cruceni.

Oves tuas, in finibus Terrae vagantes, ut Tibi Conquirerent, ad ultimum Se devovêre spiritum.

Ad hoc, labores et probra, Et carceres, et vulnera, Fortes tulerunt, et Tuo Dantes triumpho sanguinem.

Quam, pro laboris praemio, Servis Tuis, Jesu bone, Ccelo dedisti, poscimus, Terris revela gloriam.

0 prima Martyrum rosa, Deique mater inclyta, Hoc servulis a Filio Honoris augmen impetra.

I'raesta, Pater piissime, Patrique compar Unice, Cum Spiritu Paraclito Regnans per omne saeculum.

AMEN.

Traduction libre.

Jésus, de tes Martyrs bon rémunérateur, Daigne écouter l'appel de nos voix suppliantes, Et favorablement recevoir en ton cœur Nos prières ferventes.

Du dévoùment suprême ils ont gagné le prix.

Pour leurs hauts faits, dignes des anges,

Ajoute le concert des terrestres louanges Aux chants de ton beau paradis.

Souviens-toi, doux Sauveur, de quel cœur magnanime Ils répondirent à ta voix, Et quel élan, quel vol sublime, Les porta, les soutint, sous ton drapeau, la Croix.

Père, mère, patrie, honneurs, brillant partage,

Ils avaient tout quitté pour toi L'espoir de ton seul héritage Enflammait l'ardeur de leur foi.

Pour chercher tes brebis, au bout du monde errantes, Ils dédaignèrent tout plaisir ; Et le dernier soupir de leurs lèvres mourantes Exprimait encor leur désir.

Ils ont subi labeur, outrage, Et tourments, et captivité ; Et leur sang ruissela, triomphant témoignage, 0 Christ ! à ta divinité !

Ces vaillants serviteurs ont de leur ministère Reçu le salaire promis; Mais, de leur gloire, enfin révélée à la terre, Donne la joie à leurs amis.

Mère du Rédempteur, première fleur éclose Dans ce nouvel Éden, où germent les élus, Du mystique jardin reine et pudique rose, Obtiens à ces vainqueurs un triomphe de plus.

Exauce-nous, Dieu, Père auguste !

Exauce-nous, ô Fils, Verbe de vérité !

Exauce-nous, Esprit, hôte de l'âme juste !

Qui régnez, trois en un, dans votre éternité.

P-G. DEYDOU.

NOTE FINALE

Pendant l'impression de ce livre, M. Captier, nommé au Chapitre V, est devenu Supérieur général de Saint-Sulpice. —

M. Jallat, nommé au même chapitre, est mort au Grand Séminaire de Viviers, Supérieur honoraire. — Une insurrection survenue en Corée a été apaisée, sans retour à la persé-

cution.

TABLE DES MATIÈRES

PAGES

PRÉFACE. v LETTRE DE S. EM. LE CARDINAL LECOT. IX LETTRE DE S. GR. Mgr L'ÉVÊQUE D'AGEN. xi

CHAPITRE lor. Langon. Première enfance (18401849). 1 CHAPITRE II. Entrée au Petit Séminaire. Premières espérances (1849-1852). 21 CHAPITRE m. Crise et lutte. Travail de Dieu. Victoire définitive. Vocation sacerdo-

tale et apostolique (1852-1857). 45 CHAPITRE IV. Grand Séminaire. Epreuves (1857 et suiv.). 71 CHAPITRE V. Grand Séminaire (suite). Etudes ecclésiastiques. Incidents politicoreligieux. Vacances. Progrès dans la vertu (1857 et suiv.). 101 CHAPITRE VI. Grand Séminaire (suite). Démarches infructueuses. Voyage aux Pyrénées (1860-1861). 123 CHAPITRE VII. Grand Séminaire (suite et fin).

Espoirs et déceptions (1861-1862). 157 CHAPITRE VIII. Professorat. Epreuve suprême. Délivrance (1862-1863) 175 CHAPITRE IX. Séminaire des Missions Étrangères.

Les bois de Meudon. Correspondance. Salle des Martyrs (18631864) 199

-PAGES CHAPITRE X. Progrès de l'homme intérieur. Conseils spirituels. Apostolat familial (1863-1864) 233 CHAPITRE XI. Ordination. Cérémonie des adieux.

Départ 118(4). 261 CHAPITRE XII. Journal de voyage : Marseille. Rencontre inattendue. Notre-Dame de la Garde. Méditerranée. 29a CHAPITRE XIII. Journal de voyage (suite) : Alexandrie. Le Caire. L'arbre de la Sainte Famille. Mer Rouge. Aden. Ceylan - 317 CHAPITRE XIV. Singapore. Saigon. Hong-Kong.

Shang-Haï. Mandchourie. 361 CHAPITRE XV. Hiver 1864-05. Une chrétienté chinoise. Topographie et climat du Leao-Tong. Départ de Mandchourie. Contre-temps. Entrée en Corée. 381 CHAPITRE XVI. La Corée. Description du pays..

Coup d'œil sur l'histoire de l'Église coréenne. Etat des choses en 18G4-6:.i 407 CHAPITRE XVII. Beaulieu en Corée. Étude de la langue. Craintes et espérances. Persécution. Martyre. Sépulture (18651866) 427 CHAPITRE XVIII. Impression produite en Europe PEY la mort des martyrs de Corée.

Cérémonies commémoratives de leur supplice. Hommages à la mémoire de Beaulieu. 457 CHAPITRE XIX. Hommagesàlamémoire de Beaulieu : (suite). 25e anniversaire de son martyre. Monument de Mussonville. Faveurs obtenues. 507 CHAPITRE XX. Histoire résumée de l'Église coréenne depuis la persécution de 1866. 545

Table des Notes et Pieces Justificatives

PAGES NOTES DU CHAPITRE PREMIER : (1) Communes et paroisses du canton de Langon.. 561 (2) Noms anciens de Langon et de Saint-Macaire. ibid.

(3) Ausone et saint Paulin. Plainte d'Ausone. 563 (4) Villa de saint Paulin. 564 (5) Consécration de l'église de Langon, au v siècle. ibid.

(6) Notre-Dame de Verdelais et les anciens seigneurs de Langon. 566 (7) Anciens couvents de Langon : Les Carmes. ibid.

(8) Prieuré Bénédictin. 567 (9) Les Capucins. ibid.

(10) Les Ursulines. La Chapelle du château. L'Hospice. , ibid.

(11) Prêtres langonnais avant la Révolution.,. 568 (12) Prêtres langonnais depuis la Révolution. 569 13) l Curés de Langon depuis l'an 1620. 574 13) 1 Vicaires de 1830 à 1866. 576 (14) Extraits des registres paroissiaux de l'église de Langon, concernant L. Beaulieu et sa famille. 577 NOTE DU CHAPITRE II : Le Scorpion et la Salamandre.,. 578 NOTE DU CHAPITRE VII : Proches de L. Beaulieu, vivant en 1891. ibid.

NOTE DU CHAPITRE VIII : Souvenir d'une séparation (Poésie) 579 NOTE DU CHAPITRE IX : La Congrégation des Missions Étrangères (Histoire et Statistique) 580 NOTE DU CHAPITRE XI : Chant du Départ (Dallet et Gounod). 582 NOTE DU CHAPITRE XVII : Procès-verbal du martyre de L. Beaulieu 584

NOTES DU CHAPITRE XVIII : PAGES (1) Panégyrique de L. Beaulieu, prononcé au Petit Séminaire de Bordeaux, le 8 mars 1867 586 (2) Panégyrique, prononcé dans l'église de Langon, le 2 mai 1807, par M. Laprie. 603 (2 bis) Le Patriotisme langonnais (Vers de l'abbé lanceau) ., 631 (3) Noms des Missionnaires bordelais. 632 (4) Nos deux Louis, poésie lue en 1870. 634 NOTES DU CHAPITRE XX (1) Martyrs de la Société des Missions Étrangères

dont la cause de Béatification est introduite.. 637 (2) Composition actuelle de la Mission de Corée. 637 (3) Prière rythmée, pour obtenir de Dieu la béatification des martyrs (M. Delpech), et traduction en vers libres. 639 NOTE FI'<ALE. 641

TABLE DES ILLUSTRATIONS

PAGES Portrait de L. Beaulieu, à son départ de Bordeaux, gravé parBouchereau (1894). i Vue intérieure de l'ancienne église de Langon, où Beaulieu fut baptisé, dessinée par M. de Fonrémis. 20 Vue de Langon, en 18G3 et depuis (par le même). 125 Martyre de Beaulieu, reproduction du tableau de Pilliard (par le même). 456 Monument de Mussonville (par le même). 544

Bernard-Louis Beaulieu, prêtre de la Société des missions étrangères, mort pour la foi en Corée le 8 mars 1866 : vie et correspondances (2e édition, revue et augmentée) / par l'abbé P.-G. Deydou,... (2024)
Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Lidia Grady

Last Updated:

Views: 5635

Rating: 4.4 / 5 (45 voted)

Reviews: 92% of readers found this page helpful

Author information

Name: Lidia Grady

Birthday: 1992-01-22

Address: Suite 493 356 Dale Fall, New Wanda, RI 52485

Phone: +29914464387516

Job: Customer Engineer

Hobby: Cryptography, Writing, Dowsing, Stand-up comedy, Calligraphy, Web surfing, Ghost hunting

Introduction: My name is Lidia Grady, I am a thankful, fine, glamorous, lucky, lively, pleasant, shiny person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.